Dans l’interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, Laura Jaymangal, qui a dirigé Transparency Mauritius avec passion et dynamisme durant ces dernières années, affirme que Maurice « a régressé progressivement sur l’indice de perception de la corruption durant ces dix dernières années ». Elle déplore que Maurice ne soit plus désormais l’exemple qu’elle a été pendant de nombreuses années au niveau de la région. Mais elle se réjouit que le programme gouvernemental vienne avec des lois réclamées depuis maintenant plus d’une décennie, citant la Freedom of Information Act et le financement des partis politiques. La seule chose qui manque, à son avis, est la Protection of Whistleblowers, « qui aurait dû être là aussi ».
Dans le dernier rapport de Transparency Mauritius, Maurice est classée à la 56e place avec 51 points. Ce qui veut dire que nous sommes restés en place. Or, tous ceux qui n’avancent pas reculent…
Nous avons perdu une position, puisque nous sommes passés de la 55e à la 56e place. Mais nous avons gardé le même score de l’année dernière, soit 51 points. Ce n’est pas très facile, mais nous n’avançons pas. Donc, nous reculons. Le déclin était vraiment constant depuis 2012. C’était la dernière fois que nous avions enregistré un score de plus de 57 points. C’est le plus haut score jamais réalisé par Maurice. Entre 2012 et 2025, nous sommes à 51 points. Nous avons régressé progressivement tous les ans. Nous perdons beaucoup de points sur les indices en général.
Et pourtant, quand nous avions commencé en 2012, nous n’avions que quatre indices pour Maurice. Désormais, nous avons au moins 13 indices en tout et l’année dernière, le pays a été évalué dans au moins sept indices. Dans la plupart, nous avons régressé.
Nous nous sommes toujours flattés d’être le numéro un sur l’indice Mo Ibrahim qui mesure la gouvernance. Nous sommes tombés à la deuxième place l’année dernière. Au final, nous voyons qu’il n’y a pas eu de volonté politique durant ces dix dernières années pour empêcher cette régression.
Pourtant, lorsque l’ancien gouvernement avait pris le pouvoir il y a dix ans, il était question de mettre en place un ministère de la Bonne Gouvernance. Nous voulions atteindre 60 points à l’indice de TI. Nous parlions même de l’adoption d’une Freedom of Information Act. Par la suite, il n’y a eu l’effort nécessaire. Au contraire, nous avons vu que des ministres ont été forcés de démissionner. Le ministre de la Bonne Gouvernance n’a rien fait de bon. L’ICAC a montré ses limites. De plus, il n’y a jamais eu de Freedom of Information Act. Tout cela a fait que depuis dix ans, nous déclinons.
Pendant ce temps, nous voyons d’autres pays dans la région progresser. Les Seychelles figurent dans le top 20 de Transparency International avec 72 points. C’est extraordinaire ! Ce pays est le numéro un en Afrique. Le Cap-Vert, qui est un petit État insulaire de l’autre côté du continent, réalise près de 70 points. Le Botswana et le Rwanda font mieux que nous. Nous sommes à la cinquième place et nous n’avançons pas.
Quels sont ces indices qui concernent le plus Maurice ?
Nous avons plusieurs indices dont l’African CPI, le Varieties of Democracy Index (V-Dem), le Bertelsmann Transformation Index, l’Economic Forum Index, I’Economic Intelligence Unit, le Mo Ibrahim Index pour ne citer que cela. Dans tous ces indices, soit nous stagnons, soit nous régressons, sauf dans celui de Bertelsmann où nous avons été crédités d’un tout petit point en plus. Ces indices regardent notre situation économique, notre état démocratique, notre système de gouvernance. Ils tiennent en considération la perception de la population.
Malheureusement, dans tous ces domaines, nous piétinons. Les points sont bas. Le sondage d’Afrobarometer de l’année dernière est particulièrement inquiétant. Auriez-vous imaginé que plus de 60% de la population trouve que Maurice n’est plus un pays démocratique ? C’est grave !
Maurice qui se projette comme la meilleure démocratie en Afrique n’est pas vraiment un exemple en ce moment. C’est dommage parce que nous sommes une jeune démocratie !
Voulez-vous dire que nous avons beaucoup de progrès à faire ?
C’est vrai. Nous avons beaucoup d’améliorations à apporter. Nous pouvons nous dire que nous sommes toujours en train de construire cette démocratie. Nous aurions pu quand même dire que même si nous n’arrivons pas à 60 points, nous sommes en train de nous améliorer tous les ans un petit peu. Eh bien, non. Nous constatons une régression à tous les niveaux. Nous nous demandons ce que ça va donner dans les deux-trois ans à venir aussi.
Vous faites beaucoup de formations au niveau de Transparency Mauritius, n’est-ce pas ?
Nous avons beaucoup de formations. Nous aurions pu faire mieux. Nous avons un personnel limité. Aujourd’hui, nous sommes à quatre et normalement nous sommes à sept. Ils ne sont pas tous permanents. Certains sont là pour un projet spécifique. Nous consacrons quand même beaucoup de notre temps à la formation à travers des “advocacies” dans les écoles. Nous commençons avec les enfants depuis le primaire. À la fin de l’année 2023, nous avions touché plusieurs jeunes dans l’île.
Nous travaillons également avec les étudiants au niveau de l’université. Nous organisons des ateliers de travail sur des sujets comme le système électoral, sur la Constitution, sur les minorités dans la démocratie, sur la place des femmes dans la société et sur le rôle des jeunes. Nous avons constaté que ce sont des informations de base que les jeunes ne disposent pas même s’ils sont des étudiants à l’université qui sont sur le point d’entrer sur le marché du travail. Nous travaillons beaucoup avec les personnes âgées rencontrées dans les centres sociaux. Nous faisons en quelque sorte le tour de l’île. Nous travaillons également avec le gouvernement bien que cela ait été un peu plus dur ces dernières années. Nous apportons notre coopération à la Financial Crimes Commission et l’Independent Commission Against Corruption auparavant.
Nous avons fait une proposition concernant la protection des lanceurs d’alerte. Nous voulons élargir notre impact, et ne pas se limiter à la lutte contre la corruption.
Vous avez donc un éventail très large d’activités…
Nous ne pouvons pas combattre la corruption en se limitant à la corruption. Cela ne marche pas. D’ailleurs, la corruption n’est pas quelque chose de visible. Ça constitue un délit secret. Donc, il faut travailler sur tous les mécanismes qui l’entourent, notamment la démocratie, la gouvernance, la transparence. Il ne faut pas oublier qu’il y a une législation contre la corruption, voire une organisation pour lutter contre la corruption. Malgré cela, nous voyons que la corruption continue.
Si les pays scandinaves sont au top 5 de l’indice de perception de la corruption, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de cas de corruption. Il y a des délits de corruption en Norvège, au Danemark, mais ils disposent de mécanismes stables. Les institutions marchent et fonctionnent pour contrecarrer les cas qui se présentent ou, s’il y a un cas, pour investiguer et faire justice. Et c’est ce qui nous manque ici.
L’indice de perception de la corruption ne va pas venir dire qu’il n’y a pas de corruption dans un pays ou qu’il y a beaucoup de cas de corruption. Ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il va venir voir quels sont les mécanismes mis en place, quelle est la volonté politique, quel est le ressentiment de la population. Est-ce que la population trouve que le gouvernement fait du bon travail pour combattre la corruption ? Tout ça est évalué afin de donner le score de l’indice de perception de la corruption.
Quelle est la source du problème à Maurice ?
Pour Maurice. Il y a différents maux. Je dirais en premier lieu que la démocratie elle-même a été fragilisée ces dernières années. La démocratie ne se résume pas à avoir des élections générales. C’est un des éléments pris en considération. C’est important qu’il y ait des élections transparentes, claires, mais ce n’est pas suffisant.
Pour que la démocratie fonctionne, il faut qu’il y ait la liberté d’expression, la liberté des médias. Nous avons vu qu’il y avait pas mal de restrictions dans ces domaines durant les années précédentes, notamment au niveau des médias qui jouent un rôle très important dans la démocratie. La démocratie, c’est aussi un peuple qui est informé. Il y a un manque d’éducation civique au niveau des écoles. Les jeunes ne sont pas au courant de beaucoup de choses. Ils pensent que le système est normal.
À Maurice, une de premières formes de corruption est le népotisme. La plupart de temps, les jeunes diront : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est que le système est comme ça. » Donc, il faut déconstruire le système de pensée chez l’enfant, chez le jeune mais aussi avec les adultes. Il faut montrer qu’il y a un système différent, que la méritocratie est possible et que si on fait des efforts, on est récompensé.
Donc, il y a un travail systématique à faire pour promouvoir la démocratie elle-même. Ensuite, il y a toute la question d’éthique et d’intégrité qui doit être mise de l’avant pour contre carrer la culture de la corruption. Il faut que tout le monde comprenne que nous sommes régis par la même loi. Cette culture de corruption et de népotisme doit cesser. Ce qui rend notre travail difficile, c’est cette façon de la population de dire que nous pouvons pas mieux faire ou que les choses ne changeront pas. C’est cette idéologie qu’il faut changer.
Heureusement que depuis les dernières élections, nous commençons à voir un chargement d’attitude chez bon nombre de Mauriciens ! Ils sont aujourd’hui un peu plus intéressés par ces sujets. Ils veulent connaître. Ils veulent représenter leur pays. Ce changement arrive. C’est lent.
Peut-être que les gens sont plus attentifs à la politique…
Comment ne pas l’être ? La politique est dans toutes les institutions. La politique, par définition, touche tous les domaines de la société. Mais ce qu’il nous faut, c’est une politique claire et transparente. Lorsque nous demandons de réguler les partis politiques, ce n’est pas parce que nous voulons absolument les contrôler. Nous voulons qu’ils opèrent sur des bases claires, transparentes et qu’ils soient redevables. Comment voulez-vous qu’ils opèrent de façon transparente lorsqu’ils sont élus et occupent des postes de responsabilité si au sein de leurs propres partis ils opèrent dans l’opacité ?
Ce qui nous amène à parler du financement des partis politiques…
La première chose que nous demandons aux partis politiques est d’opérer comme une entité légale. Il s’agit d’avoir des partis politiques qui soient légalement reconnus en dehors des élections. Ils peuvent recevoir des dons ou pas. Nous ne savons pas. Ils sont censés obtenir une contribution des membres, mais le problème est que les partis n’ont pas d’existence légale hors des élections. Or, ils devraient pouvoir avoir des comptes audités de manière à savoir qui sont ceux qui leur donnent de l’argent. Nous savons que les élections coûtent cher et les partis reçoivent des dons à travers le monde. Toutefois, comment s’assurer que cet argent ne provient pas de sources illicites ?
C’est notre principale appréhension. Il est également important de savoir si les donateurs ou les entreprises qui apportent une contribution financière ne solliciteront pas par la suite des avantages et ne feront pas en sorte que le gouvernement et les élus leur soient redevables. Nous ne pouvons pas prendre le risque concernant le blanchiment d’argent, que ce soit par les Mauriciens ou des étrangers à Maurice. D’où l’importance d’une législation sur le financement des partis politiques. Il faut que les partis politiques soient redevables envers la population.
Le programme gouvernemental annonce non seulement la réforme électorale, mais aussi une loi sur le financement des postes politiques. Qu’est-ce que vous proposez au niveau de Transparency ?
Déjà, le programme électoral est vraiment ambitieux. Nous apprécions et je l’ai dit plusieurs fois. Je le redis parce que j’apprécie le fait que le thème principal de ce programme soit la démocratie et la gouvernance. Nous n’avons pas vu ça depuis un bon moment. Nous voyons déjà que l’ambition du gouvernement, c’est vraiment la réforme institutionnelle, la consolidation de la démocratie. La plus grosse faute du gouvernement précédent a été qu’il n’a rien fait pour consolider la démocratie.
La deuxième chose que nous apprécions est que le programme gouvernemental vient avec des lois que nous réclamons depuis maintenant plus de dix ans, notamment la Freedom of Information Act et sur le financement des partis politiques. La seule chose que je n’ai pas vue, c’est une loi sur la protection des lanceurs d’alerte.
Nous avions travaillé avec le MSM par rapport à cela. Nous avions même fait une proposition de loi. Nous leur avions donné littéralement une loi. On nous avait dit à l’époque que cette question avait été incluse dans la FCC Act. Mais la FCC Act ne vient pas protéger le lanceur d’alerte. Il y a une certaine protection des fonctionnaires qui communiquent une information, mais pas la protection des lanceurs d’alerte, ce qui est extrêmement nécessaire pour le combat contre la corruption.
Il s’agit maintenant de savoir si la Freedom of Information Act sera mise en œuvre et comment ils le feront. Nous espérons qu’ils n’attendent pas la fin du mandat pour le faire. De plus, est-ce qu’il y aura des discussions avec la société civile et avec les experts sur ces sujets ? Est-ce qu’il y aura un Peer Learning avec les pays de la région ? Et la mise en œuvre de la loi ? Espérons également que la Freedom of Information Act ne soit pas assortie d’une série d’exceptions et que ce ne soit pas une législation pour faire plaisir à la population seulement. Cette législation doit être un outil pour permettre aux médias de scruter ce que fait le gouvernement avec l’argent des contribuables.
De la même manière, on verra comment la loi sur le financement des partis politiques sera présentée et mise en œuvre. Encore une fois, on aimerait savoir s’il y aura des consultations avec la société civile ou Transparency Mauritius et d’autres organisations qui réfléchissent sur le sujet.
Vous faites partie des rares jeunes qui sont à la tête des institutions à Maurice alors que beaucoup choisissent de partir…
On va dire que les jeunes sont intéressés par le pays et sont intéressés par la politique, mais ils partent quand même. En fait, nous sommes en train de produire de jeunes diplômés talentueux, mais on se rend compte qu’on ne fait pas de la place pour eux.
C’est très bien que tout le monde ait la possibilité de faire des études supérieures à l’université. Mais est-ce que nous sommes en train de faire de la place sur le marché du travail pour ces jeunes-là ? Il faut investir dans de nouveaux secteurs afin d’encourager ces jeunes à rentrer au pays. Il faut leur donner l’opportunité de construire leurs maisons, d’investir dans le pays et d’être assez rémunérés pour mener une vie décente. Sinon, ils vont partir ailleurs et chercher une autre forme d’indépendance dans un autre système. Il faudrait se demander quelle place faisons-nous pour les jeunes dans le système économique actuel. Il faut les valoriser, il faut leur donner de la place. Non seulement dans la fonction publique, mais aussi dans le secteur privé, dans la société civile. Il y a beaucoup d’initiatives de jeunes en ce moment dans la société civile.
Par ailleurs, il ne faut pas délaisser ceux qui partent non plus. Il faudra voir comment faire pour qu’ils puissent apporter leur contribution là où ils sont. Devrons-nous avoir le droit de vote pour la diaspora mauricienne ? Tout cela mérite réflexion.
Que pensez-vous de l’arrestation de plusieurs personnes, dont celle de l’ex-Premier ministre ?
Déjà, nous avons un système de justice qui nous permet d’arrêter un ancien Premier ministre. Je trouve que ça démontre une certaine force démocratique. C’est-à-dire que personne n’est intouchable. Et que si vous avez commis une faute, justice sera faite. Donc, pour cela, c’est le bon point.
Au niveau de Transparency, ce que nous attendons, ce que nous espérons, c’est que les investigations par la FCC soient faites de façon correcte. Que les enquêteurs aient tous les outils nécessaires. Nous nous attendons non seulement qu’il n’y ait pas d’ingérence politique, mais également que ces arrestations ne soient pas utilisées pour des besoins politiques. Nous sommes heureux que plusieurs membres du gouvernement l’aient souligné. Laissons la justice faire son travail !