Bon, c’est acquis depuis longtemps, et fais d’ailleurs l’objet d’un merveilleux dicton : l’argent ne fait pas le bonheur. Pour autant, s’il ne peut à lui seul satisfaire notre insatiable quête d’éternel insatisfait, et que l’argent ne fait véritablement pas le bonheur, se pourrait-il dès lors qu’il fasse notre malheur ? En fait, la réponse tient indéniablement au contexte, et plus que certainement au point de vue qu’adopte l’observateur, dépendant qu’il soit directeur d’usine ou employé, à la tête d’un conglomérat ou sans emploi, fervent convaincu des vertus du capitalisme ou exclu du système… Ainsi, l’économie moderne, née simultanément avec notre approche industrielle du développement, nous aura permis d’atteindre en un peu plus de deux siècles une qualité de vie inégalée jusque-là. Ce qui, il faut l’admettre, nous confère un énorme confort et, conséquemment, contribue de manière très large à notre idée du bonheur.
Mais une fois contextualisée – et plongée comme il se doit dans la marmite bouillante des enjeux du moment –, la perception peut être bien différente. D’ailleurs, qui pourrait donner un seul exemple d’un fléau contemporain d’origine anthropique qui ne serait lié, de près ou de loin, au capital ? Perte de la biodiversité, éclatement des bulles sociales, guerre, corruption, trafic, changement climatique… avouons que les exemples ne manquent pas. Ce qui semble défier la logique, puisque l’argent, s’il ne fait seul notre bonheur, y contribue quand même largement.
Aussi devrions-nous commencer par nous poser la question de la pertinence de cette croyance au capital comme seul moyen universel de contrecarrer notre inaptitude à nous entendre et à assurer notre bien-être. Après tout, l’argent, l’économie, la croissance, etc. ne sont que des inventions humaines. Autrement dit, la matérialisation, à travers un système, d’une vue de l’esprit typique à notre espèce, tout autant d’ailleurs que le sont les religions, les frontières et les États. Un système purement imaginaire, donc, et qui dirige le monde. Avec les conséquences que l’on connaît. Pourtant, intrinsèquement, l’argent a-t-il plus de valeur que celui du papier qui en compose les billets ou d’une suite logique de 1 et de 0 nous reliant à nos comptes bancaires ? La réponse est claire : non !
Mais ces notions, au fil du temps, seront malgré tout devenues le noyau dur de notre civilisation. C’est un fait : aujourd’hui, sans économie, sans croissance, notre « monde » s’écroule. Aussi, croyons-nous, nous n’avons aucun autre choix que de poursuivre sur cette voie ; celle de la croyance en un Dieu au nom changeant (tantôt dollar, tantôt euro…), et qui aura supplanté tous les autres, car ayant pénétré toutes les sphères sociales, politiques, religieuses, culturelles, intellectuelles et communautaires du monde. Quitte à ce qu’elle précipite, si ce n’est notre espèce, tout au moins notre civilisation vers un effondrement assuré.
Ainsi, prenons l’exemple du changement climatique. Alors que l’on sait l’urgence de la situation, et dès lors l’obligation de remettre une grosse dose de rationnel dans notre manière de produire et de consommer, que fait-on ? Les « riches » s’alarment-ils ? Tentent-ils de déplacer vers le bas le profit dans leur échelle des valeurs ? Non seulement ils ne le font pas, mais ils suivent le chemin inverse, regorgeant d’idées – même les plus farfelues – pour asseoir davantage leur hégémonie sur leur territoire économique.
Ainsi pourrions-nous évoquer les cas d’Elon Musk et Jeff Bezos, et leurs projets de tourisme spatial. Ou encore celui de l’Icon of the Sea de la famille Pritzker, paquebot de 250 000 tonnes, plus haut que la Tour Eiffel, et d’une consommation de… 175 000 litres de carburant par jour. De Dubaï, symbole de tous les excès et des idées les unes plus stupides que les autres – à l’instar de sa piste de ski en plein désert. Voire du gigantesque club de golf de la mégalomane Catherine Lacoste, de la ferme aux 650 000 cochons de la ville chinoise d’Ezhou, de la plus large mine de cuivre du monde à Bingham Canyon, ou du projet pétrolier de Total, qui promet de ravager l’Ouganda et la Tanzanie.
Autant d’exemples de notre démesure et de ce que le capital aura engendré comme inepties. Maximiser sur le profit nous garantit certes encore dans l’immédiat un monde où règne un certain « ordre » (celui du capital), mais cela ne durera pas éternellement. Et lorsque sonnera alors brutalement le réveil, ce sera pour voir disparaître, impuissants, toute trace de ce qui faisait jusque-là la singularité de notre espèce : notre puissance de raisonnement !
Michel Jourdan