L’anniversaire de nos mauricianités

CÉDRIC LECORDIER, jésuite
Étudiant en philosophie
et en théologie à Paris

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« Pour comprendre que l’on est Mauricien, il faut partir ! » C’est ce que semblent dire les divers autoportraits de Mauriciens à l’étranger. Notre conscience patriotique a comme besoin de ces miroirs civilisationnels – l’Occident, l’Afrique, l’Asie – pour pouvoir affirmer : « Oui, nous sommes différents ! » Différents : parce que notre lakorite – mot cher à Emmanuel Richon – nourrit une intelligence pratique qui éduque au dialogue, au ménagement des susceptibilités. Différents : parce que ce sixième sens interculturel n’a pas besoin de grands concepts pour trouver son expression. Il y a un naturel mauricien. Comme une évidence ?
C’est de l’étranger que le Mauricien découvre sa richesse. C’est un miracle discret : ce petit-quelque-chose qui lui semblait banal est, en fait, une énigme pour d’autres ! Gaëtan Siew le souligne dans son article « Maurice m’a tout donné » (Forum, 22 février 2018). « … tout donné » : la mauricianité est un don, celui d’une capacité d’adaptation peu ordinaire. Il faut en être reconnaissant. Puis s’interroger. D’accord, ces réjouissances autour du cinquantenaire de notre indépendance sont une belle occasion de relire une histoire commune. Mais, ne serait-ce pas plus simple à chacun de se poser la question : quel est l’anniversaire de ma mauricianité ?

Prendre racine dans la créolité

Cédric Lecordier, 28 ans, jésuite (religieux catholique). Je viens d’un milieu privilégié, comme on dit tipik kreol bourzwa : Rose-Hillien, éducation primaire dans le privé, Collège du Saint-Esprit, on écoutait aussi bien lokal que Sardou, et dès 1997, on regardait la télévision nationale de 19h30 à 20h10 (JT de la MBC) avant de met parabol… C’est une vie confortable, plutôt éloignée de ce que Roger Cerveaux nommait à l’époque « malaise créole » ou Amédée Nagapen « pigmentocratie ».

Ceci dit, j’ai grandi avec ce sentiment créole, comme un goût doux-amer en bouche : je me voulais solidaire des stigmates de l’esclavage, révolté face aux mentalités coloniales, fier du « disan lesklavaz monte desann dan mo lekor ». Sang, symbole de ce qui lutte face aux asservissements. Sang, force de vie qui défie les logiques fatalistes. C’est l’histoire que je me raconte : ce sentiment prend racine à Chamarel, berceau familial, ce sentiment se lit au bas des registres au Centre Nelson Mandela, aussi. Voici le lieu de ma sympathie naturelle.
C’est pourquoi je crois que chaque communauté est comme une île… dans l’île. Mais accepter en chacun une première appartenance n’est pas un repli ; plutôt qu’une clôture infranchissable, le sentiment communautaire est un point de départ vers la mauricianité de l’autre, du « malbar, sinwa, afrikin, blan » (je cite ici le Ki to ete de Kaya).

Récolter le sentiment mauricien

Notre identité ne peut se concevoir comme une fonction hiérarchisante, roman national où, pour être Mauricien, il faudrait dire : « Mauricien avant d’être malbar, sinwa, afrikin, blan ». Rendons compte des chronologies dans l’histoire. Acceptons ces points de départ. Puis bâtissons les passerelles. Non, dire que le sentiment créole, indien ou européen précède à nos mauricianités, ce n’est pas dire que nous sommes plus créoles, plus indiens, plus européens que mauriciens !

Dès lors, ce n’est plus un anniversaire qu’il nous faut fêter. Naître à sa mauricianité n’est pas un événement baguette magique, un alime-tegn… C’est un chemin de croissance, une trajectoire souvent sinueuse. Oui, il s’agit plus d’un sentiment mauricien que d’une identité – si l’on considère celle-ci comme une affirmation raide. Le sentiment est plus souple, plus affectif, plus affectueux. C’est le langage de la tendresse, de l’ouverture aux amitiés qui déplacent et bousculent. « Sentiment » : c’est l’audace de la subjectivité, c’est aussi l’acceptation progressive des tensions. Comment cela s’est-il précisé chez moi ?
Ma vie de religieux dans une congrégation missionnaire m’a permis de partager mon quotidien avec des frères occidentaux, orientaux, proche-orientaux, européens, américains, africains et asiatiques. Grâce au logiciel « citoyen du monde », inscrit dans l’ADN mauricien, je profite de cette facilité pour communiquer : une étrange impression que plusieurs contextes me sont familiers, une formidable ouverture vers les nouveaux terrains d’entente. Mais encore ?

Replanter la graine de lakorite

La mauricianité est une manière d’entrer en relation. Mais il ne peut s’agir que d’une appétence à la diplomatie ! Je préfère parler d’empathie culturelle. Ce qui surprend, ce qui renvoie à une réalité plus profonde encore que les étiquettes communautaires ou religieuses… De sorte que l’on se découvre « soi-même comme un autre » (J’emprunte l’expression à Paul Ricoeur). Ainsi, je me mets à l’école d’une africanité d’Afrique, qui n’est pas l’africanité de Maurice. Et, en même temps, je me découvre beaucoup plus indien, beaucoup plus chinois, beaucoup plus blanc que je ne l’aurais pensé. Disan lesklavaz monte desann ? Oui, mais pas uniquement. Le sang s’épaissit de l’expérience au fil des rencontres.

Aujourd’hui, depuis la France, je tâte le pouls de Maurice grâce aux journaux et à la littérature. Il faut être honnête : tout n’est pas arc-en-ciel. Face à notre crise de la cinquantaine, il s’agit d’actualiser le grand désir national : avec de nouveaux éléments de langage, en nettoyant notre discours des slogans trop usités.
Que voulons-nous vivre ensemble ? Serait-ce un rêve de Singapourisation ? Suffira-t-il d’importer une urbanisation de verre et d’acier pour nous rendre smart ? À quand une esthétique mauricienne assumée, qui dit plus que le « Mauritius, it’s a pleasure » ? Ce sont les questions qui me travaillaient du temps où j’étais journaliste au Mauricien, entre 2011 et 2013. Sont-elles encore d’actualité ?

Pour envisager l’avenir, nous pouvons nous fier à un acquis : cette conscience ferme que s’il faut commencer quelque part, c’est par l’éducation. Toujours. Or, c’est à cet endroit même que nous devons interroger la notion de progrès, qui prend trop souvent la forme d’un académisme purement scientifique. Un culte de l’intelligence froide ? Peut-être que nous réduisons la complexité de notre vivre-ensemble à une série de lieux communs, de formules toutes faites sous l’étiquette du « mauricianisme ». Mais d’ailleurs, l’Histoire ne nous a-t-elle pas enseigné à nous méfier de tous ces « ismes » ?

Mais donner du cœur à nos cerveaux, n’est-ce pas l’enjeu ? Pour créer cette mauricianité dynamique, fière de ses particularités communautaires, et consciente de la solidarité à construire ?! Il y a des îles dans l’île, disais-je, mais n’y a-t-il pas comme un continent de pauvreté, avec une frontière qui se densifie ? Pour nos jeunes, le sentiment national sera ce regard commun vers la grande communauté des perdi bann, dans nou landrwa. Comment alors faire une place, en lien avec le CSR, à des projets d’action solidaire ? Créer de l’espace pour que nos collégiens descendent au plus près des réalités sociales difficiles ? Susciter chez nos élites le plaisir du service ? Transmettre une mauricianité pratique, moins théorique ?

Ne soyons pas aveuglés par le progrès technique ! Aller de l’avant, c’est déjà s’efforcer de ne pas perdre ce que nous avons. Saurons-nous alors donner de l’avenir à lakorite ?

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