L’amour est un état de poème

La vive pluie nous impose la demeure. Si les dieux sont bons, ils nous offrent la fenêtre pour regarder tomber l’eau, pour écouter les gouttes et le silence sur la vie des hommes. 

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Les jours de pluie tout mue, tout devient plus lent, plus lourd comme les nuages gris. 

La pensée vagabonde. Plutôt, elle s’égare dans les tournoiements des feuilles d’un thé noir qu’accentue le parfum de la menthe fraîche retirée de sous la pluie. 

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Chaque gorgée ramène l’âme et console le cœur : la chaleur du soleil reviendra.

Les pages d’un livre si particulier jouxtent la tasse que je repose. 

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Un recueil de poésie, au format petit, de la taille d’une poche intérieure, comme pour la glisser près du cœur.

Le dernier recueil de Christian Bobin qui s’est retiré du monde dans le silence de décembre. Il n’a pas attendu la neige pour partir, pour nous priver de lui et ne laisser que le verbe dans sa chair nue. 

Un recueil au titre à hanter les lèvres, à inviter la psalmodie : Les poètes sont des monstres.

Livre intime, publié aux Éditions Lettres Vives avec cette particularité charmante puisque désuète de n’être pas massicoté. 

Ce reliquat du passé demande une lame fine pour être descellé. Et malgré le bruit de la pluie, j’ai entendu la feuille de vélin se scinder et libérer la prose poétique alors qu’éclosaient les crénelures aux bordures des pages.

Plaisir bibliophilique, mais surtout rencontre d’une pensée dans une langue maîtrisée. Ici, la prose poétique discorde avec les louanges habituelles sur le progrès technologique, pourtant ce n’est pas un pamphlet contre la modernité. Juste un soupir triste devant l’état du monde :

« Dans la rue, des milliards de secrétaires, leurs doigts tapent sur le crâne des lettres plus que le pic-vert sur l’écorce de l’arbre. L’irréel est notre passion et elle est sinistre. »

Si beaucoup s’alarmait déjà de notre passion sinistre, de cette technophilie dépendante qui brouille notre mémoire, notre concentration, notre repos, notre lucidité, Christian Bobin va plus loin : les machines nous volent l’amour. 

L’amour, ce n’est pas juste de liker des pixels retouchés, mais de rencontrer, d’apprécier un visage ; de chaque jour, au fil du changement de la lumière des rendez-vous, apprendre à connaître la beauté du grain de peau, la cascade du rire avant de s’élever en amour. 

L’être aimé est une symphonie à apprendre, selon le rythme et la mesure, pas juste un bout de viande à qui l’on dit : Send nudes.

Dans des lignes sublimes, Bobin évoque un temps passé, perdu à jamais, celui des lettres manuscrites qui disaient l’amour, autrement, autrefois.

« Vos machines font les vieilles au bout de deux ans. Les lettres d’amour clignotent six mille ans-minimum. J’ai vu l’écriture manuscrite en guenilles errer dans les rues, cogner de son poing d’encre aux portes. Personne n’ouvrait. Personne n’avait entendu parler d’elle.  C’était fini.  ‘Je n’ai plus l’habitude d’écrire à la main’ se conjugue en disant, au présent et à l’avenir : ‘je n’ai plus l’habitude d’aimer’. »

Sans doute suis-je nostalgique, comme toute ma génération, de ce que je n’ai pas connu. Mais je rêve du temps où il fallait trouver du papier, appliquer la courbure de l’alphabet, transmuter son cœur en phrases et y jeter le parfum du souvenir de l’étreinte.

Et attendre.

Les missives d’amour n’allaient pas en un clic. Il fallait un timbre et du temps. Et avoir foi en la poste. 

La patience, vertu des amoureux. Ils regardaient par la fenêtre avec espoir, ils devenaient contemplatifs du vide de l’être aimé et désiré. Les amoureux devenaient un peu de poésie.

Et si l’amour se meurt, la poésie aussi. 

Peut-être.

Ce recueil n’est pas un pamphlet contre la modernité, je l’ai dit. 

C’est une lettre d’amour dédiée ; ce sont des lignes où s’esquisse un visage, où un esprit hante la ponctuation :

« Je me souviens des yeux d’Akhmatova-deux aigles doux, loin au-dessus de tout. Son nez en escalier brisé. Ses châles noirs comme des peaux qui se décollaient d’elle. Sa vie d’impératrice échouée sur un divan aux pieds cassés, dans dix mètres carrés d’air froid alloués par l’État. Une bouilloire pour le thé, et quand le thé manque, l’eau chaude inventera sa fête austère dans des verres au ventre fêlé. »

Anna Akhmatova, poétesse russe sous la dictature d’un certain Staline. L’ours a dévoré le monde autour d’elle, mais pas elle. Il ne pouvait pas. Toutes les voix qui ne voulaient pas chanter les lendemains se faisaient étrangler par les barbelés des camps de travail. Malgré tout, Anna ne s’est pas perdue.

Comme le dit Bobin, « les vrais poètes ont un cœur en acier trempé ». Il faut être dur pour continuer à vivre et porter en soi ceci :

Déjà dix-sept mois à crier,

Je t’appelle et te veux chez moi.

Aux pieds du bourreau me jeter;

Tu es mon fils et mon effroi.

Confondus hier comme demain,

Où distinguer m’est impossible

La bête sauvage de l’humain,

La peine, jour imprévisible.

Akhmatova par sa poésie a résisté à la dictature, à la propagande qui faisait rêver des milliers avec les écrans lumineux de l’époque : le verbe dévoyé. 

Mais au-delà de l’apologie d’une poétesse russe, Christian Bobin nous parle de nous, de notre jour le jour, de ceux à venir.

La dictature bottée et casquée se voit de loin. Quand nous recevons dans la gueule la matraque de l’injustice étatique, nous pouvons serrer les dents et faire front commun sous la pluie rouge des coups. Celle qui nous guette, qui nous tient déjà est plus insidieuse. Pour user du verbe de la machine : la nouvelle dictature s’installe en arrière-plan.

« La surveillance de tous par tous nourrissait le Léviathan. Aujourd’hui l’œil de Moscou est dans notre poche. » 

Dans la Russie d’Akhmatova, les concierges dénonçaient, les voisins soupçonneux bavaient. Aujourd’hui, nous sommes nos délateurs volontaires. Mon écran sait tout de moi ; je le lui murmure à l’oreille. La confession de soi à la machine n’est pas anodine. Ainsi :

« Nous inventons un homme nouveau qu’il n’est nul besoin d’envoyer dans les ateliers de glace pour le refaire. Chacun, de lui-même, fabrique avec candeur un homme conforme aux ordonnances démentes de la Raison technologique. L’humain perd de son éclat, le robot s’assouplit. La jonction va bientôt se faire. »

Nous nous passons volontairement à la machine, nous nous lavons allégrement le cerveau pour mieux faire s’y asseoir les nouvelles dictatures.

À vivre ainsi, avec un écran comme filtre du monde, à attendre la dernière notification sonnante et trébuchante, à voir les choses selon les influ-penseurs à la mode, à faire défiler les vidéos Tik-Tok dans un état de transe, l’on a fini par se dévitaliser.

Plus de voyage sans s’y photographier avec frénésie, sans s’enfermer dans son casque à musique, sans s’extraire du réel pour plonger dans l’illusion du virtuel. Des siècles plus tard, la servitude est toujours volontaire en sus d’une consommation gargantuesque de contenus que nous ne pouvons pas digérer ; nous nous gavons jusqu’à éclater.

Contre cette vie à venir qui est déjà là, Christian Bobin nous avertit : « Supprimez tous ces gens qui passent leur vie à chercher le mot le plus proche du ciel ou de l’enfer, et vous vivrez dans les ténèbres. ». 

Nous vivons déjà dans les ténèbres de nos écrans. Mais il n’est jamais trop tard pour recourir aux poètes, aux monstres, pour faire barrage, pour prendre le maquis et s’ébaudir loin de la pensée facile servie dans une langue simple qui se veut inclusive. 

« Les poètes sont des monstres. Ils n’aiment pas vos machines. Ils ne les aimeront jamais. Ils aiment trop la vie pour prétendre ‘l’augmenter’. »

Au temps où il faut penser comme il faut, c’est-à-dire ne plus penser, il vaut mieux être monstrueux. Pas une bête sanguinaire, dans le sens ancien du mot: prodige manifestant la volonté des dieux. Aujourd’hui il faudrait dire, moins joliment : être une anomalie, un bug dans le système informatique.

« Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à travers la nuit qui vient. »

Christian Bobin que certains voyaient comme un saint homme du verbe n’est plus. Il nous laisse une œuvre que je prends par la fin. Je vois la nuit qui vient, comme beaucoup. 

Je m’accroche aux poèmes. Je me tiens sur une mer démontée sur un radeau fait de mots :

« À l’état de détresse répond l’état de poème. La réponse est entière.  Le poème oppose un front de cristal à la vague noire. Il n’explose pas. Sa fragilité le rend invulnérable. Nous ne sommes pas seuls. Si le poème dit une vérité, c’est celle-là : nous ne sommes pas seuls. Les vrais poètes sont les plus sensibles aux mouvements des plaques tectoniques de l’invisible. Les vrais poètes ceux dont la parole incise le ciel. »

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