La prosopopée de Fabricius de Jean-Jacques Rousseau

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Hubert Joly, Président du Conseil international de la langue française

Hubert Joly, Président du Conseil international de la langue française, Paris

J’ai dû écrire quelque part que je considérais Jean-Jacques Rousseau comme le plus grand prosateur de la langue française. On sait le succès, parfois la polémique, que chacune de ses œuvres a suscitées. On se rappelle que Napoléon, qui n’était pourtant pas un tendre, pleurait à chaudes larmes en lisant La Nouvelle Héloïse. Le scandale avait aussi accompagné la publication de L’Emile (1762). On a en effet beaucoup reproché à Rousseau d’avoir abandonné ses enfants aux Enfants trouvés, alors qu’il osait publier un ouvrage sur l’éducation… Et on a beaucoup daubé sur Les Confessions, aussi bien sur la façon de faire tomber les cerises dans le décolleté des filles du pasteur Lambercier que sur la piteuse histoire du ruban de Marion. Il n’empêche que, de tous les philosophes des Lumières, il semble bien que ce soient les idées de Rousseau qui aient eu la plus grande influence sur ses contemporains ainsi que les générations suivantes.

Prosopopée de Fabricius (Discours sur les Sciences et les Arts)

O Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ?

 « Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu’avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ? C’est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents ; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? O citoyens ! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts ; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre. »


D’abord qu’est-ce qu’une prosopopée ? C’est une invocation à un personnage absent, ou mort, que l’on prend à témoin d’un évènement ou d’une situation pour qu’il la dénonce ou qu’il la juge. Dans le cas présent, Rousseau, qui vient d’être couronné en 1750 par l’Académie de Dijon pour son Discours sur les sciences et les arts, invoque les mânes de Fabricius, un général romain réputé pour son austérité et sa vertu. Ce texte révèle le « citoyen de Genève » à ses contemporains et le place d’emblée parmi les intellectuels de son temps. On verra Stanislas Leszczynski, roi détrôné de Pologne, duc de Lorraine et beau-père de Louis XV correspondre avec Rousseau comme avec son égal.

Et il est vrai que nous avons, dans La prosopopée de Fabricius, un magnifique exemple du grand style des XVIIe et XVIIIe. On peut dire, plus magnifique que Bossuet, et cela, avant Chateaubriand. Vous avez de l’histoire romaine, de la philosophie, et quelques très belles et rares formes de l’irréel du passé. Il va sans dire que ces textes sont faits pour être lus dans les plus grandes assemblées politiques et qu’il leur faut, par exemple, l’écho du Panthéon pour qu’ils prennent toute leur dimension. Je pense à la voix caverneuse de Malraux qui avait tant impressionné lors de l’entrée au panthéon des cendres de Jean Moulin.

Même si cette prosopopée peut paraitre un peu pompeuse à nos oreilles contemporaines, et si on ne l’écrirait plus ainsi de nos jours, il n’en reste pas moins qu’elle est un chef d’œuvre de notre langue.

Sur le fond, il est amusant de constater que Rousseau s’inscrit dans une lignée qui s’allonge de l’Antiquité jusqu’à certains dirigeants contemporains. On connait la litanie du « C’était mieux autrefois » et du combat contre les élites et une civilisation supposée dégénérée. Mais au-delà de cette remarque insolente, dans la recherche de cette belle langue, on ne saurait oublier La profession de foi du vicaire savoyard et, bien entendu Les rêveries du promeneur solitaire dont la dernière est peut-être la plus émouvante puisqu’elle est le dernier écrit de Rousseau. Qu’importe si, nous, les Français, sommes un peu jaloux que ce morceau de littérature soit l’œuvre d’un Suisse… Rien n’est parfait.

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