La mort de l’enfant moins civilisé…

« This isn’t a place, with all due respect, you know, like Iraq or Afghanistan that has seen conflict raging for decades. You know, this is a relatively civilized, relatively European – I have to choose those words carefully – city, where you wouldn’t expect that or hope that it’s going to happen » (Charlie D’Agata, correspondant de CBS News)

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Cet enfant qui se rend à l’école le matin a la tête pleine de rêves. Il adore rêver car son quotidien est moche. La vie est dure dans les territoires occupés. L’oppresseur ne cesse de concocter de nouveaux stratagèmes pour faire de la vie des siens un enfer. C’est à se demander pourquoi ils sont aussi cruels. Mais qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne ? Pourquoi cette méchanceté gratuite ? Pourquoi nous priver, par exemple, d’eau potable ? Pourquoi ces centaines de check points qui rendent difficiles les déplacements ? Pourquoi les coupures d’électricité ? Pourquoi nous interdire de rendre visite à nos proches ? Pourquoi est-ce qu’ils nous traitent comme des bêtes et nous tuent comme des bêtes alors que nous sommes des humains ? Il a du mal à comprendre. Les adultes sont vraiment trop idiots. Mais il sait qu’il ne doit pas céder au désespoir. Il se souvient des paroles de ses parents, il faut toujours espérer et toujours rêver. Ils sont rigolos ses parents. Ils n’arrêtent pas de lui donner des conseils. Fais ceci, fais cela. Qu’ils peuvent être lassants les parents. Mais il doit reconnaître que ce sont de bons conseils.

 Aujourd’hui, en route vers l’école, il ferme les yeux et il rêve. Dans le monde des rêves tout est possible. On peut métamorphoser tout ce qu’on veut, on peut voyager dans le temps, il n’y a pas de limites, il n’y a pas de frontières. Il est ainsi un super héros, qui combat avec férocité les méchants. Il a à sa disposition une baguette magique dont il fait bon usage. Un soldat qui vous harcèle et il le transforme en une tomate. Un autre soldat qui vous tire dessus et il le transforme en une grenouille. Les bombes qui vous tombent dessus du matin jusqu’au soir deviennent des fleurs. Ceux qui sont tués – et ils sont nombreux – reviennent à la vie et ils se mettent à chanter et à danser. Et ces chaînes qui emprisonnent son peuple deviennent des arcs-en-ciel. Dans ce monde tout est possible. Parfois il en parle à ses parents. Dites-moi, vous voulez m’accompagner dans le monde des rêves ? Mais ils l’écoutent à peine, ils ont des soucis, ils sont préoccupés, comme tous les parents. C’est pas de leur faute. Mais si seulement ils savaient, pas besoin de grand-chose pour réinventer la nuit, les jours, la terre et les couleurs. Il se dit parfois qu’ils ne veulent pas savoir. Qu’importe, aujourd’hui, c’est la journée des rêves. Et il n’est pas pressé d’arriver à l’école. D’autant plus qu’il n’a pas fait ses devoirs. Qu’est-ce qu’il dira au prof ? Monsieur, excusez-moi, j’ai oublié mon cahier ou monsieur j’ai renversé de la sauce sur mon cahier ou monsieur excusez-moi je suis un super héros, j’ai pour tâche d’aider les gentils et je ne peux franchement pas faire vos devoirs qui sont, pour être tout à fait honnête, un peu débiles. Un peu monsieur, pas totalement, monsieur. Débiles. Quand il pense à la réaction du professeur, il éclate de rire. Qu’ils sont bêtes les adultes. Ils prennent tout au sérieux alors qu’il suffit de fermer les yeux pour tout oublier.

 Il aperçoit l’école au loin. Il y sera dans quelques minutes. Il a le temps pour un dernier rêve. Il se met à fouiller dans son imaginaire. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir inventer ? Un nouvel exploit du super héros, évidemment, qui est d’humeur folâtre aujourd’hui et qui décide de transformer tous les soldats en singes, qu’est-ce qu’il rit, il ne peut pas s’empêcher de rire. C’est trop comique. C’est un rire tellement vaste que le temps s’arrête et que l’univers se met à frémir. Et c’est à ce moment précis qu’une balle pénètre son petit cœur, c’est un sniper qui choisit de le tuer, sans raison, tout simplement parce qu’il le veut et qu’il le peut. Les oppresseurs ont tous les pouvoirs. L’enfant n’a heureusement pas le temps de souffrir et il meurt avec un sourire aux lèvres. Est-il un plus beau sourire ? On peut en douter.

Cet enfant qui meurt est un enfant moins civilisé. Il n’est pas comme les autres enfants, ceux qui sont civilisés. Il ne fera pas la une de la presse internationale. On n’emprisonnera pas ses tortionnaires. On ne les mettra pas au ban de la société. On ne boycottera pas les oppresseurs. On ne dira pas que les siens, ceux qui se battent avec des pierres, sont des héros. On se contentera de l’ajouter à la liste de ces millions de morts qui n’existent pas, qui sont des déchets. Et ceux qui défendent les opprimés se tairont une fois encore.

Cet enfant n’est décidément pas comme les autres enfants. Dans ses veines coule un sang différent. Dans son corps minuscule bat un cœur différent. Et dans son imaginaire règne un rêve différent. C’est un enfant moins civilisé.

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