La langue française s’accorde… avec son temps

Pravina Nallatamby,

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Docteur en Sciences du langage,

Membre du CILF (Conseil international de la langue française)

Que ce soit à Paris, à l’occasion d’une dictée rassemblant plus de 1300 amoureux de la langue française sur les Champs Elysées, ou autour d’une table ronde réunissant académiciens, linguistes et pédagogues au Quai Conti ou en francophonie, on ne saurait sous-estimer l’intérêt des débats que suscite la langue française, précieux patrimoine des francophiles ! Ces manifestations dépassant aujourd’hui le cadre de l’Hexagone favorisent la valorisation d’une belle langue qui évolue avec son temps.

Assouplir, s’ouvrir et s’enrichir

Au mois de juin 2023, sous la férule de Rachid Santaki, écrivain très investi dans un combat contre l’illettrisme, la langue française a su fédérer une grande foule à Paris autour d’une dictée géante. Celle-ci est aujourd’hui inscrite comme un phénomène historique dans le prestigieux Guinness des records. En constatant que l’orthographe se dégrade partout, R. Santaki organise depuis une dizaine d’années des dictées dans plus de 150 communes en France. Selon lui, de telles rencontres pourraient libérer les usagers de la langue. Ainsi, dans cette sorte de désacralisation de l’orthographe, le rapport un peu trop “rigide” à l’écriture en sera modifié, voire “assoupli”. En revêtant ainsi une parure ludique, la dictée atteint son objectif pédagogique qui est de faire prendre connaissance de ses lacunes et de se corriger pour progresser.

“Assouplir” rime avec “ouvrir”. Depuis sa création en 1635, l’Académie française a affiché une volonté politique d’ouverture. Suite aux débats sur l’évolution de la langue française au fil des siècles, elle s’est attelée à l’enrichissement de chaque édition de son dictionnaire pour rendre compte du meilleur usage. Depuis 1718, les modifications apportées touchent la graphie aussi bien que l’étymologie et la sémantique. Dans la dernière édition (9e), on peut noter les rectifications orthographiques de 1990. Depuis peu, dans la version numérique de son dictionnaire (1), accessible en ligne, la reconnaissance de la créativité du français pluriel par les liens externes vers la BDLP (base de données lexicales panfrancophone), atteste une fois de plus sa faculté à admettre les mutations de la langue française.

Les différents usages du français ayant aujourd’hui un droit de cité au sein de la francophonie témoignent en effet de la vitalité d’une langue vivante en constante évolution. Depuis quelques décennies, l’approche variationniste ouvre des perspectives pour l’étude de la diversité linguistique modelée par des dynamiques socioculturelles. Des études sur la didactique du français se multiplient. Linguistes-chercheurs et enseignants de français souhaitent privilégier une « pédagogie inventive et ouvrante » (2). Avec les nouvelles technologies, des recherches en sciences du langage deviennent accessibles en ligne. D’importantes bases de données (3) comme par exemple le CEFC (le corpus d’étude pour le français contemporain) sont régulièrement actualisées. En 2015, une équipe de linguistes français, belges et suisses, à l’écoute des préoccupations des enseignants, ont mis en ligne l’EGF (Encyclopédie grammaticale du français). Cette encyclopédie numérique (4) en accès libre présente la synthèse des savoirs grammaticaux enrichis de corpus écrits et oraux. Pour l’équipe de recherche, l’accès à des attestations dans toutes les variétés du français (en plus des données normatives) est capital car il faciliterait l’enseignement du français. En 2021, sur le plan lexical, on assiste à la mise en ligne du DDF (Dictionnaire des francophones). Ce dictionnaire collaboratif (5), constitué de près de 600 000 termes, décrit les variétés du français en francophonie. Ceci est une étape décisive dans le processus de transformation des représentations actuelles de la langue. À ce propos, dans la notice sur “langue et variation” de l’EGF, on nous explique qu’il est nécessaire de tenir compte de la variabilité des usages en admettant l’existence des productions effectives dans la langue pour ensuite envisager des réformes en vue de faciliter l’apprentissage du français.

L’accord du participe passé en français,
la fin d’un tabou ?

Depuis une dizaine d’années, des études approfondies ont été menées sur la façon dont on pourrait faciliter l’apprentissage du français en simplifiant les règles d’accord du participe passé. En 2014, Le CILF (Conseil international de la langue française) et le groupe ÉROFA (Études pour une rationalisation de l’orthographe française) ont soumis à cet effet aux autorités gouvernementales et aux instances de la Francophonie une motion pour l’assouplissement des règles de l’accord du participe passé. Un site internet dédié à cette réforme (6) a été créé. Récemment, dans le cadre de ces recherches, un double constat (7) a été établi. Une étude statistique portant sur la simulation de l’application de la réforme montre un pourcentage minime de modifications sur deux corpus, ce qui est plutôt rassurant. Par ailleurs, ce même constat, présentant des contextes répertoriés issus de la littérature jeunesse en fonction de leur degré de complexité rappelle la difficulté de l’appropriation de la règle actuelle et souligne l’intérêt de la réforme du participe passé aujourd’hui. Compte tenu de la baisse du niveau de français à l’école, plus que jamais, l’apprentissage de la langue française nécessite une certaine « consolidation ». La simplification de la règle actuelle de l’accord du participe passé viendrait faciliter la tâche de l’apprenant. Pour beaucoup d’apprenants, les verbes des 2e et 3e groupes portent à confusion ; les flexions verbales paraissent également assez alambiquées pour eux. En désinhibant l’apprenant dans sa démarche d’écriture, la réforme pourrait générer de nouvelles stratégies didactiques pour tout travail de rédaction. Car, n’oublions pas que dans toute production écrite au passé, on devrait potentiellement accorder le participe passé aux temps verbaux suivants : le passé composé, le passé antérieur, le plus-que-parfait, le subjonctif passé et l’infinitif passé, sans oublier les cinq possibilités d’emplois des verbes pronominaux : verbe pronominal de sens réfléchi + COD (Se laver les mains) ; verbe pronominal de sens réfléchi transitif indirect + COD (se procurer une arme) ; verbe pronominal de sens réfléchi transitif indirect sans COD (se promettre) ; verbe pronominal de sens réfléchi + infinitif (se faire griffer) ; verbe pronominal de sens réciproque transitif indirect (se parler).

La nouvelle règle serait plus cohérente et plus facile à appliquer. Rassurés, les apprenants pourraient réaliser des productions écrites et orales en se posant uniquement deux questions pour l’accord du participe passé : Est-ce que c’est l’auxiliaire « être » ? Si oui, j’accorde avec le sujet.  Est-ce que c’est l’auxiliaire « avoir » ?  Si c’est le cas, je n’accorde pas.

S’accorder avec son temps ?

Toute langue évolue au fil du temps. La langue française n’est pas une exception car depuis l’ancien français, la « langue de Molière » s’est beaucoup modernisée. Depuis des siècles, la langue française a fait l’objet de débats soulevant de vives controverses de part et d’autre. En 1959, André Maurois n’hésite pas à mettre en scène des Académiciens pour débattre du langage (8). Aujourd’hui, un constat affligeant auprès des professeurs de français fait ressortir la maitrise imparfaite des règles d’accord du participe passé par des apprenants malgré un nombre assez élevé d’heures passées à cet enseignement. A ce propos, pour faciliter la maitrise de l’accord du participe passé, Anne-Marie Gaignard, pédagogue, vient de publier une bande dessinée (9).

Aujourd’hui, le projet pour l’assouplissement des règles de l’accord du participe passé est à l’étude à l’Académie française. Depuis quatre siècles, celle-ci a pour mission de répondre aux besoins des usagers de la langue française en respectant l’exigence sociologique d’un code bien défini. Sa conclusion sera décisive.

D’après certaines études, la presse écrite appliquerait déjà cette réforme sans le savoir. Actuellement, en Belgique, en Suisse et au Québec, on décèle une forte mobilisation pour l’application de la réforme (10). En francophonie du Sud, apprendre la langue française pour la parler “correctement” en vue de prendre l’ascenseur social n’est pas toujours un pari gagné d’avance. Pourquoi ne pas leur donner un coup de pouce ? Les modifications que propose la réforme de l’accord du participe passé pourraient paraitre révolutionnaires et changer une règle grammaticale requiert certes du temps. Selon le projet, une période de transition est recommandée. Observons l’usage et formons le vœu ardent que les autorités fassent preuve de discernement pour voir l’objectif de cette réforme, qui est de faciliter l’apprentissage de la langue française dans les écoles de l’Hexagone et ailleurs en francophonie en vue d’un meilleur rayonnement de la langue française.

Notes

(1)    https://www.dictionnaire-academie.fr/

(2)    J. Vérain, « BREF (Bulletin de recherche sur l’enseignement du français) », Le Français Moderne, 1980-4, pp. 349-50.

(3)    https://www.ortolang.fr/market/corpora/cefc-orfeo

(4)    http://encyclogram.fr

(5)    https://www.dictionnairedesfrancophones.org/

(6)    http://www.reformeduparticipepasse.com/

(7)    L’accord du participe passé, la fin d’un tabou ?

(8)    André Maurois, Dialogues des vivants, Paris, Librairie Fayard, 1959.

(9)    Anne-Marie Gaignard, Jérôme Derache-Gao, Zazie sans fautes – la reine des accords, Paris, Ed. Le Robert, 2023.

(10)  « Simplifions les participes passés » https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/2023-05-02/simplifions-les-participes-passes-et-l-enseignement-du-francais.php

…….

L’Académicien : – (.) le rôle de l’Académie française est double ; elle doit d’une part, fixer la langue afin que les bons auteurs (.) demeurent intelligibles au lecteur moderne ; mais d’autre part, enregistrer les transformations du langage. N’oubliez pas que notre dictionnaire est un dictionnaire de l’usage.

L’Académicien Goncourt : – Il devrait l’être, cher ami ! Je m’excuse d’intervenir mais, si j’appartenais à votre maison, je voudrais faire une place beaucoup plus large au français tel qu’on le parle. (.) Queneau se plaint de notre langue écrite, immuable, factice et desséchée. (.) Comme les Grecs, nous avons deux langues : une langue savante, ou pure, usitée par les fonctionnaires ; et une langue démotique (populaire) que parle le peuple et les poètes. La syntaxe du français n’est plus celle de Bossuet (.).

André Maurois, Dialogue des vivants

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