La Guerre des Mondes : vous avez dit « Monde Libre » ?

JEAN PIERRE LENOIR

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Pour bien montrer que la politique des blocs était de retour, le président américain Joe Biden a utilisé lors de sa visite en Pologne il y a quelques semaines l’expression « Monde Libre » pour qualifier les pays actuellement du côté Ukraino-américaino-occidental par rapport aux Russes et à leurs alliés.

Peut-on aujourd’hui et au vu des cinquante dernières années, donner aux Américains la légitimité de l’appellation « Monde Libre » ? C’est en 1946 à Fulton aux États-Unis que Winston Churchill a utilisé cette expression pour la première fois. En quoi a consisté réellement l’exercice à ce jour de cette liberté de la part de ses tenants  ?

Il est indéniable qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale la liberté se trouvait dans le camp des vainqueurs occidentaux (libre circulation des hommes, libre entreprise, libre pensée) alors que les Soviétiques avaient dressé un rideau de fer autour des pays communistes qui n’avaient ni le droit de penser différemment, ni aussi celui de circuler hors des frontières ou de pratiquer la libre entreprise.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelque soixante-quinze ans plus tard, comment se porte cette très chère liberté ? Des trois types de liberté mentionnés plus haut les deux premiers (circuler et commercer librement) caracolent autour de la planète sans contestation aucune. La troisième, la liberté totale de penser et d’agir en conséquence est quant à elle soumise aux contorsions de ceux qui pensent, au sein du monde, dit libre, qu’elle ne doit pas avoir de limites. L’autre école de pensée, en l’occurrence celle des Russes, veut la garder dans des limites dites acceptables parce qu’ils considèrent que l’intérêt de l’individu doit s’arrêter là où commence l’intérêt du plus grand nombre et de la nation, et que cet intérêt du plus grand nombre doit être canalisé par l’autorité de l’état. Autorité ! Un mot qui donne de l’urticaire à ceux qui l’assimilent nécessairement à la dictature et qui pensent qu’elle est le pire ennemi de la démocratie.

Au fur et à mesure que cette liberté totale d’agir et de penser faisait le tour de la planète on glorifiait donc cette démocratie, qui était son véhicule, et on se gargarisait de l’expression en pensant qu’elle était applicable partout dans notre monde.

Cette démocratie (pouvoir du peuple), née dans la Grèce antique, a traversé les siècles cahin-caha avec plus ou moins de bonheur. Plus ou moins parce qu’elle fut souvent livrée à des peuples qui n’avaient pas nécessairement les moyens, la culture pour ou parfois même l’envie de se livrer à cet exercice dont on leur avait dit qu’il leur apporterait la Liberté, donc la panacée suprême de leur bonheur.

Dans notre histoire récente, les premiers à avoir accommodé cette liberté à la sauce idéologique furent les révolutionnaires de 1789 en France. On connaît les crimes qui furent commis en son nom pendant La Terreur en 1793 et 1794, avec toujours en filigrane la liberté de l’individu. Toujours au nom de cette liberté chérie, les bolchéviques établirent en 1917 à Moscou ce régime communiste qui allait idéologiquement et pratiquement empoisonner le monde jusqu’en 1989. Et lorsque le mur de Berlin s’effondre, le mot Liberté revient au premier plan comme si la défaite des méchants allait automatiquement conforter le monde dans sa dimension consumériste et démocratique et…unilatérale. Elle est alors brandie par « l’Empire du Bien », comme l’écrivait Philippe Muray, pour partir à l’assaut des derniers bastions qui résistent au libéralisme (issu du mot Liberté) à tous crins et à ses dérives socioculturelles.

Car depuis, la liberté et sa petite fille chérie la démocratie ont traversé le temps en se targuant de permettre aux hommes de dire et de faire n’importe quoi en leur nom. Exportée par le colonisateur en Afrique, cette démocratie dont on brandit toujours le nom à chaque révolution sanglante est devenue une coquille non seulement vide,  mais surtout terriblement dangereuse dans beaucoup de cas. En Érythrée, au Congo et maintenant au Soudan on tue et pille en son nom tandis qu’en Afrique du Sud – qui a retrouvé « la liberté » en 1994 – on détruit les fondements de ce qui a fait de ce pays la première puissance économique du continent, ce pays où tout le monde mangeait à sa faim et où l’électricité courrait de Nord en Sud et d’Est en Ouest sans jamais s’arrêter…N’y voyez là aucune nostalgie de l’apartheid mais juste une réflexion sur la réalité des choses.

Qu’est-ce à dire ? Tout simplement, même si ça peut fâcher, qu’il faudrait se poser des questions pertinentes sur l’équation Liberté-Démocratie-Monde libre autour de laquelle s’est articulé le camp des bons en opposition à celui des méchants.

Deux terrains de réflexion me viennent à l’esprit dans ce domaine. La Russie et l’Afrique.

Après un calvaire socialiste de quelque 80 ans, la Russie ne cesse depuis 1991 d’essayer de retrouver sa place de grand dans le concert des nations. Concurrent potentiel de la Pax Americana qui dirige le monde jusqu’ici, Moscou a d’abord essayé de rejoindre le camp occidental mais a très vite réalisé que la Russie allait perdre son âme dans cette aventure culturellement opposée à ce qu’elle avait toujours été. Contrairement à l’autre grand leader les États-Unis, qui n’ont derrière eux que deux cent cinquante ans d’histoire vite teintée de consumérisme à outrance et d’une liberté de dire et de faire n’importe quoi, la Russie a, elle, une colossale et riche histoire qui plonge ses racines dans les méandres séculaires d’une culture nourrie par l’Europe et l’Asie même si celle-ci est empreinte d’une violence souvent issue de la dimension et la diversité de son empire.

Et c’est en vertu de cette histoire que les dirigeants russes ont manifesté ouvertement leur refus d’être absorbés par cet uniformisme mondial ayant dollarisé l’économie et américanisé le monde, donc quelque part faire partie du monde dit libre…

La doctrine Wolfowitz

La Russie, contrairement à la plupart des nations occidentales de ce monde dit libre, a cet incroyable avantage de pouvoir observer ce qui s’est fait en Occident au nom de la liberté et de la démocratie ces quarante dernières années : invasion et destruction de l’Irak par les Américains sans aucun mandat de l’ONU, bombardement de la Serbie sans aucun mandat de l’ONU sous de (on le sait aujourd’hui) fallacieux prétextes, assassinat de Kadhafi, le leader libyen et déstructuration totale de la Libye, avec les conséquences que l’on sait. Bien sûr qu’il faut condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie mais faut-il encore essayer de comprendre les enjeux réels qui l’ont motivé.

La Pax Americana peut peut-être convenir aux petites nations européennes qu’elle abrite sous son parapluie militaire mais pas à un pays aussi grand que la Russie. L’intelligentsia russe a, d’autre part, constaté les ravages de cette « liberté » au nom de laquelle on fait n’importe quoi : (culture Woke, Cancel Culture, mélanges de genres, pourrissement de l’autorité et j’en passe). Jusqu’à preuve du contraire, cette “étanchéité” de la société russe, même si elle relève pour certains de l’autoritarisme ou de la dictature, l’a protégée de tous les excès engendrés par cette liberté absolue de pouvoir tout dire et tout faire comme en Occident. Par ailleurs, le facteur religieux pèse énormément sur le dire et le faire des Russes alors qu’en Occident le fait religieux est souvent voué aux gémonies par des citoyens confondant laïcité et laïcisme militant. Qu’on le veuille ou non, cette mondialisation orchestrée par le capitalisme financier sous la baguette des maestros nord-américains a ouvert les vannes de tout ce que cette globalisation charriait dans son sillage comme modes de vie déjantés.

D’autre part, lorsqu’on connaît l’importance de la « Doctrine Wolfowitz », bible des néo-cons américains dans la politique étrangère des États-Unis, on comprend la hantise des Russes de ne pas se faire bouffer le nez par Washington. Secrétaire adjoint à La Défense (2001-2005), Paul Wolfowitz a rédigé cette doctrine, publiée en 1992 et faisant état de la nécessité absolue pour les États-Unis de devenir la seule et unique puissance mondiale, à travers des actions unilatérales après la chute de l’URSS.

La Chine, qui n’existait pas à l’époque en tant que puissance économique, est maintenant venue brouiller le jeu de ces deux grands rivaux depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais, chaque chose en son temps, il est important pour les Américains d’essayer d’en finir avec les Russes avant de s’attaquer à la puissance du futur prétendant à la maîtrise économique et militaire du monde de demain. La progression rampante de l’OTAN vers l’est, malgré les promesses des pays occidentaux en 1991 a été l’arme absolue de ce monde, dit libre, pour pousser la Russie à l’affrontement avec l’Ukraine, pion sacrificiel de cette monumentale partie d’échecs machiavélique.

Fascination pour l’autorité ?

Quant à l’Afrique et au récent basculement d’une partie des états francophones vers Moscou, il peut se faire que cette démocratie importée et imposée par l’ex-puissance coloniale ne corresponde plus aux aspirations de ces états. Sur ce continent, à de rares exceptions près, la démocratie dont on se gargarise sous peine de ne plus recevoir d’aide extérieure est devenue un slogan creux qui ne colle apparemment plus aux réalités du pouvoir à l’africaine. L’autorité tribale de jadis semble aujourd’hui manquer à tous ces peuples tandis que sur le plan social certaines mœurs libertaires, synonymes pour les pays occidentaux d’ouverture d’esprit, choquent plus d’un et ne correspondent pas ou peu au fonctionnement de l’Afrique subsaharienne. La fascination de plusieurs états africains pour la Russie, son autoritarisme et son refus de certaines pratiques occidentales leur rappellent peut-être l’ère tribale et la vénération de l’autorité du chef naturel disparu aujourd’hui.

Peut-on donc continuer de parler de « monde libre » en l’attachant aux puissances occidentales ? Peut-on encore attribuer aux États-Unis le titre de chef du « monde libre » quand on connaît leur volonté obsessionnelle à dominer la planète ? Peut-on enfin accepter l’avènement d’un monde unipolaire, qu’il soit aujourd’hui américain ou demain chinois ?

Certes, il y aura toujours des plus forts et des plus faibles comme il en a toujours existé de tout temps. Aujourd’hui cependant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité la globalisation des choses et l’interdépendance des pays font que la concurrence, qui a déjà débouché sur une conflictualité de plus en plus violente pour la domination du monde, risque demain de nous entraîner vers l’Apocalypse.

Ce qui serait peut-être après tout la suite logique des choses pour une planète malmenée par ses habitants et délabrée par leur avidité.

Un penseur a dit il y a quelques années qu’il était peut-être temps pour l’espèce humaine de quitter son berceau souillé par elle pour aller s’implanter ailleurs quelque part dans l’univers …

La grande question est de savoir si elle emporterait alors avec elle sur d’autres planètes cette liberté dont elle a crié le nom avec espérance et qu’elle a ensuite dévoyée dans l’absurdité la plus totale…

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