Au lendemain de l’élection presque mythique du 10 novembre 2024, on se demande ce qui doit se chuchoter dans les couloirs du pouvoir déchu. De post-mortem en jeu du blâme, arrivera-t-on à trouver un sens à cette défaite qui, à en croire les candidats battus, était entièrement inattendue jusqu’à la dernière heure ?
Les raisons ne manquent pas : du slogan « BLD », né de l’épave du Wakashio, à l’imposition de restrictions sur la tenue des concerts (ou de l’expression libre par l’ICT Act), des allégations d’abus au sein de la force policière aux rumeurs autour d’une première dame un peu trop impliquée dans les affaires de l’État, Missie Moustass n’aura finalement été qu’apothéose dans une pièce de théâtre qui tirait déjà à sa fin – avec pour dernier rappel la suspension des réseaux sociaux quelques jours seulement avant le scrutin.
Pourtant, questionné sur le plateau d’une radio privée quant aux raisons de la chute de l’Alliance Lepep, Toolsyraj Benydin n’en mentionne qu’une : le manque d’attention de l’Alliance à ce que lui disait l’électorat. « Nou ti bizin ekoute, mem pe kritik nou », avait-il lâché.
En contraste, s’expliquant la victoire de l’Alliance du Changement, le Dr Ramgoolam a plusieurs fois insisté sur la « campagne de proximité » qu’a menée son équipe. La proximité – dont l’image a été largement circulée à travers ces photos du Dr. Ramgoolam humblement assis auprès de ses mandants à les écouter, plutôt que derrière un lutrin à leur parler de haut – aura porté ses fruits.
Et c’est bien l’Alliance du Changement qui s’est alignée au peuple, et non l’inverse, à l’instar du fameux soir de Loperasion Vey Bwat, ce mouvement organisé par les citoyens et pour les citoyens, sans qu’aucune directive ne soit venue des candidats (qui ont, d’ailleurs, même dû appeler au calme).
On se souvient aussi des débuts de campagne, quand l’alliance improbable entre ces trois, puis quatre, partis se cherchait encore, n’arrivant pas tout à fait à se coordonner, encore moins convaincre. Mais au fil des jours, elle semblait de plus en plus avoir trouvé la formule : laisser le peuple donner le ton et puis le suivre, même si cela voulait dire entrer dans l’univers incertain de TikTok et ses influenceurs, ou se joindre, tard le soir, aux foules d’internautes sur les plateformes de journalisme populaire.
Car c’est dans cet univers qu’on pouvait entendre les discours qui allaient finalement convaincre. Qu’on pouvait parler ouvertement de cette blessure ressentie par des citoyens, toutes communautés confondues, lorsque le nom de la Vierge Marie a été profané par un Commissaire de police, ou lorsqu’on entendait reprocher à des Mauriciens qu’ils chantent leur propre hymne national. C’est dans cet univers qu’on pouvait dire notre colère que des officiers censés nous protéger auraient causé la mort de notre concitoyen Jacquelin Juliette, pour ensuite faire un cover-up au profit des coupables. Là, on exprimait notre indignation lorsque les réseaux sociaux – un des seuls espaces d’expression libre qui nous restait – nous furent enlevés. Là, on pouvait hurler notre frustration à chaque allocution des dirigeants d’alors, qui faisaient la sourde oreille aux cris de cœur des citoyens qui réclamaient qu’on leur dise la vérité, que justice soit faite. Ce peuple qui demandait seulement qu’il puisse vivre librement dans son pays.
Alexis de Tocqueville, homme politique français du 19e siècle dont l’admiration pour le modèle démocratique américain l’avait motivé à composer son œuvre « De la démocratie en Amérique », se fascinait à l’idée des town halls, ces réunions régulières dans les villes et comtés américains où c’étaient les citoyens qui s’exprimaient, les politiciens qui écoutaient. À ce jour, ces town halls sont encore une composante sacrosainte de la démocratie américaine, permettant que la voix du peuple puisse être entendue même en dehors des scrutins.
Nous sommes peut-être ici à Maurice en 2024, mais le town hall semble être revenu avec force, pour ne pas dire vengeance. Le lieu n’est peut-être plus les vieilles fermes ou les maisons anciennes de la Philadelphie, mais il s’est reconstruit sur TikTok et Facebook, sur les plateaux des médias sociaux. Et le résultat est le même : le peuple s’y instruit en partageant les idées, s’y prononce en formulant ensemble des positions, s’y organise en se ralliant à des actions.
L’Alliance du Changement, elle, a bien compris la portée, la puissance de la voix du peuple. Chose que son adversaire n’a pas su faire. Finalement, cela aura été là, kot linn fote.
Nous sommes aujourd’hui devant un peuple devenu plus mature, plus informé, plus critique, plus conscient de sa force et de son droit à faire valoir sa souveraineté, un peuple qui ne se taira plus jamais. Nous avons aussi à présent un Premier ministre qui a su que pour le représenter, il faut pouvoir l’écouter, l’entendre et le respecter. L’entente semble être bénie par les cieux.
Mais devant un ennemi commun, l’entente est toujours plus aisée. L’ennemi commun abattu, il faudra à présent nourrir cette entente, l’encourager et l’encadrer. Qu’elle soit consciemment inscrite dans la culture même de ce nouveau Gouvernement qui veut représenter le changement ! Que les ponts de communication ouverte entre peuple et dirigeants deviennent la norme, et non pas un évènement singulier qui aura marqué l’histoire ! Que les réseaux sociaux deviennent des plateformes incontournables, et les journalistes, des messagers privilégiés entre citoyens et politiciens, pas des ennemis à abattre! Pour les cinq prochaines années, nous aurons un Parlement à majorité absolue, une opposition quasi-insignifiante. Il sera d’autant plus vital que les voix des citoyens, des journalistes, même des dissidents soient entendues.
On se souviendra qu’en novembre 2024, ce sont ces voix qui ont mené à la victoire extraordinaire d’un peuple sur l’oppression. À son investiture, le nouveau Premier ministre s’émerveillait que « zame monn trouv enn kominion parey ant lepep ek gouvernman ». Ce sera en respectant ces voix-là que cette communion tant exaltée aura la chance de perdurer.
VERNA PILLAY