HUBERT JOLY, Président du Conseil international de la langue française à Paris
De son véritable nom Louis POIRIER, l’auteur de Le rivage des Syrtes (1951) est resté jusqu’à ce jour une énigme, tant dans sa personnalité que dans ses romans et autres écrits. On en saura peut-être plus sur lui lorsque son testament sera ouvert en 2027 et qu’il nous donnera enfin la clé de cet écrivain atypique. Mais aussi, grand écrivain. Le rivage des Syrtes n’a pas seulement attiré l’attention parce que l’auteur a refusé le prix Goncourt pour protester contre la marchandisation de l’écriture mais aussi parce qu’il a ouvert aux lecteurs un univers mystérieux, énigmatique, pour employer une seconde fois le mot qui me parait le plus adapté au caractère de l’homme et de ses romans. Il y a du Stendhal chez Julien Gracq, d’où sans doute son prénom inspiré de Julien Sorel. Mais alors que chez Stendhal, les choses finissent par tourner mal, chez Gracq, la catastrophe n’est pas consommée : l’auteur nous laisse dans une ambiguïté qui la laisse seulement entrevoir. Il en résulte finalement pour le lecteur un sentiment d’incertitude, d’angoisse et parfois de malaise qui font redouter la fin attendue et qui, finalement, inquiète davantage que le froid exposé de la cruelle réalité.
Très étonnamment nourri des surréalistes et en particulier d’André Breton qu’il a bien connu, et des grands auteurs allemands, Julien Gracq s’en est progressivement détourné et il a rompu avec les uns et les autres au moment du pacte germano-soviétique de 1939. Il a alors suivi un chemin solitaire marqué, non seulement par l’extrême précision et la qualité d’une écriture qu’on peut dire ciselée, mais par le climat de brume qui ne cesse d’entourer les images fortes de ses descriptions.
La porte de Mona n’était jamais fermée – non pour que son ami pût entrer le matin sans la réveiller, mais parce qu’elle était par la race de ces nomades du désert que le déclic d’une serrure angoisse : où qu’elle fût, elle plantait toujours sa tente en plein vent. Quand Grange entrait dans le carré de lumière grise que faisait la porte ouverte, il percevait d’abord sur une table de cuivre contenu de ses poches qu’elle avait vidées en vrac avant se coucher, et où il y avait des clés, des bonbons à la menthe tout incrustés de miettes de pain, une bille d’agate, un petit flacon de parfum, un bout de crayon mordillé et sept ou huit pièces d’un franc. Le reste de la chambre est très obscure. Grange n’ouvrait pas les volets tout de suite ; il s’asseyait sans bruit près du lit qui sortait un peu de l’ombre, vaste et ténébreux, éclairé d’en bas par les braises de la cheminée et le reflet gras des chenets de cuivre. Quand Mona s’éveillait, avec cette manière instantanée qu’elle avait de passer de la lumière à l’ombre (elle s’endormait au milieu d’une phrase, comme les très jeunes enfants) cinglé, fouetté, mordu, étrillé, il se sentait comme sous la douche d’une cascade d’avril, il était dépossédé de lui pour la journée ; mais cette minute où il la regardait encore dormir était plus grave : assis à côté d’elle, il avait l’impression de la protéger. Le froid se glissait dans la pièce malgré le feu mourant ; à travers les volets mal joints suintait une aube grise ; un instant, il se sentait porté au creux d’un monde éteint, dévasté par de mauvaises étoiles, tout entier couvé par une pensée noire : il promenait les yeux autour de lui comme pour y chercher la coûteuse blessure qui faisait le matin si pâle, refroidissait cette chanson triste jusqu’à la mort. « Qu’elle ne meure pas », murmurait-il superstitieusement, et le mot éveillait dans la pièce aux volets fermés écho distrait : le monde avait perdu son recours ; on eût dit que de son sommeil même une oreille s’était détournée.
J’ai choisi ce passage d’Un balcon en forêt parce qu’il incarne à la fois ce que je dis des intrigues des romans de Julien Gracq mais aussi par la qualité de la description de l’aventure amoureuse du héros, l’aspirant Grange. Il se trouve que j’ai un souvenir personnel à ce sujet. En effet, un de mes oncles, Michel, qui avait 23 ans, qui était aspirant comme Grange, a, comme le héros, été tué dans les Ardennes, le 18 mai 1940 et, de façon étonnante, c’est quasiment son histoire que raconte Julien Gracq. Je n’ai rencontré l’écrivain qu’une fois et je n’ai échangé avec lui que quelques phrases banales. À l’époque, je n’avais pas encore lu le livre et je n’ai donc pas eu l’occasion de percer le mystère de cette similitude où la fiction littéraire a rejoint la dure réalité.
Il faut aussi absolument lire Le rivage des Syrtes qui nous plonge dans une atmosphère onirique, dans l’attente d’un temps indéfiniment étiré et suspendu. Comme beaucoup, j’ai été captivé par cet étrange récit où rien ne se passe mais où tout pourrait se passer, qu’on pressent mais qui ne se dévoile jamais. Une atmosphère et quasiment rien d’autre. Du très grand art… Très proche et très loin du petit monsieur de 97 ans dont les secrets nous seront peut-être révélés d’ici quelques années.