GEORGES-ANDRÉ KOENIG
Voilà 50 ans déjà que Jules Koenig nous quittait. Certains ont cru bon, non seulement de son vivant, mais aussi après sa mort, de lui reprocher d’avoir été contre l’Indépendance de notre pays pour défendre les intérêts de l’oligarchie sucrière. Certains même le qualifièrent d’anti-hindou primaire et haineux. Et il n’est pas impossible qu’une poignée de gens pense, aujourd’hui encore, du mal de lui. Aussi, à l’occasion de cet anniversaire, nous lui devons de remettre les pendules à l’heure, et de rendre ainsi hommage à l’homme juste, intègre et généreux qu’il était.
Disons-le d’emblée. Quand Jules Koenig se bat contre l’Indépendance, c’est, en fait, contre un danger qu’il croit réel : l’hégémonie hindoue, et pour une cause qu’il croit juste : la défense des intérêts des minorités. Il le dit d’ailleurs lui-même lors du débat constitutionnel de 1956 : « Vous savez que je hais l’hégémonie d’où qu’elle vienne, et que j’ai maintes fois déclaré, non seulement à vous mais au public, que si j’ai combattu la domination blanche dans ce pays comme je l’ai fait, je ne tolérerai pas qu’elle soit remplacée par toute autre domination ».
La grande bourgeoisie sucrière
Il arrivera, comme en 1955 et 1967, que la grande bourgeoisie sucrière se joigne à sa cause et lui apporte l’aide financière dont il a besoin pour la défendre. Il l’accepte, mais sans concession aucune. Il conservera quoiqu’il arrive sa liberté de pensée et d’action, et restera jusqu’à la fin de sa vie le démocrate qu’il a toujours été. N’a-t-il pas, pour preuve, si besoin il y avait, répudié le concours de Noël Marrier d’Unienville, voix des conservateurs, comme porte-parole, successivement, du Ralliement et du Parti Mauricien ?
Jules Koenig, en fait, ne se bat pas contre l’ensemble de la communauté hindoue qu’il sait, en ce temps-là, vulnérable, parce que composée dans sa majorité de gens qui seraient, à son avis, peu lettrés, donc influençables. Il en a plutôt contre la bourgeoisie et l’intelligentsia de cette communauté qui, tout le laisse croire alors, serait prête à utiliser la crédibilité de ce « petit peuple » à des fins personnelles, peu importe les conséquences néfastes qui pourraient en découler pour l’ensemble du pays, et donc pour ce « petit peuple » lui-même. C’est d’ailleurs dans ce même esprit qu’il combattit le suffrage universel dès 1946.
Non, Jules Koenig était incapable de haïr quiconque, bien au contraire. Sa foi chrétienne, qu’il avait très profonde, l’avait invité à consacrer sa vie aux autres. Il aurait pu le faire, comme son frère et ses deux sœurs, en entrant en religion. Il préféra à cela le barreau et la politique, et nous ne pouvons que lui dire merci, non seulement pour tout ce qu’il a accompli en tant que tel, mais aussi pour avoir été un de ces rares hommes qui ont donné à la politique ses lettres de noblesse.
Venons-en maintenant à sa hantise du « péril hindou ». Cette inquiétude était loin d’être fondée sur du vent, mais sur des évènements locaux et internationaux qui pouvaient, en effet, laisser craindre le pire.
C’est ainsi qu’au plan local il y eut, entre 1937, année des premières pressions populaires, et 1967, année des élections qui allaient conduire notre pays à l’indépendance, le refus quasi-systématique d’inclure dans la Constitution certaines clauses visant à sauvegarder les intérêts des minorités, et les décisions arbitraires du gouvernement s’appropriant ici, la prérogative du découpage électoral, et là, la nomination des conseillers municipaux, pour ne citer que trois exemples. Sans parler des propos incendiaires tenus par certains dirigeants, que je tairai ici parce que les temps ont bien changé, pour le meilleur, Dieu merci.
Par ailleurs, sur le plan international, la décolonisation bien trop hâtive à travers le monde, la guerre froide, les conflits interraciaux qui se succédèrent en Inde, en Guyane, à Chypre, au Liban, au Congo et à Zanzibar, ne firent qu’attiser ces inquiétudes.
Oui, l’anxiété de Jules Koenig était, on peut l’affirmer, justifiée. Si jamais nous avions encore le moindre doute à ce sujet, lisons ce que le gouverneur Sir Robert Scott disait à ce propos : « Nevertheless, demographic factors give some support to the fears of the « general population » in regard to indian population domination, particularly in the absence of wide comprehension of the need to tolerate differences of race, religion and culture in the interests of a common citizenship. Although the Labour Party includes individuals from the « general population « , I have been assured that, in fact, there is a strong tendency for hindus to vote for hindus regardless of the policy of the rival candidates, and that sign for Hindu separateness and exclusiveness in the political field is increasing ».
L’Indépendance s’est avérée salutaire pour l’Ile Maurice. Mais pensons aussi qu’elle aurait bien pu tourner au cauchemar si, à la tête des deux principaux partis politiques qui assurèrent le passage du pays d’un régime colonial à celui d’une République, il n’y avait pas eu deux sages qui, malgré leurs propos parfois virulents l’un à l’encontre de l’autre, à visée uniquement politique, se respectaient et aimaient leur pays, si bien qu’ils se rassemblèrent quand le besoin se fit sentir, pour le conduire à bon port. Ils se nommaient Seewoosagur Ramgoolam, admirateur de Gandhi, et Gaëtan Duval qui eut, lui, comme maître à penser politique… Jules Koenig.
Oui, à l’époque où se tramait l’indépendance, personne ne pouvait prévoir quelle en serait l’issue. Le choix de Jules Koenig a été fait avec l’intégrité et la générosité qui l’habitaient. Il agissait en son âme et conscience.
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A lire cette semaine dans la page Forum du Mauricien, une nouvelle de Claire Koenig, 16 ans, petite-nièce de Jules Koenig, dans le contexte du 50e anniversaire de la mort de ce dernier en ce mois de mai.