Dans le sillage du passage des cyclones Batsirai et Emnati, Le Mauricien a rencontré la secrétaire générale de la Chambre d’agriculture, Jacqueline Sauzier, pour faire le point sur la situation au niveau de l’industrie cannière, et dans le secteur agricole en général. Concernant le rapport de la Banque mondiale sur le sucre, qui a été publié en début de mois, la secrétaire générale souligne l’importance d’implémenter les recommandations dans leur ensemble. « Il ne sera pas possible de “pick and choose” les recommandations, mais c’est bien la combinaison in toto qui rendra la compétitivité au secteur », insiste-t-elle. Elle relève également que le rapport fait ressortir que personne ne peut envisager la disparition de l’industrie cannière, qui emploie quelque 8 000 personnes, et dont les effets multiplicateurs sont considérables pour le pays. « Imaginer sa disparition est certes un constat effrayant, mais qui malheureusement n’est pas irréaliste », lance Jacqueline Sauzier, tout en insistant sur l’importance d’une réforme en profondeur pour que le secteur soit viable et efficient.
En ce début d’année, l’activité cyclonique est très active. Nous avons déjà fait l’expérience de deux cyclones dans notre proche voisinage. Quel est le constat de la Chambre d’Agriculture, tant en ce qui concerne l’industrie sucrière que la production agricole en général ?
Effectivement, depuis début 2022, nous avons subi de plein fouet les effets de deux cyclones à 15 jours d’intervalle, et les experts de la Météo affirment que ce n’est que le début. A cela, il nous faut aussi nous rappeler que nous avons presque oublié ce qu’était un cyclone. Quant aux effets de ces deux cyclones, le constat est accablant pour le secteur de la culture vivrière, avec entre 30% et 100% de pertes, selon les légumes et le type de production, tels que les serres.
Les revendications de la communauté des planteurs sont légitimes, car c’est bien un type de production qui avait été prôné par les autorités pour lutter contre les effets du changement climatique. Il serait alors nécessaire de faire un état des lieux des recommandations et de les lier à des recommandations plus précises d’adaptation et de mitigations face aux effets du changement climatique.
Quant au secteur cannier, les pluies survenues lors du premier cyclone ont été très bénéfiques pour la canne, actuellement en pleine période de pousse. Cependant, les vents violents, répétés 15 jours plus tard, ont provoqué des lacérations des feuilles et des tiges couchées, qui pourraient entraîner un retard de la pousse. Pour le moment, nous ne prévoyons pas d’impact majeur, juste un retard de la pousse. Les conditions météorologiques, qui prévaudront jusqu’au moment de la maturation de la canne avant la coupe, seront déterminantes pour la coupe 2022.
La situation climatique actuelle risque-t-elle de remettre en cause l’objectif fixé pour la récolte sucrière de 2022, qui est de faire mieux que les années précédentes ?
En 2021, le pays a broyé 2,67 millions de tonnes de cannes pour produire 255 818 tonnes de sucre, à un taux d’extraction moyen de 9,59%. Ce n’est pas la meilleure année de production, car en 2020, avec presque le même volume de cannes broyées, 270 875 tonnes de sucre étaient produites. Cela s’explique par un meilleur taux d’extraction. Ainsi, le climat sur toute la durée de la pousse et de la maturation de la canne joue un rôle majeur sur les résultats de la coupe. Donc, les conditions climatiques sur les prochains mois seront déterminantes. Mais nous espérons toujours pouvoir faire mieux en 2022.
Le rapport tant attendu de la Banque mondiale, publié récemment, est-il à la hauteur de vos attentes ?
Tout d’abord, nous apprécions que les autorités aient partagé ce document avec les opérateurs de l’industrie. C’est le fruit de nos discussions avec les consultants de la Banque mondiale et leur analyse de la situation de l’industrie cannière. Pour les lecteurs, il est important de comprendre que ce document est en deux parties. L’une étant une analyse de la compétitivité du secteur sur l’année 2019, sans tenir compte des aides financières et subventions diverses, soit une analyse brute de la situation en 2019. L’autre partie, elle, correspond aux recommandations à mettre en place en fonction de cette analyse pour renouer avec la compétitivité sur la base d’un ciblage des aides et accompagnements, sans forcément les lier aux forces des marchés.
Le document met ainsi en avant un certain nombre de recommandations qui, si elles sont implémentées de manière simultanée et rapidement, impacteront positivement la profitabilité du secteur. C’est la vision d’un partenaire externe à l’industrie, et nous apprécions ainsi cette vision brute, qui met chaque partenaire de cette industrie, qu’il soit productif ou institutionnel, devant ses responsabilités et ses défis.
Vous aviez été étroitement associés à un rapport concernant la réforme dans l’industrie sucrière publié avant que le gouvernement décide de solliciter les conseils de la Banque mondiale. En quoi les recommandations de la Banque mondiale sont-elles différentes de celles qui avaient été faites précédemment ?
Il est vrai que les recommandations finales proposées par la Banque mondiale ne diffèrent pas grandement des recommandations faites par les consultants précédents ou celles publiées dans le dernier document conjoint du ministère de l’Agro-industrie et la Chambre d’agriculture. Il a cependant le mérite d’y associer une analyse de la compétitivité du secteur, justifiant ainsi des recommandations par leur poids et des avantages économiques stratégiques. Ce document a aussi l’avantage de faire une projection sur la possible situation de l’industrie si rien n’est fait, ce qui constitue une nouveauté.
Quelles sont les mesures du rapport qui ont le plus retenu votre attention ?
Il y a effectivement cinq recommandations majeures qui apporteront un impact majeur sur la compétitivité de cette industrie, soit augmenter la part de vente des sucres spéciaux;
réduire les frais d’opérations et de logistiques liées à l’exportation de nos sucres;
augmenter les revenus des producteurs liés à la bagasse; réduire les frais de main-d’œuvre et améliorer l’efficience agronomique de la production cannière.
Il est à noter qu’avant même que le rapport ne soit rendu public, une mesure avait déjà été implémentée, soit l’augmentation de la rémunération de la bagasse aux producteurs de Rs 0,16 le kWh à Rs 3,50 le kWh à partir de la coupe 2021. Nous réitérons notre appréciation à l’implémentation de cette mesure, car elle permet d’entrevoir une visibilité sur l’avenir et donne une certaine confiance aux investissements futurs.
Une deuxième mesure, en cours de mise à exécution et annoncée lors du dernier discours budgétaire, est relative à l’optimisation des frais de logistiques et de transport par la construction d’un espace de stockage dernier cri à Jin Fei par le gouvernement. La mise en œuvre rapide de ces deux mesures par le gouvernement démontre l’engagement de ce partenaire pour répondre aux nécessités de cette industrie. Cependant, comme l’a recommandé la Banque mondiale, il ne sera pas possible de Pick and Choose les recommandations, car c’est bien la combinaison In Toto qui rendra la compétitivité au secteur.
Sur les trois recommandations restantes, celle qui retient le plus l’attention est liée à la nécessité de réduire les frais de la main-d’œuvre. Les coûts de la main-d’œuvre augmentent en effet inexorablement. En reprenant les propos du rapport, les coûts de la main-d’œuvre ont augmenté de plus de deux fois du taux d’inflation depuis 2010, et il y a un différentiel de 23% en faveur des salaires moyens de l’industrie cannière par rapport au secteur manufacturier. Et face à cela, les revenus globaux de l’industrie sont en baisse, et ce en raison de trois facteurs :
les prix sur les marchés sont fluctuants et, de manière globale, en baisse;
nous n’avons plus nos marchés préférentiels à des prix garantis et
le volume global de sucres à vendre est en baisse. Deux ans après l’analyse de la Banque mondiale, cet état des choses n’est toujours pas soutenable pour l’industrie.
L’implémentation de cette mesure demandera une action courageuse, mais nécessaire, de la part des décideurs. Il est temps que cette industrie soit intégrée comme un autre secteur de l’économie et qu’elle puisse avoir l’agilité nécessaire dans cet environnement hautement compétitif et spéculatif.
Ces mesures sont-elles suffisamment attrayantes pour empêcher l’abandon des terres sous cannes par les établissements sucriers, et en particulier les petits planteurs ?
Il est important de connaître les raisons derrière l’abandon des terres sous canne. Elles peuvent être multiples : le manque de main-d’œuvre pour assurer le service essentiel de la maintenance et de la coupe, la difficulté d’y accéder, soit mauvaises routes ou la distance, l’investissement agronomique nécessaire pour peu de retour d’efficience (pauvreté des sols), la difficulté de mécaniser les parcelles pour pallier le manque de main-d’œuvre, le peu de retour sur investissement par rapport à l’énergie déployée pour produire, des problèmes liés à la succession des terres…
Bref, les raisons sont multiples. Mais la clé de tout cela, c’est que tous les opérateurs du maillon de cette industrie sont des entrepreneurs économiques qui attendent un certain retour sur investissements et une rentabilité de leurs actions. Alors la réponse à la question de savoir si les mesures sont suffisamment attrayantes pour empêcher l’abandon des terres est que cela réside principalement dans la rapidité d’implémentations de mesures qui assureront une rentabilité et une stabilité économique de ces entrepreneurs et leur acceptabilité par ces producteurs.
Comment empêcher que le secteur immobilier continue de prendre de l’expansion au détriment des terres agricoles ?
De manière nationale, l’importance économique accordée au développement agricole, qu’il soit pour la canne ou autre, déterminera les orientations d’investissements d’un opérateur, sous le couvert que son activité soit économiquement rentable. Ces terres agricoles contribuent ainsi à la croissance économique du pays.
Cependant, ne serait-il pas nécessaire de définir clairement les priorités du pays en matière d’orientations économiques, de définir les besoins financiers, humains, logistiques, sociétaux, environnementaux, fonciers et autres pour implémenter ces orientations, et d’y inscrire une planification à long terme sur l’utilisation des sols ? Ainsi, si l’Agriculture, avec un grand A, a toute sa place, il sera alors nécessaire d’y accoler les ressources pour réussir cette ambition.
Beaucoup d’espoir est placé en l’industrie sucrière pour la production d’énergie verte et renouvelable. Le secteur sera-t-il à la hauteur des attentes ? Ce défi peut-il être relevé ?
L’objectif annoncé de 60% d’énergie renouvelable et zéro charbon à l’horizon 2030 est clairement un objectif ambitieux au vu du temps qu’il reste pour y arriver. L’industrie est, comme toujours, prête à contribuer et faire sa part. Tout sera mis en œuvre pour relever ce défi.
Cependant, elle ne pourra pas le faire seule. Les réformes annoncées plus haut sont plus que nécessaires. Un cadre régulateur propice à la production de biomasse autre que la canne est en cours de discussion, et il ne faudra pas tarder à enclencher les procédures d’implémentation, car le temps fait défaut.
Par ailleurs, réussir à atteindre cet objectif ne sera pas le seul fait de l’industrie cannière, car n’oublions pas que l’éolien et le solaire sont également des énergies renouvelables, certes intermittentes, et qui contribueront grandement à atteindre cet objectif.
La Banque mondiale considère que si rien n’est fait en ce qui concerne la réforme de l’industrie cannière, il n’y aura plus aucun établissement sucrier en 2030 et 2040…
Le rapport fait bien ressortir que personne ne peut envisager la disparition de cette industrie, chacun pour ses propres raisons, qu’elles soient économiques, environnementales, sociétales ou autres. Imaginer sa disparition est certes un constat effrayant, mais qui malheureusement n’est pas irréaliste.
Cela fait déjà plusieurs années que nous le disons : l’industrie a besoin d’une réforme en profondeur pour être viable et efficiente. Mais quelles sont les alternatives au-devant du pays ? Il est nécessaire d’évaluer l’impact sur le pays de cette possible disparition. Mais en attendant que cette vision soit établie, il est nécessaire, et même primordial, de faire ces réformes maintenant. C’est ce que la Banque mondiale appelle No-Regret Policy Reforms. Avec leur adoption, nous nous donnons le temps de trouver la vision de l’industrie et de définir au besoin les alternatives, si elles existent. Nous nous donnons le temps du choix.
Êtes-vous d’accord avec ceux qui estiment qu’il faut fixer à l’avance la capacité de production sucrière et produire la canne en conséquence ? Faudra-t-il fixer la superficie de terres qui doit obligatoirement rester sous canne ?
L’analyse de la compétitivité a tiré la sonnette d’alarme et l’avenir du secteur sera mesuré par l’implémentation et l’acceptabilité des mesures prises sur les prochaines années. Mais il est évident qu’avec les trois usines actuelles, toutes en sous-capacité de production, la tendance du volume de canne livré doit obligatoirement être à la hausse, et des mesures d’efficience doivent être implémentées.
Faisons le point sur la production agricole sans sucre. Que devrait-on faire pour atteindre une autosuffisance alimentaire ?
Il serait plus approprié de parler de souveraineté alimentaire, car il n’est pas réaliste et efficient de viser l’autosuffisance dans toutes les cultures. Nous devons nous concentrer là où nous avons un avantage comparatif et définir des filières agricoles qui auront leur place dans le paysage économique du pays. Pour ce faire, nous devons définir un cadre pour que chaque partie trouve sa place dans la chaîne de production. Cela passe, d’une part, par la mise en place d’une planification des productions et, d’autre part, par la mise sur pied d’un espace de dialogue et de collaboration entre les parties concernées.
Il faut ainsi miser sur l’utilisation accrue de la technologie et de l’intelligence artificielle (drone, acquisition de données, etc.) pour répondre à certaines situations déjà tendues, comme le manque de main-d’œuvre, prendre des décisions plus rapidement et capitaliser de manière optimale sur les problèmes déjà rencontrés. Ne pas reproduire les mêmes erreurs. Et miser sur la mécanisation en raison du coût et de la rareté de la main-d’œuvre.
Ensuite, il faut adopter de nouvelles pratiques agricoles. Par exemple, l’agroforesterie coche les cases environnementales intrinsèquement par la séquestration du carbone, l’amélioration de la qualité des sols. Mais aussi sociales, car n’importe qui peut s’y mettre et tout type de sol est approprié. Et enfin la case économique, de par la diversité des revenus sur une unité de surface. Il faut aussi prendre en compte le changement climatique et adopter les mesures d’adaptation.
Quelles sont les incitations qui devraient être accordées aux planteurs ?
Les planteurs, quelle que soit la taille de leur exploitation, ont besoin d’appuis tant financiers que techniques afin de les inciter à continuer leurs activités agricoles. Il faut un marché garanti pour leur production, tout en respectant les règles de l’OMC. Ils doivent aussi pouvoir avoir accès à des prêts bancaires et bénéficier de mesures fiscales, de même qu’avoir recours à l’expertise étrangère. Mais plus directement, les planteurs ont besoin d’une vision claire du secteur.
Cependant, j’aimerais mentionner quelques mots sur le secteur de l’élevage. Ce secteur peut clairement contribuer efficacement au développement économique du pays, mais comme pour tout secteur, il est important d’avoir une vision claire et collaborative pour faciliter les investissements. Le secteur de la volaille est une parfaite démonstration d’intégration de la filière. Nous devrions nous pencher sur ce modèle, où tous les partenaires de la chaîne de production sont en dialogue constant.