PAULA LEW FAI
Quelle aubaine pour ces 18-25 ans qui peuvent en bénéficier depuis ce 1er septembre 2024 !
Ils sont entre 100000 et 150000 jeunes de cette tranche d’âge et représentent 13.8% d’électeurs mauriciens.
Ne leur boudons pas ce plaisir et surtout ne leur enlevons pas la joie de recevoir un tel cadeau en prêtant des calculs mesquins à leurs si généreux sponsors, en cette période cruciale précédant les élections.
Mais est-ce vraiment un cadeau ?
TikTok, Snapchat, Pinterest, WhatsApp…Les jeunes sont plus connectés que jamais grâce aux réseaux sociaux. Cependant, ils sont plus seuls que toute autre génération avant eux.
D’après une étude Flashs de l’IFOP (sondage paru en janvier 2024), près de 62 % des 18-24 ans en France se sentent régulièrement seuls, contre 37 % des 65 ans et plus.
Cf. aussi « Jeunes et sans amis : quand la solitude frappe les 15-30 ans », 2017 (1).
Un article publié sur slate.fr, « Les jeunes galèrent de plus en plus à se faire des amis », paru dans le journal du Week-End, 1er septembre, en page 43, est révélateur de cette profonde détresse.
Millennials et gen z en souffrent et cette souffrance se répand partout dans le monde. Souffrance individuelle certes mais aussi celle des familles, des sociétés impuissantes à prévoir et compter sur une reproduction plus saine, basée sur des liens sociaux de solidarité et d’entraide.
Si la solitude est plus facilement évoquée lorsque l’on parle des personnes âgées, elle est un sujet tabou lorsque l’on parle des jeunes. Dans les représentations sociales et fausses perceptions des âges de la vie, nous concevons très difficilement que des jeunes soient seuls de nos jours, avec un tel registre de possibilités de contact, numériques et analogiques.
C’est justement là que réside le problème.
De par l’accompagnement que j’offre à certains responsables d’entreprises, en charge de la formation et à des jeunes professionnels, je peux faire les observations suivantes :
1) La consommation à outrance de la société numérique casse la sociabilité concrète. L’absence de contacts réels entre personnes qui se parlent et s’écoutent, attentifs les uns aux autres morcelle le lien social ;
2) Les enfants et les adolescents participent moins aux activités qui les rassemblent avec d’autres de leur âge. Les compromis, les négociations pour se faire respecter, valider ne sont plus des outils pour apprendre à vivre avec les autres. Ainsi, l’apprentissage de solidarités concrètes est détruit surtout aux âges jeunes au profit de celles, abstraites, des réseaux sociaux ;
3) Beaucoup de jeunes vivent une dissociation entre le réel et leurs propres projections. Face aux frustrations banales de la vie quotidienne, l’utilisation immédiate de la technique libère un imaginaire de compensation, factice ;
4) Elle est aussi un outil de lutte contre l’ennui. La peur du vide est telle que même quelques minutes d’attente prennent des proportions exagérées ;
5) Elle est une échappée, une fuite hors des contraintes du lien social. Nous, adultes, nous sommes de très bons modèles ;
6) Parmi les manifestations de la souffrance psychique, on note un désinvestissement de la vie quotidienne et, plus largement, une inhibition à agir. Un certain fatalisme s’introduit graduellement, générant du désespoir de la part des plus âgés, dont l’incompréhension est totale ;
7) Ce repli sur soi des jeunes est un cercle vicieux. Ils se replient sur eux-mêmes et restent seuls avec leurs problèmes pour éviter d’essuyer davantage de critiques de leur entourage ;
8) La comparaison entre pairs, inhérente aux âges jeunes prend des dimensions telles que le sentiment de ne pas être suffisants est constant. L’image de soi, l’estime de soi sont constamment réévalués, d’où stress émotionnel et incapacité de s’accepter ;
9) Des problèmes psychologiques, nombreux – dépressions, bipolarité, schizophrénie, burn-out en résultent.
10)Certains suicides de jeunes, inexpliqués, peuvent être attribués à cette solitude intérieure, sans que des signes avant-coureurs aient été détectés ;
11)Le manque de compétences socio-émotionnelles, de communication et de résolution de problèmes dans des contextes interpersonnels amène une mauvaise gestion des frustrations et accroît les risques associés ;
12)L’enfermement sur soi des jeunes a également des conséquences sur la production d’idées, d’idéologies et de pratiques extrémistes, le réel n’étant plus au rendez-vous pour des ajustements nécessaires à la vie.
De nos jours, la communication est devenue une interposition de l’écran dans la relation à autrui, valorisant la distance, l’absence physique. Utilitaire, efficace, elle appelle une réponse immédiate et exige une disponibilité absolue. L’échange, la conversation relèvent de la gratuité, du temps. Si la communication fait disparaître le corps, la conversation sollicite une présence mutuelle. David Le Breton, anthropologue et sociologue parle ainsi de « société spectrale » (2).
Pour le Conseil économique, social et environnemental (CESE) (3), l’isolement social est « la situation dans laquelle se trouve la personne qui, du fait de relations durablement insuffisantes dans leur nombre ou leur qualité, est en situation de souffrance et de danger ». Le CESE précise ainsi que « les relations d’une qualité insuffisante sont celles qui produisent un déni de reconnaissance, un déficit de sécurité et une participation empêchée. Le risque de cette situation tient au fait que l’isolement prive de certaines ressources impératives pour se constituer en tant que personne et accéder aux soins élémentaires et à la vie sociale ».
Alors, cadeau empoisonné ?
Oui car nous avons sous-évalué les conséquences de cette irruption technique dans une société mauricienne mal préparée et qui continue à ne pas analyser ce qui nous arrive de bon et de mauvais. Nous préparons mal nos générations futures et à octroyer ainsi des facilités de cet ordre sans aucune réflexion et mesure d’apprentissage au discernement, à la discipline et à la mesure, nous allons droit à la catastrophe.
Une parole partagée ?
Nous l’avons si peu.
Une écoute réelle ?
Nous perdons la patience et la bienveillance.
Envers nous-mêmes et les autres.
ET NOUS SACRIFIONS NOS JEUNES !
1) Fondation de France, Jeunes et sans amis : quand la solitude frappe les 15-30 ans, 2017 (en ligne : http://www.fondationdefrance.org/fr/solitude-jeunes)
2) David Le Breton, La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale. Métailié, 2024
3) Conseil économique, social et environnemental, Combattre l’isolement social pour plus de cohésion et de fraternité, avis et rapport du 28 juin 2017.