Tum chale jao ge to soche ge, hum ne kya koya ham ne kya paya (1)
PRAVINA NALLATAMBY
En nous faisant revisiter Hafez, le maître des ghazals de Chiraz, la plume de Moomtaz Emrith (2) nous insuffle un profond sentiment de gratitude. En effet, Hafez, Rumi, et d’autres poètes cités tels que Mirza Ghalib et également Gulzar et Javed Akthar nous font toujours vibrer. Et, pour les mélomanes, cela devient encore plus poignant et sublime lorsque leurs vers sont interprétés par la voix unique de Jagjit Singh, le roi du ghazal parti hélas, trop tôt.
Un double hommage à la poésie et à la musique s’impose…
L’hiver est rude, le temps gèle les cœurs brûlants de désir, assoiffés de paix et de poésie. La quête de la sérénité se poursuit entre avalanches rebelles autour de la Méditerranée et résonances meurtrières aux alentours. À Chiraz, la vie ne saurait être poésie pour toujours, on ne saurait retrouver Ferdowsi retraçant la gloire des rois Rostam et Jamshid ni les poètes conviant leur muse dans la lumière stellaire, chantant un ghazal à la tombée de la nuit.
À Chiraz, la vie ne saurait être poésie tous les jours. Au loin, dans la capitale, l’arme nucléaire défraye la chronique. Menace d’une crise internationale, sanction, acte de terrorisme ? Qui en est le véritable architecte ? Depuis combien de décennies couve le volcan atomique ? Halte à la violence, à l’intolérance, à la cruauté et à l’hypocrisie ! Il y a plus de deux mille ans, un roi perse plein d’humanité, Cyrus le grand, libère un peuple exilé en lui permettant de rentrer chez lui et y construire son temple… Faut-il alors tout détruire, toujours tout anéantir ? Comment faire aujourd’hui pour instiller un soupçon d’humanité dans le cœur des architectes des violences sournoises ?
Attar propose des paroles de sagesse pour s’élever au-dessus des incertitudes, des bassesses et des velléités médiocres. Laissons la huppe guider le paon vers la traversée des vallées périlleuses pour atteindre la vérité et bâtir la paix…
L’âme perse tremble d’effroi… Taraudé pendant des siècles par l’instabilité politique et le recours au dogmatisme religieux, le pays connaît une paix précaire. Hafez, dont la foi profonde en la beauté de l’âme et l’humanité est infaillible, s’élève contre cette barbarie et dans ses rimes voilées appelle à la délivrance. Faire quelques pas avec sa poésie nous apporte un profond apaisement dans ce monde tyrannique.
À Chiraz, la vie devient poésie pour une nuit. Une rencontre mystique, une seule voix dans la nuit mystérieuse. Douceur, joie, plénitude. À défaut de l’avoir à chaque lever du soleil, accorde-nous un rendez-vous lunaire, ô belle Chiraz.
Les flamants roses se posent gracieusement sur le lac Orumieh. Le cœur à l’écoute, guidé par la mélodie du luth enchanté, l’Emir poursuit son voyage en longeant les rives fleuries du Zayandeh Rud, cette rivière qui traverse la moitié du monde. Des paroles secrètes lui sont révélées dans la lumière du sanctuaire dès qu’il pousse le portail de la grande mosquée bleue d’Ispahan : un luth en ébène. D’après la légende, ce luth, une antiquité romaine ayant sillonné le monde dans tous les sens, a, dit-on, le pouvoir d’unir toutes les âmes pures en une vibration unique, en écho à la conque sacrée. Serait-il enfoui au cœur d’une oasis perdue dans le désert, au fond des ruines des cités antiques, dans l’âme de la belle Roxane, de celle de Sémiramis, de Bilqîs ou au sein de la roseraie de Saadi ?
L’Emir part en quête de cette mélodie qui s’élève pour l’éternité quand deux cordes en soie vibrent sur la rosace d’une table d’harmonie en bois rond. Il scrutera le dos du manche serti de pierres précieuses pour admirer la mosaïque de lapis lazuli enveloppant la perle de Grenade, un rubis caché, formant une arabesque millénaire en langue persane, à déchiffrer. Dans cette recherche du temps infini, le Prince fait une halte à Takht-e-Jamshid pour se recueillir sur les ruines du palais avant de poursuivre sa route vers le sud dans les jardins chirazis. Un hommage aux conquérants, dirigeants d’empires glorifiés, aux rois détrônés, avilis et sacrifiés. Même les plus vaillants conquérants peuvent être impitoyables et fous ! Comment ranimer ces présences antiques, ces richesses ensablées, ces trésors ensevelis sans un peu condamner le grand Alexandre qui donne l’ordre d’incendier Persépolis pour défier Darius.
La Grèce contre la Perse. C’est toujours une question de pouvoir, de désir insatiable, l’immonde vice millénaire !
L’odeur fruitée des cyprès accueille l’Emir au crépuscule et l’invite à poser sa caravane non loin du Narenjestan-Ghawan à Chiraz. Le murmure de l’eau se mêle au bruissement des feuilles d’orangers. Une musique qui remplit le cœur chasse les peurs et renforce l’âme. Le calme s’installe doucement sur le campement dans le silence de la nuit. Après un temps de repos, le Prince s’enveloppe dans sa cape en laine, se dirige seul vers le jardin Eram pour son rendez-vous lunaire, entraîné par les vers de Hafez. Au bord d’une fontaine, la brise nocturne effleure un bouquet de roses qui s’inclinent à ses pieds. Il se nourrit de poésie, de paix et de plénitude, il s’oublie. Le vent caresse délicatement un pétale, souffle tremblant. Rappel d’une prière millénaire. Il se souvient toujours…
À l’aube, la lune disparaît, Hafez se tait. Le regard princier ne s’altère pas, brille d’un éclat neuf, il caresse sa barbe. Une vérité s’inscrit dans sa mémoire, trace d’une perle de rosée, lyrique et parfumée.
À Chiraz, la vie devient poésie pour une nuit. La nuit du destin.
Douceur et joie vibrent en un souffle, résonances des cordes feutrées de cœurs apaisés. Lames de fer contre houles de foi. Troquer l’arc contre la lyre. En douceur, et avec le temps, le timbre des vibrations se transformera. Tout n’est pas perdu. Tant qu’il y aura des hommes au cœur pur, à la bonté sans commune mesure, l’espoir ne quittera pas les âmes meurtries des peuples en danger. Le mystérieux voyageur poursuit sa route vers les ergs et la poussière, il se laisse guider vers le but que seul son âme connaît. La pureté de ses sentiments tel un bouclier le protège contre pillages et agressions dans ces régions réputées pour leur âpreté. Sa caravane avance en toute sérénité dans la patience et la paix. Il entendra toujours le bruissement de l’eau, le grincement des poulies et, au bord d’une source, l’écho d’un luth égaré…
*Extrait de Cités Lyriques, mille et une empreintes https://www.calameo.com/read/000903947e20739b5edcd
1.« Un jour, tu t’éclipseras, je me recueillerai alors sur ma perte et mes acquis », vers de Tum ko dekha to, ghazal écrit par Javed Akhtar, et interprété par Jagjit Singh.
2.Article paru dans la page Forum, « Le Mauricien » du 7 février 2024