« Il faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse. » (Christian Bobin)
PRAVINA NALLATAMBY
Marquée par une certaine baisse de vitalité, comme la conséquence d’un trop-plein de violence, d’intolérance et de malchance, l’année s’achève, quelque peu triste. Le chagrin, l’indignation, la peur, la révolte et le cynisme émergent face aux injustices, aux coups bas, aux guerres assassines et aux abus de pouvoir qui finissent par s’emparer de toute notre attention, nous vidant littéralement de notre énergie. Pourquoi cette amertume demeure-t-elle dans nos cœurs et comment ce sentiment d’impuissance nous étreint-il l’âme ?
La folie des uns est la sagesse des autres…
Devons-nous appuyer ce dérapage vers des terrains glissants où tout devient incontrôlable, où tout bascule dans un déséquilibre infernal, brisant l’harmonie en soi et avec les autres ? Comment en arrive-t-on à dériver ainsi, à plonger aveuglément dans la folie, en s’enfonçant dans les sables mouvants et en s’enlisant dans ces gouffres sans fond ? Régression ou progression ? Devons-nous avoir de la nostalgie pour une autre époque, cet autrefois apparemment plus sincère et s’ériger en victime du système actuel ? Ces questions pourraient soulever des débats passionnés, nourris de jugements et d’opinions très divers d’interlocuteurs cherchant à refaire le monde en un claquement de doigts ou un clic de souris. Dans le lot, il y en aurait toujours un qui avancerait le bon argument pour contester l’opinion générale ; il justifierait le bien-fondé d’une action jugée a priori répréhensible par une démonstration de cause à effet fondée sur des faits irréfutables liés à un « contexte » donné. Un autre tout aussi intransigeant, le regard noir, jugerait et condamnerait sans aucune commisération. Pas de quartier. Chacun sa passion…
L’année s’achève, le débat s’essouffle. Ça mouline, il y a comme un bug, c’est clair. Abasourdis, les gens, çà et là dans leurs pays respectifs, restent sceptiques sur quelque dénouement politique socioéconomique, voire même écologique.
Changeons de prisme pour voir l’harmonie de l’univers entre nature et culture et vibrons en phase avec les rayonnements chatoyants des stars ! Réinitialisation, dirait-on dans le jargon informatique ! Reset ! Reboot ! Que la lumière soit ! Soudain, mille petites étoiles scintillent sur l’écran noir, dévoilant le rôle de chacun dans l’univers. À leur humble niveau, les vers de terre sauvent la terre et les lucioles conservent les forêts. Coccinelles et sauterelles, libellules et grenouilles, araignées et scarabées, papillons et bourdons, oiseaux et autres animaux apportent chacun leur part pour la protection de l’environnement, la préservation de la planète. On aurait envie de découvrir la vie de ces toutes petites bêtes qu’on connait mal, ces insectes qui constituent plus de la moitié de la biodiversité. Savons-nous à quel point ils nous sont utiles ? Connait-on le rôle de la chrysomèle de l’ambroisie au nom de princesse sorti droit d’un conte de fées ? Et si on allait à la rencontre d’autres héros de ce récit imaginaire : les elfes nocturnes seraient les fourmilions crépusculaires, les petits lutins espiègles prendraient la forme du staphylin nécrophage ou de la phyllie, la reine du camouflage. Ce monde aurait aussi son bombardier projetant un liquide brûlant et toxique sur ses prédateurs ainsi que son gendarme, le gardien des jardins…
Hommage aux étoiles
Le curseur se déplace. Dans cet immense univers, on entrevoit aussi l’homme à l’œuvre ainsi que la femme. Celle-ci, avec son énergie, sa douceur, son intuition légendaire et sa détermination, veille à l’harmonie familiale, met du baume au cœur et transforme la vision des choses aussi bien par des découvertes scientifiques que par la mise à nu de certaines réalités, en éveillant les consciences, en s’engageant sur le terrain et en apportant de l’espoir grâce à une plume sublime…
Il sera difficile de rendre hommage à tous. Mais, on ne saurait passer sous silence la perte de Christian Bobin qui nous a quittés, il y a un mois, laissant un immense vide dans le paysage littéraire. L’écrivain-philosophe savait nous éclairer par ses écrits poétiques et réalistes. Tout en retenue, il défendait l’émerveillement permanent du quotidien. Il continuera à nous apporter de l’espérance avec ses textes aux titres troublants comme par exemple La part manquante, La souveraineté du vide, Eloge du rien, L’homme-joie… Il nous ouvrira toujours une fenêtre vers des perspectives nobles pour nous réconcilier avec les choses simples ! L’année s’achève, ce silence qui lui est si cher et « qui parle » nous revient en mémoire. En faisant silence, on voit clair. Et voilà, qu’aujourd’hui, brillant par son absence, Christian Bobin ranime de nouveau en nous ce sentiment d’émerveillement et de gratitude pour les petites choses de la vie.
En cette fin d’année, saluons aussi quelques étoiles féminines et soyons reconnaissants pour leur contribution à la planète. Citons Mardy Murie très engagée pour la préservation de l’Alaska et Wangari Maathai qui s’est battue pour sauver les arbres grâce au mouvement Ceinture verte. N’oublions pas Vandana Shiva et son mouvement Chipko qu’on ne présente plus, ni Greta Thunberg, ni Harriet Spark militant pour la faune marine. Face à la dérive nucléaire, on devrait aussi se rappeler ces deux prix Nobel de chimie, Marie Curie et sa fille Irène Joliot-Curie qui ont consacré leur vie à la science, en mettant leurs recherches au service de l’humanité et de la paix. Où allons-nous aujourd’hui ? Restons unis pour sauver notre patrimoine commun.
Annie Ernaux, qui sort de l’ombre grâce à l’octroi du prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre, nous dit que « la destruction et la mort paraissent désormais un mal nécessaire ». Première femme française à recevoir cette illustre récompense, Annie Ernaux écrit sans filtre, sans fioritures. Féministe militante, elle ancre ses personnages dans les drames de la vie avec un réalisme saisissant. Qu’on apprécie ou pas ce style cru et déconcertant, son œuvre mérite le détour, ne serait-ce que pour être averti de certaines réalités immondes que peu de gens ont le courage de dévoiler. Elle nous fait penser à la description de l’innommable, de ces blessures enfouies, de ces violences sourdes dans certains romans d’Ananda Devi et de Nathacha Appanah, ces femmes de lettres de notre pays natal, à l’honneur en France aujourd’hui.
Certes, on ne vit pas dans un monde de bisounours. Néanmoins, après cette flânerie au pays des stars, l’année ne pourrait s’achever sur une note triste. Surtout lorsqu’on apprend que Nathacha Appanah obtient le meilleur prix de la langue française pour la qualité de son œuvre. Le cœur se gonfle de fierté. Adressons-lui nos félicitations les plus chaleureuses et les plus sincères et disons un grand merci à la littérature, à la langue et à la poésie pour nous remettre en présence avec nous-mêmes et nous réconcilier avec les autres, bref pour avoir la sagesse d’apprécier les petites joies du quotidien.
Le cœur s’épure, l’âme s’élève.
L’année s’achève avec un immense sentiment de bonheur et de gratitude.
***
Lettre à Nathacha Appanah
Chère Nathacha,
Je t’écris cette lettre pour t’exprimer ma profonde gratitude. J’aurais pu envoyer cette lettre à ton éditeur, au risque de la voir s’égarer en route.
On vit dans la même ville, on vient de la même île. Mais on ne s’est jamais croisées ni à Mahébourg, ni à Port-Louis, ni sur les grands boulevards, ni sur un quai de métro. Et pourtant, lorsque je lis tes romans, il y a comme une résonance profonde en moi. Je vois défiler sous ta plume ces réalités qu’on n’imagine pas, ces rêves brisés, ces meurtrissures sourdes de la vie. Et en même temps, on ressent la sagesse, la tendresse dans chaque note d’espérance qui se tisse dans la trame. Dans Le dernier frère, j’ai décelé un hymne à cette étincelle qui redonne espoir. Subjuguée, emportée, je reste admirative de ton œuvre. J’aime quand tu racontes l’origine des prénoms « Tara » et « Vijaya » dans Rien ne t’appartient. Malgré le destin tragique de la « fille gâchée », elle porte en elle les graines de la victoire et le rayonnement d’une étoile. Elle demeure attachante dans son combat et dans sa façon de préserver la mémoire de Tara. Une année lumière, ce recueil de chroniques, m’a été offert par une amie lors de ma convalescence après une chirurgie assez lourde. Elle m’a dit que « ce petit livre d’une compatriote devrait te nourrir spirituellement ». Elle avait raison. Parce que, tout ce que tu écris est profondément humain, intime et poignant. La description du quotidien nous ramène sur terre. En dévoilant ton ressenti, tu nous invites à suivre ton cheminement et à vibrer avec toi, avec tes peurs et tes joies. L’âme, ainsi touchée, se ressaisit, retrouve l’harmonie perdue…
Merci de tout cœur, Nathacha, et au plaisir de voir nos chemins se croiser !
Pravina
Paris, le 20 décembre 2022,