Hommage d’une fille du chaos-monde

ANOUCHKA SOORIAMOORTHY

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Instagram @danslechaosmonde

« Vous devez lire Edouard Glissant ; c’est une écriture difficile mais ça vous plaira. » Ma directrice de recherche se doutait-elle, lorsqu’elle prodigua ce conseil à la jeune étudiante de vingt-trois ans que j’étais, des conséquences que la lecture de l’œuvre d’Edouard Glissant provoquerait sur moi ? Je crois que c’est très consciemment qu’elle fut l’instigatrice de cette rencontre philosophico-littéraire qui allait bouleverser tant ma conception du monde que ma personne. Quel individu aurais-je été si je n’avais fait la rencontre de la pensée d’Edouard Glissant, écrivain dont on célèbre aujourd’hui les dix ans de la disparition ?

Avant Edouard Glissant :

à la recherche de l’identité fantasmée

À l’âge de dix-huit ans, mon souhait le plus ardent était de partir de mon île Maurice natale ; ce désir n’était alimenté ni par la souffrance ni par la frustration, mais par la curiosité du monde au-delà de ce que l’horizon me permettait de voir : découvrir de nouveaux paysages, discuter avec des visages inconnus, laisser une place à l’imprévisible. La distance géographique allait aussi me permettre, espérais-je alors, de m’éloigner d’une obsession que je pensais, à tort, être spécifique à ceux de mon île : la passion identitaire. En permanence, il fallait se définir de façon univoque, claire et dogmatique : comment apporter une telle définition alors que l’histoire même du lieu où je me trouvais était plurielle, complexe et labyrinthique ? Ce n’est que plus tard que je compris que lorsque l’on ne parvient à trouver les définitions qui nous siéent, on les remplace par des stéréotypes. Ces derniers occupent une fonction rassurante : ils simplifient, ils hiérarchisent, ils nomment, et tant pis si cette nomenclature se révèle arbitraire. Mais moi qui repoussais les stéréotypes, non pas tant par principe (cette rigueur me viendra plus tard), mais parce qu’aucun ne semblait me correspondre, quelle réponse pouvais-je apporter à cette question de l’identité ? Comme souvent, on pense ses tourments uniques et particuliers alors qu’ils contiennent une dimension universelle : tous étaient pris dans des préoccupations similaires aux miennes. Certains ne s’en étaient pas encore rendus compte, d’autres les avaient fait taire en les assommant à coups de clichés simplificateurs et réconfortants, d’autres encore ressassaient silencieusement sans parvenir à une réponse satisfaisante. Mon arrivée à Paris sembla faire taire cette obsession de l’identité : j’étais, pour ma plus grande joie, anonyme et libre.

Avec Edouard Glissant :

rencontre chaotique et salvatrice

Cet anonymat ne constituait en rien une réponse aux questions identitaires qui continuaient de m’habiter. Dans mes lectures, dans mes recherches universitaires, cette thématique rôdait silencieusement, jusqu’à ce que le conseil perspicace de ma directrice de recherche permette sa pleine expression. Il est difficile de retranscrire la première rencontre avec l’œuvre d’Edouard Glissant tant elle est singulière, complexe et intimidante. Pour pouvoir accueillir comme il se doit ses écrits, le lecteur doit oublier le douteux confort de ses habitudes acquises pour admettre que, contre le pessimisme auquel invite trop souvent le cours du monde, contre l’apparence de fatalité qui a l’air de nous tenir enfermés dans les limites d’un immobilisme qui perdure et qui s’éternise, il est d’autres visions du monde, d’autres façons de concevoir le monde, de le (re)construire, grâce à des concepts inédits et à un langage neuf qui sont comme le prélude ou la promesse à l’avènement d’une nouvelle fraternité possible entre les êtres. Pour Glissant, le monde est chaos-monde, et ce terme de chaos n’est, chez lui, jamais négatif. Le chaos-monde est le monde tel qu’il est : divers, varié, hétérogène, pluriel, conflictuel parfois. Il ne s’agit pas d’un constat nouveau qui découlerait de la mondialisation récente : depuis que les hommes voyagent, se rencontrent, s’affrontent, il y a chaos-monde. Le chaos-monde n’est chaotique que dans le sens où ce qu’il produit n’a pas été prévu, planifié, anticipé : qui aurait pu imaginer que, de la rencontre entre les esclaves africains transbordés aux États-Unis et les colons naîtraient des notes jazzées, de la quête du profit émergerait un petit pays bien placé sur la route des épices, pays sans population autochtone qui deviendra une terre de migration qui tente depuis de penser ce que pourrait signifier l’identité mauricienne ? On peut élaborer des stratégies géopolitiques et des projections économiques, mais la nature humaine dans ses aspects les plus imprévisibles apporte un imaginaire nouveau, construit des modalités inédites et insoupçonnées du rapport à l’autre, fait émerger la relation. Ce terme de relation n’est pas uniquement à prendre dans son sens le plus commun chez Glissant : la relation surgit du chaos-monde, elle en est une composante essentielle. Elle présuppose la présence d’éléments à la fois différents mais équivalents en termes de valeur, éléments qui « acceptent de changer en s’échangeant ». Et celui qui se laisse porter par le flot de la relation, l’entretenant en même temps réciproquement, celui-là nourrit un imaginaire riche, loin de la haine de l’autre qui naît justement de l’absence d’imaginaire. Ce processus à l’œuvre, c’est ce que Glissant nomme la créolisation : « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. »

Depuis Edouard Glissant :

identités plurielles et heureuses

Je me suis à maintes reprises noyée dans les textes de Glissant tant sa philosophie est déstabilisante, j’ai perdu pied, j’ai bu la tasse avant de pouvoir enfin m’agripper à un îlot de sérénité que, depuis, je chéris et je protège : je suis construite de toutes les saveurs goûtées, de tous les parfums humés, de toutes les intonations entendues, de tous les visages observés. Cette diversité, loin de me perdre, a dessiné un chemin fleuri et ensoleillé jusqu’à mes identités, et quel plaisir de pouvoir accorder ce mot au pluriel, sans angoisse ni incohérence ! Comment pourrait-il en être autrement ? De mes ancêtres indiens, de mon amour de la mer, de ma langue française aux accents changeants, de mes lectures de Guy de Maupassant, de Colette, de René Char, de ma découverte du Moyen-Orient où je suis devenue adulte, il faudrait choisir lequel aurait davantage contribué à celle que je suis ? Je les choisis tous, sans hésitation ni trouble. J’embrasse toutes les influences avec fougue, oubliant parfois qu’elles m’ont embrassée les premières avec discrétion. La créolisation, ce monde de rencontres et d’échanges n’est pas un concept, encore moins un idéal : c’est un fait observable, c’est le monde tel qu’il est, et tant pis pour les crispés et les peureux ! Que j’aime cette pensée qui est à l’opposé d’un certain discours simplificateur : plus j’échange dans la diversité, plus je parviens à me saisir et à me comprendre. Parce que je fais partie des privilégiés qui ont pu vivre ce que Glissant nomme « le luxe du déracinement », j’enjambe les frontières en ayant en tête les images de la superbe sprinteuse américaine Dalilah Muhammad franchissant les haies : chaque franchissement est un dépassement de soi, un enrichissement, une récompense. De quoi la ligne d’arrivée est-elle la métaphore sinon de la quête de soi ? Tout cela me semble aujourd’hui d’une évidence lumineuse, mais il a fallu cheminer dans les ténèbres de la pensée étroite et avancer à tâtons entre les clichés pour enfin atteindre une lumière aussi agréable que celle de l’été mauricien. Durant ce trajet, j’ai croisé ceux qui, recroquevillés sur eux-mêmes, creusaient le sol à mains nues afin d’y trouver une racine, une origine, une identité ; tandis que je danse avec légèreté, épanouie et heureuse, en écoutant le chant du chaos-monde dont la puissance n’a d’égal que sa beauté.

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