Président du Conseil international de la langue française, à Paris
Henri de Montherlant (1895-1972) est un personnage auquel le qualificatif « ambigu » pourrait le mieux convenir. Originaire d’une famille bourgeoise qui avait des prétentions à la noblesse. Ayant perdu ses parents aux alentours de ses 19 ans, il manifestera tout de suite un gout prononcé pour la littérature et il ne cessera jamais d’écrire. De tempérament aristocratique, davantage patriote que nationaliste, il sympathisera avec la droite de Charles Maurras et Maurice Barrès jusqu’à la guerre où il frôlera les milieux nazis tout en veillant à ne pas se compromettre totalement avec eux. Il sortira des différentes commissions d’épuration de la Libération sans condamnation ni emprisonnement, ni chair ni poisson, ce qui ne l’empêchera pas d’être élu à l’Académie française en 1960. Son attitude générale est celle d’un observateur qui peine à s’engager et demeure dans l’observation un peu dédaigneuse de son temps sans vraiment choisir. Dissimulant son homosexualité, il reste en marge de tout et ne confie à la littérature qu’une part restreinte de ses aspirations et de son vécu. Cette attitude de retrait face à la vie le conduira au suicide lorsqu’il sera devenu aveugle.
Une part de l’œuvre de Montherlant touche de près à l’Espagne. Certes, il n’est pas le premier des Français à être fasciné par ce pays. On en trouve en effet les toutes premières traces dès l’aube de la littérature française avec La chanson de Roland (11e siècle dans sa version la plus ancienne) mais l’influence de Cervantès ainsi que des troubadours, des mystiques comme Sainte-Thérèse d’Avila ou Saint-Jean de la Croix, a été très grande sur les intellectuels français. Surtout, notre littérature s’est rendue célèbre par un certain nombre de coups de maitre, au premier rang desquels figure Le Cid de Corneille (1636), l’Histoire de Gil Blas de Santilane de Lesage (1715-1735), Le mariage de Figaro de Beaumarchais (1778), Carmen de Mérimée (1847) et de Bizet (1875), enfin plus près de nous, Du sang de la volupté et de la mort de Barrès (1894). On ne saurait oublier non plus le succès de Picasso ou celui de Dali.
Avec Le maître de Santiago (1948), il faut d’abord imaginer une date, sans doute près de 1510-1520, un plateau de Castille nu, balayé par une neige glacée, une forteresse sinistre plantée dans ce désert, où veille le dernier des grands maitres de l’Ordre de Santiago, don Alvaro, avec sa fille unique Marianne. Tous deux sont épris d’ascétisme et de pureté. Don Bernal propose à don Alvaro de partir faire fortune dans les Amériques avec sa fille, amoureuse du fils de don Bernal et qui en est aimée. Tout le ressort de la pièce repose sur le combat que don Alvaro livre contre l’argent, le mensonge, les honneurs et dans lequel il entrainera sa fille vers un renoncement de plus en plus ascétique mais qui n’est pas dénué à la fois d’égoïsme de la part du père et d’un soupçon d’intégrisme de la part de la fille. Très belle élévation d’esprit, très belle écriture dépouillée, grandeur espagnole plus vraie que nature, digne du Greco ou de Zurbaran… C’est à lire ou relire.
Le maître de Santiago
Acte 1, Scène IV
Olmeda : Vous oubliez que des milliers, des millions d’Indiens brûleraient pour l’éternité en enfer, si les Espagnols ne leur apportaient pas la foi.
Alvaro : Mais des milliers d’Espagnols brûleront pour l’éternité en enfer, parce qu’ils seront allés au Nouveau Monde.
Olmeda : Que dites-vous !…
Alvaro : Tout ce qui a trait au Nouveau Monde est impureté et ordure. Le Nouveau Monde pourrit ce qu’il touche. Et l’horrible maladie que nos compatriotes rapportent de là-bas n’est que le symbole de cette pourriture. Plus tard, quand on voudra honorer un homme, on dira de lui : « Il n’a pris part en rien aux affaires des Indes. »
Olméda : Don Alvaro !
Letamendi : Vous nous offensez !
Alvaro : Par la conquête des Indes se sont installés en Espagne la passion du lucre, le trafic de tout et à propos de tout, l’hypocrisie, l’indifférence à la vie du prochain, l’exploitation hideuse de l’homme par l’homme. Les Indes sont le commencement du crépuscule de l’Espagne.
Obregon : Retirons-nous. Notre place n’est plus ici.
Vargas : Avouez-le donc : vous l’attendez, cette heure où l’Espagne sera au désespoir.
Alvaro : Mais oublions la cause du mal. D’où qu’il provienne, il y a un état de l’Espagne auquel je veux avoir le moins de part possible. L’Espagne est ma plus profonde humiliation. Je n’ai rien à faire dans ce temps où l’honneur est puni, – où la générosité est punie, – pour la charité est puni, – où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, – où partout le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. Une reine, l’Imposture, avec pour pages le Vol et le Crime, à ses pieds. L’Incapacité et l’Infamie, ses deux sœurs, se donnant la main. Les dupeurs vénérés, adorés par leurs dupes… Est-ce que j’invente ? Rappelez-vous la parole du roi Ferdinand sur son lit de mort : « Nos contemporains, qui chaque jour dégénèrent… »