Glenn Espinosa, artiste diplômé de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy en 2022, a récemment participé à une exposition collective aux côtés d’Aliya Chojoo et d’Isabelle Chowree au Caudan Arts Centre (CAC) à l’issue d’une résidence artistique, Terra Incognita, à l’IFM sur l’art et l’alimentation. Ce fut d’ailleurs le thème exploré par l’artiste lors d’une résidence d’une année qu’il a effectuée en ces mêmes lieux et qui a pris fin en juillet 2024. Ses recherches portaient sur ce qui se passe sous la table, avec la dimension politique de cet « espace ». « C’est un espace de liberté », où l’élève, par exemple, affirme son « individualité au sein du collectif » où tout est standardisé. « Graver un message, coller un bonbon ou un chewing-gum dessous est un geste politique, de résistance, face à ce qui est standard ». Glenn Espinosa évoque aussi ses réflexions dans le cadre de cette résidence. Pour lui, « l’art a le pouvoir de nous sortir des standards de vie et d’imaginer autre chose ».
À quel moment vous êtes-vous intéressés à l’alimentation ?
C’était juste après le premier confinement en 2021. J’étais étudiant en troisième année des Beaux-Arts. J’avais alors une pratique artistique assez classique. Je produisais des peintures, des sculptures, etc. Après ce premier confinement, j’ai commencé à m’intéresser à ce qui peut amener les gens à aller aux vernissages. Est-ce pour voir de l’art ? Il y a beaucoup de gens lors d’un vernissage. Ont-ils assez de temps pour voir les tableaux ? J’ai commencé à m’intéresser aux buffets et à l’alimentation. Je prenais un buffet et j’en faisais une œuvre comestible. Donc, c’étaient des œuvres qui nourrissaient les gens.
Vous prépariez un buffet ?
En quelque sorte oui. Il s’agissait d’une installation comestible. J’avais fait un premier cake de six mètres de long qui partait du sucré au salé. C’était un cake surprise nappé de crème de fromage blanc qu’on découvrait en mangeant.
Vous vous intéressez donc à la cuisine également…
Oui, j’aime bien dire que je suis un artiste-sculpteur qui se sert de l’aliment comme médium d’expression comme l’artiste-peinture utilise de la peinture. Pour valider mon master de Beaux-Arts, j’avais travaillé avec un chef cuisinier et j’avais fait une installation avec des assiettes fabriquées au glaçon. Nous avions travaillé autour de la tomate. C’était comme une grande peinture avec des taches de couleurs.
Comment le confinement a-t-il changé votre manière de voir les choses et vous a amené vers les aliments ?
Comme pour plusieurs personnes, le confinement a été un gros défi pour moi. Ce dont j’avais envie, c’était de retrouver les gens, de sociabiliser de nouveau. Je me suis dit que la nourriture est un bon prétexte pour retrouver les gens. Et je pense sincèrement qu’aller à un vernissage d’exposition, où il y a beaucoup de monde, il est compliqué de voir l’art mais les gens viennent pour se rencontrer, discuter, manger et sociabiliser. Ma réflexion portait sur l’art de la rencontre.
Quand vous faites du buffet une œuvre comestible, les invités ont quand même l’occasion d’apprécier l’œuvre dans son ensemble ?
Oui, tout à fait. Et il est intéressant de constater qu’il y a une certaine hésitation de leur part. Ils se demandent : est-ce qu’on touche ou pas ? Est-ce qu’on prend ? Est-ce qu’on mange ? Cette ambiguïté-là m’intéresse parce que l’œuvre d’art, on la définit souvent comme quelque chose qu’il ne faut pas toucher, qu’on ne peut pas atteindre et moi, j’essaie de contrer cela en proposant une œuvre faite pour être touchée, et même mangée. Je crée des situations. Je travaille sur le concept « tout doit disparaître », en proposant des installations éphémères, évolutives et participatives.
Pourquoi avoir fait le choix de revenir à Maurice ?
Plusieurs circonstances ont fait que je suis rentré en 2023. Il y a la famille et le fait de vouloir découvrir et mieux connaître la culture mauricienne. Jusqu’ici, je connaissais Maurice comme destination de vacances, et là, tous les jours, j’apprends à vivre à Maurice.
Ensuite, il y a eu la résidence que l’Institut français de Maurice (IFM) m’a proposée. C’était une belle opportunité.
Parlez-nous de ce projet de résidence à l’IFM ?
J’avais soumis un projet à l’IFM et après discussions, il m’a proposé une résidence d’une année sur la recherche et l’action. Je me suis intéressé à la sociabilité alimentaire. Il y avait la dimension recherche ponctuée d’événements. Par exemple, au mois de novembre 2023, dans le cadre du forum France-Afrique, je me suis occupé, avec deux chefs mauriciens, à faire une pièce d’art comestible pour l’ouverture du festival. Pour la partie action, je proposais des ateliers à l’intention d’un jeune public autour de l’histoire de l’art. Il y avait aussi des ateliers d’écriture.
Et des travaux pratiques sur l’alimentation aussi…
Il y avait un ensemble d’activités autour de l’eau vue sous différents angles : écologique, artistique, politique…
Quelle en est la dimension politique ?
Ici, c’est l’accessibilité de l’eau potable à tous. Il y a aussi notre manière de consommer l’eau. Par exemple, je vis chez mon grand-père avec la sœur de ma grand-mère, mon cousin … bref, il y a plusieurs générations de personnes sous le même toit. Et nous ne consommons pas l’eau de la même manière. Mon grand-père va chercher l’eau dehors, qu’il fait bouillir avant de la consommer. Mon cousin achète de l’eau en bouteille, et moi, je bois l’eau du robinet. Toutes ces façons de consommer l’eau sont différentes en fonction de la classe sociale et de la manière dont nous avons été élevés.
Pour revenir à la dimension recherche …
C’était assez ouvert et je me suis intéressé à ce qui se passe sous la table.
Pourquoi la table ?
C’est un objet qui m’intéresse depuis un moment dans ma pratique artistique. La table, c’est l’objet sur lequel on mange. Il se passe pas mal de choses dessus et c’est bien normé. Elle existe dans différents lieux, à la maison, à l’école dans les salles de classe où elles sont alignées d’une certaine façon. Pourquoi cela ?
Un autre exemple concret : il y a une marque de table pliante en plastique relativement grande qui existe un peu partout et c’est très normé. Le corps prend une position particulière. Dans cette recherche, en analysant la manière dont elle a été fabriquée, la largeur, la longueur, le poids,… j’ai vu que son utilisation ne favorisait pas la discussion. J’ai aussi observé que nous avons un rapport assez important aux objets plastiques, par exemple, ces chaises que nous retrouvons dans les fêtes de famille alignées aux murs tout le long d’une pièce. Et bien, elle permet à ceux qui sont assis côte à côte de discuter mais pas ceux qui sont assis loin l’un de l’autre.
Et souvent, les gens n’osent pas traverser une grande salle pour aller parler à d’autres. Cette disposition crée une distance familiale, amicale et sociale. Ma recherche portait aussi sur cela. J’ai fait plein de petites maquettes et je me suis amusé à créer de nouvelles dispositions de tables. Cela peut paraître absurde ! Mais… l’absurde nous permet de sortir de ces standards de vie et d’imaginer autre chose. L’art a ce pouvoir-là aussi !
Votre participation à l’exposition Tamarindiselpima, fin août, s’ancre-t-elle dans cette résidence ?
Au départ, ce n’était pas prévu, après il y a eu toute une programmation de l’IFM autour de cette thématique avec des rencontres autour de la socialisation alimentaire. J’ai intégré le projet. Mon année de résidence a pris fin en juillet.
Et donc, pour le projet vous vous êtes intéressés à ce qui se passe sous la table et des bonbons…
D’abord, il se passe beaucoup de choses sous la table qui est un espace standard de par les normes de construction liées à l’objectif de l’objet. Mais en même temps, il y a des enfants ou des adolescents qui collent des bonbons et des chewing-gums, et y gravent des mots et des messages également. C’est un geste politique, de résistance, face à ce qui est standard.
Et pour la résidence Terra Incognita, j’ai fait toute une recherche autour du bonbon. Il y a eu plusieurs étapes qui sont venues enrichir mes recherches avant la concrétisation de l’exposition CAC. Par exemple, une des étapes a été une tournée dans les boutiques rouges de Rose-Hill où j’ai acheté des bonbons à une roupie pour voir s’ils étaient faits à Maurice. Or non, même si le pays est producteur de sucre de canne. Après l’étape recherche, j’ai voulu jouer à l’artisan sucrier et je me suis amusé à confectionner des bonbons à partir du sucre qu’on trouve à Maurice. J’ai fabriqué des moules en silicone pour les faire.
Avez-vous créé votre propre recette pour cela ?
Pas exactement. En faisant l’analyse de comment on fait des bonbons industriels, j’ai vu que c’était tout simple : il y a du sucre, glucose et sirop. Cependant, j’ai dû faire plein de tests pour avoir le bon dosage. Il y a eu beaucoup d’échecs aussi et j’ai ajusté les quantités au fur et à mesure.
En quoi ce qui se passe sous la table est-il politique ?
Avec le mot « politique », j’entends le fait de prendre position dans un espace. Comment on peut agir individuellement au sein d’un collectif, comme à l’école. C’est-à-dire, comment notre individualité ressort au sein d’un collectif. Un enfant qui grave un mot d’amour ou de haine sous la table est un geste très fort : il n’a pas le droit mais il va quand même le faire. Pareil lorsqu’il colle des bonbons ou du chewing-gum. Ce sont des mini-actes de rébellions qui ne sont pas si graves que cela mais qui permettent la construction de soi au sein d’un monde très normé et qui permet de s’affirmer en tant qu’individu. Cela ne se passe pas qu’à Maurice ou en France mais dans le monde entier.
C’est un exutoire pour l’enfant…
Cela permet de se libérer. Je me suis intéressé aux bonbons parce qu’à la sortie de l’école, j’ai remarqué que les élèves achètent ces bonbons à une ou deux roupies et aussi pour amener un peu de douceur, à la thématique…
Après « tamarindiselpima », quels sont vos projets ?
Je veux continuer à travailler le sucre comme un artisan sucrier en apprenant les différentes techniques comme le soufflé, je voudrais sculpter des fleurs en sucre. Aussi, il est important de comprendre la cuisson du sucre.
Cela fait appel à votre esprit scientifique ?
(Rire). Je n’ai pas du tout l’esprit scientifique mais s’il y a un médium qui m’intéresse et que je dois faire des calculs pour le travailler, je le ferai.
Parlez-nous brièvement de votre parcours et comment vous vous êtes intéressés à l’art.
C’est tardivement que je me suis intéressé à l’art. Je n’avais pas vu d’exposition avant mes 18-19 ans. Au lycée, j’ai fait un bac commerce sur les conseils de mes professeurs parce que je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. J’étais à Bordeaux et en terminant mon bac, je ne savais pas quoi faire.
Ma mère fut mutée à Paris, je l’ai suivie et j’ai intégré une classe de prépa en art appliqué, qui semblait mieux me convenir. Mais très vite, je me suis rendu compte que ce sont les arts plastiques qui m’intéressaient et surtout l’histoire de l’art. J’ai fait une deuxième classe de prépa.
Vous intéressez-vous à une période en particulier ?
Je m’intéresse à la période contemporaine, c’est-à-dire à partir du 20e siècle, avec les travaux de Marcel Duchamps.
Pourquoi l’art contemporain ?
Les propos de l’art contemporain m’intéressent. Avant 1910, l’art était plutôt fondé sur cette recherche esthétique. Après 1910, il y a eu une recherche liée à une réflexion et c’est en cela que je me retrouve. Dans les cours, on travaille les techniques classiques mais pas longtemps. Très vite les étudiants sont amenés à se spécialiser dans un domaine de leur choix. Il y a de la théorie, et des ateliers pratiques ; on apprend beaucoup de ses voisins.
Le mot de la fin
J’adore travailler avec les enfants de manière générale et les ateliers se sont très bien passés. Ils s’inscrivent en connaissance de cause, il y a une confiance qui se crée et on va au bout du projet et c’est chouette. Par exemple, j’avais un jeune de 12 ans dans un des ateliers de fabrication d’un livre, il était le plus âgé et il voulait faire sa BD. À la fin des neuf semaines, il avait fait sa BD.