Dans une interview accordée cette semaine au Mauricien pour passer en revue la situation sociale et économique dans le pays, l’économiste Georges Chung Tick Kan exprime son dégoût par rapport à la détérioration constante des mœurs et des grands principes de civilité, étroitement liée aux scandales qui continuent à secouer le pays. Il déplore l’absence de faculté des Mauriciens d’avoir honte devant ce qui se déroule sous nos yeux.
« J’ai profondément honte pour mon pays et son avenir », lance-t-il.
« Pourquoi n’y a-t-il pas ces fléaux en Norvège, en Nouvelle-Zélande ou en Suède ? Le Néo-Zélandais et le Japonais ont honte de voler, de s’adonner à la violence gratuite, de corrompre et de vendre de la drogue à leurs concitoyens. Au Japon, la police a tendance à s’ennuyer, faute de malfrats ! », dit-il. Georges Chung passe en revue la situation économique et souligne la nécessité de porter le nombre d’arrivées touristiques à Maurice à un million.
Georges Chung, le pays aborde 2022 après des années difficiles tant sur le plan sanitaire que sur le plan économique. Si nous revenons sur ces années passées, quelles sont les leçons que nous pouvons tirer et quelles sont vos attentes pour cette nouvelle année ?
D’abord, il faut sans doute affirmer que les grandes crises universelles telles que le Covid-19 ou la Grande Dépression de 1929 ou encore la Seconde Guerre mondiale font naître un nouvel ordre international dans lequel le rapport de forces entre les nations ainsi qu’entre gouvernements et gouvernés bascule parfois de manière radicale. Le monde sortira de ce Covid-19 avec une nouvelle civilisation, une nouvelle manière de vivre et de penser, et surtout un comportement nouveau.
Le grand gagnant sera sans doute la médecine, et par ricochet l’espérance de vie. Attendons-nous à un investissement massif et continu dans ce secteur, donc à une croissance exponentielle en quantité et en qualité. Les États-Unis sortiront comme un grand perdant, surtout par rapport à leur prestige déjà en déclin avant le Covid.
Sur le plan social, le tournant est déjà décisif. Les grèves et les contestations de rue ont complètement disparu, surtout en France et en Asie du Sud-Est. Le phénomène du Printemps arabe semble relever du passé. À Hong Kong, personne n’osera plus descendre dans les rues. À Maurice, un peu comme ailleurs, les entreprises, jadis connues comme des fleurons de l’économie, sont réduites à tendre la main vers les milliards de la Mauritius Investment Company Limited alors que plus de 100 000 de nos concitoyens arrivent à garder leur emploi grâce à l’injection de dizaines de milliards en provenance des des fonds publics. Ce qui est inédit, comme si ce n’était pas suffisant, notre fierté humaine prend un sale coup par rapport à la corruption et au grand commerce de la drogue que dénoncent les grands titres de la presse et les médias sociaux.
Pourtant, comme le fait ressortir aussi Nicolas Baverez dans son livre Danser sur un Volcan, ces grands tournants de l’Histoire sont à saisir par les hommes politiques, les capitaines de l’industrie. Les stratèges et les grandes figures de la pensée doivent percevoir ces moments décisifs où l’Histoire peut basculer dans l’accomplissement de formidables progrès. Hélas, nous sommes encore loin de ce constat par rapport aux opportunités du Covid-19.
La situation a-t-elle été bien gérée par les autorités ? La campagne de vaccination a-t-elle été bien organisée ?
Il n’est sans doute pas facile de vous répondre car il n’y a pas deux pays qui se ressemblent au monde pour faire une comparaison linéaire par rapport à l’efficacité des mesures prises pour éviter la contagion et la mortalité. La Chine a la population la plus nombreuse dans le monde. Pourtant, le nombre de contagions et de victimes est parmi les plus bas. Cela, grâce à sa politique de zéro tolérance et de confinement obligatoire de toute la population sans contestation aucune.
Cependant, les plus meurtris sont les États-Unis où l’on comptera bientôt 900 000 morts et 65 millions cas de contagion. Les États-Unis sont parmi les pays où la vaccination est la plus contestée et parmi les pays les plus libéraux lorsqu’il s’agit du port du masque.
À Maurice, ces dernières semaines, l’adhésion au port du masque, aux limitations par rapport au rassemblement des foules et à la vaccination, suite à l’accélération des victimes du mois de novembre, semble être acquise. Avec pour résultat une nette tendance à la stabilisation, voire une amélioration par rapport aux décès et aux hospitalisations.
Avez-vous été surpris par les scandales qui ont défrayé les débats publics ?
Les scandales dans notre pays ne sont pas étrangers à ce qui apparaît comme une détérioration constante des mœurs et des grands principes de la civilité humaine. Il est désolant de constater que cette détérioration ne connaît plus de limite, ni de classe et de profession sociale. Un scandale en chasse un autre, les saisies de drogues sont maintenant en centaines de millions, voire en milliards de roupies, les défilés des personnes dans les cours de justice pour diverses raisons, vols, violence, à en croire les titres de la presse, sont de plus en plus fréquents et osés…
Ce n’est pas le sentiment de surprise que l’on doit exprimer mais celui de honte. Je ressens une honte profonde pour notre pays et son avenir lorsqu’on voit, pour prendre le dernier exemple, une vidéo, pas la première du genre, partagée au grand public et faisant état de la violence infligée à une dame par cinq individus au nom de l’argent facile. C’est ce même argent facile que veulent gagner corrupteurs et corrompus et marchands de la drogue pour qui, pourtant, l’argent facile est davantage entaché par la mort et la détresse.
Ce n’est pas l’ICAC et les lois du pays qui vont nous résoudre de manière durable ces fléaux d’ampleur nouvelle qui rongent à petit feu l’intégrité de notre système économique fondé sur la confiance, le trust, qui nous permet de produire de la richesse pour l’avancement de notre pays.
La solution consiste à restaurer le sentiment de la honte, en perdition apparente, dans la psychologie de nos concitoyens quelle que soit leur classe sociale et profession. Honte de gagner de l’argent issu de vols ou en provenance de la corruption et de la fraude, et surtout s’il est teinté par le malheur de la mort et la détresse des familles comme c’est le cas du commerce de la drogue. Le signal, on n’en doute pas, doit venir des politiques au plus haut niveau ainsi que ceux responsables et des gardiens des bonnes mœurs de la société.
Je n’invente rien. Pourquoi n’y a-t-il pas ces fléaux en Norvège, en Nouvelle-Zélande ou en Suède ? Le Néo-Zélandais, le Japonais ont honte de voler, de s’adonner à la violence gratuite, de corrompre et de vendre de la drogue à leurs concitoyens. Au Japon, ainsi, la police a tendance à s’ennuyer, faute de malfrats à pister !
Revenons à la pandémie. Certaines personnalités internationales comme Bill Gates considèrent qu’il y a des raisons d’être optimistes désormais après ces années difficiles…
Je ne suis ni médecin, encore moins virologue. Cependant, en bon observateur de l’évolution de la pandémie et de ses ramifications, on n’a pas besoin de Bill Gates pour espérer que la pandémie se transformera en épidémie dans quelques mois et que le monde va enfin retrouver un semblant de normalité dans la vie quotidienne. Je pense que tout en se faisant vacciner de manière régulière, une des conditions de la nouvelle épidémie, les touristes vont reprendre leurs habitudes du voyage.
Ainsi petit à petit, notre secteur du tourisme va reprendre du poil de la bête. Déjà très affligé et endetté, le tourisme est un secteur clé de notre économie, il ne survivra pas trop longtemps encore si d’aventure la pandémie persiste au-delà de 2022. La reprise du tourisme et le retour, disons d’au moins un million de touristes lors du prochain exercice financier, sont essentiels pour le bien-être de tous sur les plans économique et social. Un exemple serait certainement ce qui arriverait à la valeur de la roupie face au dollar et ses répercussions sur l’inflation.

Quels sont les grands défis et les opportunités qui se présenteront à nous cette année ?
C’est, sans doute, d’abord et dans l’immédiat, le défi du tourisme et par ricochet, le taux de croissance de l’économie et celui du chômage réel. Les taux de croissance et de chômage réels seront tributaires du nombre des arrivées. Je pense que les hôteliers sont bien rodés à leur métier et connaissent bien leurs touristes d’où ils viennent.
Cependant, il faudra bien les convaincre avec toutes les bonnes raisons mais aussi les transporter vers les hôtels. Donc, c’est tout l’écosystème du tourisme qui doit bien fonctionner. L’Air Mauritius d’antan avait une capacité de sièges dépassant les deux millions et parvenait à transporter la moitié du nombre de touristes. Le défi de la reprise du tourisme est certainement aussi celui de la nouvelle Air Mauritius.

Certaines grandes puissances prévoient de retrouver le niveau de croissance qu’elles ont connu en 2019. Comment se présente la situation pour Maurice ?
En effet, selon les projections, la plupart des pays industrialisés et ceux de l’Asie vont retrouver leur niveau de production de biens et de services en 2022. Ainsi, si Omicron demeure un virus plutôt sans gravité, les principaux pays du monde n’auront perdu que deux, voire trois années de croissance économique. D’ailleurs, l’indice des principales bourses du monde comme le Dow Jones et Nasdaq bat des records, Covid ou pas.
Hélas, le constat pour Maurice est bien plus problématique. On a perdu en gros 15% de notre produit national en 2020. On va récupérer peut-être entre 5 ou 6% en 2021. Et si on les comptabilise en dollars, il faudra enlever les effets de la dépréciation de la roupie face à la monnaie américaine. Avant la pandémie le taux de change était en gros à Rs 35 pour un dollar. Aujourd’hui, on doit débourser plus de 43 roupies pour acheter un dollar, soit une dépréciation se rapprochant les 25%.
Les dégâts infligés par le Covid à notre économie sont bien plus graves. Seul un retour à plus d’un million de touristes, comme je l’affirmais, pourra donner un semblant de reprise. Et pour que l’économie puisse retrouver son niveau pré-Covid, il faudra atteindre au moins 1,3 million de touristes. Sauf si les autres secteurs arrivent à dépasser leur niveau pré-Covid pour compenser le manque à gagner du secteur touristique.
Mais on ne voit pas beaucoup les choses évoluer dans cette direction, sauf probablement dans le cas du secteur offshore, débarrassé de son boulet de la liste noire.
À ce propos, après la sortie de la liste grise du GAFI et celle de la Grande-Bretagne, les procédures ont été enclenchées en faveur de Maurice.

En vérité, est-il raisonnable de songer à revenir au temps d’avant 2020 ?
Je pense, pour être optimiste, qu’il faut attendre au moins deux ou trois ans, soit fin 2023 ou 2024 pour retrouver notre niveau pré-Covid. Et encore, il faudra s’y faire avec la perte de la valeur de la roupie de ces deux dernières années. L’élément fondamental de notre optimisme consistera à surveiller mois par mois les touristes qui vont débarquer à Maurice et le nombre de compagnies étrangères post-liste noire qui choisiront notre juridiction pour s’y installer. Et cela demandera un effort colossal de la part des opérateurs ainsi que des institutions comme l’EDB pour vendre Maurice dans un environnement exécrable du virus Covid et ses variants.
Faudra-t-il consolider les piliers économiques existants ? Quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour renforcer l’économie traditionnelle ?
C’est sans doute la grande priorité, à commencer par le tourisme. Le textile et l’habillement ont montré une bonne résistance. Le secteur du thon, qui occupe une place importante dans l’économie de la mer, semble solide plus que jamais. Cependant, le sucre ne peut croître et ne peut aussi tirer grand avantage de la conjoncture favorable par rapport au marché des matières premières. Le secteur a été déserté par ses propriétaires depuis un certain temps. Toute cette économie traditionnelle peut être l’objet d’une certaine renaissance si on pouvait la doter de nouvelles technologies. Il est dommage que les fonds de la MIC ne prévoient pas de manière explicite l’obligation aux entreprises de se moderniser.

Peut-on imaginer une nouvelle économie ?
On ne survivra pas si on ne planifie pas notre futur fondé sur les nouvelles activités économiques. Imaginez notre destin aujourd’hui si les acteurs de l’économie n’avaient pas mis en place toutes les infrastructures du textile et de l’habillement au cours des années 1970 et 1980. De même, celles de l’offshore dans les années 1990 et au début du siècle. Et pourtant, nous avions à l’époque pensé à l’impensable. Qui aurait pu penser que nous pouvions produire et concurrencer les plus grands de ce monde de l’habillement et vendre nos produits dans les grands magasins de Londres et de Paris ?
Aujourd’hui, nous concurrençons Singapour de manière plus efficace lorsqu’il s’agit de choisir Maurice pour investir en Inde et en Afrique. Aujourd’hui, les règles du jeu n’ont pas changé pour progresser. Nos décideurs politiques et les capitaines de l’industrie doivent penser à l’impensable. Au risque d’enrager beaucoup, je ne vois pas venir cet élément indispensable à notre progrès sur le long terme.
Quels sont les secteurs qui peuvent voir le jour ?
Je le redis encore une fois, l’économie de la mer. L’économie de la médecine, celle du soleil et de la sauvegarde de la terre. Mais il ne faut pas faire n’importe quoi. Tout cela doit être dicté, opéré et facilité par la technologie de l’intelligence artificielle. Je n’invente rien. Tout comme pour le textile et l’offshore, on n‘avait rien inventé. On avait tout simplement osé en les réinventant pour notre pays.
Constatons ce que les autres pays sont en train de faire en Afrique, en Asie, ailleurs en Europe et aux États-Unis. L’investissement dans l’intelligence artificielle est d’ordre phénoménal. On peut très bien mauricianiser cette technologie de l’intelligence artificielle.

Quid de l’agriculture et de l’agro-industrie ? Vous vous êtes lancé, il y a peu, dans un projet de production agricole en utilisant l’intelligence artificielle. Où en êtes-vous ?
Mes partenaires maîtrisent bien la technologie. On est arrivé au stade de la commercialisation. Les produits sont maintenant disponibles dans certaines grandes surfaces. Après les salades, notre prochain produit sera les champignons. Produire des légumes par l’intelligence artificielle relevait de l’impensable il y a quelques années.

On parle aussi de la production agricole verticale comme c’est le cas à Singapour, entre autres. Est-ce possible ?
Avons-nous les compétences et la main-d’Å“uvre ?
Au lendemain de l’indépendance, on ne savait que planter la canne et fabriquer le sucre. On a appris à faire des produits de la grande finance. On a aussi appris à tricoter les produits Woolmark pour devenir à un certain moment le deuxième plus gros producteur dans le monde. Avec une bonne planification, l’agriculture verticale peut très bien devenir une réalité.
Tout cela nous amène à parler de la sécurité alimentaire. Maurice étant trop petite pour parler d’autosuffisance, comment y parvenir sur une base régionale ?
Je pense qu’un rapprochement entre les pays de l’océan Indien peut très bien déboucher sur une stratégie commune d’autosuffisance alimentaire pour transformer la région en grenier. Nos climats de région tropicale sont un avantage naturel qui demeure à être exploité. Mais nos dirigeants, hélas, ont bien d’autres priorités alors que le soleil nous procure des ressources énergétiques inédites. Si les autres ont du pétrole, on perd de vue que nous avons le soleil.

Sur le plan économique, l’inflation est une préoccupation majeure. Quelle en est la cause ?
Sans aucun doute, la dépréciation de la roupie et la hausse du coût des produits de base dans le monde à la suite du confinement en Chine et ailleurs. Et les goulots d’étranglement dans les principaux ports dans le monde.

Peut-on arrêter la dépréciation de la roupie comme le réclame l’opposition ?
Je pense qu’il sera difficile, voire impossible, pour la roupie de retrouver sa valeur pré-Covid quand l’euro s’échangeait à Rs 40. La monnaie européenne est aujourd’hui à plus de Rs 49. Son évolution à court terme sera tributaire de l’arrivée des touristes au cours des prochains mois et des rentrées de devises de diverses sources, emprunts ou dons de l’étranger. Pour vous citer la nature du défi, en 2018 ou 2019, le secteur touristique valait plus de 65 milliards en devises étrangères. À plus long terme, cela va dépendre de notre capacité à réinventer notre économie.