Eric Ng Ping Cheun, économiste et directeur de PluriConseil, agit actuellement comme coordinateur au sein du comité conjoint privé/public présidé par le ministre des Finances, Renganaden Padayachy. Dans une interview accordée à Le-Mauricien cette semaine, il parle de son rôle au sein du comité conjoint public/privé. Il évoque également les principales leçons qui peuvent être tirées de la crise sanitaire et économique qui secoue le pays depuis mars 2020, ajoutant que l’économie « n’évolue pas dans un vacuum ». Il explique ainsi : « l’économie évolue dans un pays, dans une société, et tient en compte beaucoup de facteurs. Ce n’est pas uniquement une question de “ease of doing business”, car l’environnement institutionnel favorable à la création d’entreprises à l’investissement privé est aussi très important. »
Vous êtes coordonnateur dans le dialogue public/privé au sein du comité conjoint gouvernement/secteur privé, présidé par le ministre des Finances. Pouvez-vous nous en parler ?
En fait, c’est l’Economic Development Board qui m’a recruté comme consultant pour travailler sur un projet spécifique, me demandant ainsi d’agir comme coordinateur dans le dialogue public/privé. Dans le sillage du budget, le ministre des Finances avait créé une plateforme mixte public/privé afin de permettre aux décideurs des deux secteurs de se rencontrer tous les trois mois. Dans l’intervalle, il y a une série de réunions entre les techniciens du public et du privé, qui couvrent toute une série de domaines.
Cette plateforme s’est dotée désormais d’une structure, avec quatre commissions consacrées respectivement à la compétitivité et la productivité, une deuxième sur l’exportation des biens, une troisième sur l’exportation des services et une dernière sur la réforme du marché du travail. Chaque commission comprend divers ateliers de travail sur un sujet spécifique. Ce qui fait qu’une vingtaine de groupes de travail a été instituée. Chaque groupe de travail est présidé par un représentant du secteur public et un autre du secteur privé. Mon rôle consiste à être le rapporteur des groupes de travail.
Il est évident que les groupes de travail ont des Cross Cutting Issues. Il me revient de coordonner ces questions et de faire en sorte qu’il y ait une cohésion et, surtout, d’aligner les points de vue du public et du privé. Il est logique qu’il y ait des points de convergence et des points de divergences, qui seront utilisés dans le moyen comme dans le long terme. Nous, nous penchons sur des problèmes à court terme. Mais il y a aussi une réflexion stratégique sur le long terme.
Nous faisons appel aux propositions concrètes qui pourraient être prises en compte dans le prochain budget. Elles sont portées au niveau des commissions respectives et établissent une liste de priorités avant d’être portées à un comité de coordination, comprenant les représentants des quatre commissions. Ce comité est présidé par le secrétaire financier. C’est le comité qui finalise les problèmes et les enjeux qui doivent être portés à l’attention du ministre des Finances. La dernière réunion mixte a eu lieu en octobre. Des idées intéressantes ont été émises.
Vous êtes donc bien placé pour évoquer les principaux enjeux de l’économie mauricienne…
Le comité conjoint privé/public attaque tous les secteurs de l’économie mauricienne, que ce soit les secteurs traditionnels – comme la manufacture, les services financiers, le tourisme et l’immobilier – ou les secteurs émergents, à l’instar de la sécurité alimentaire, de l’énergie renouvelable, de l’économie circulaire, de l’industrie pharmaceutique ou de l’industrie légère. D’ailleurs, chacun de ces secteurs fait l’objet d’un groupe de travail.
Certains de ces projets ont-ils déjà été lancés ?
Le comité conjoint public/privé est une plateforme de réflexions et de propositions. À côté de cela, il y a le High Level Committee, présidé par le Premier ministre, qui, lui, s’occupe des grands projets d’investissement. En ce qui nous concerne, nous travaillons sur le plan de la réflexion, des propositions et sur les solutions qui peuvent être apportées pour résoudre des problèmes urgents. La pertinence de ce comité se situe au niveau du dialogue en vue de créer la confiance entre le public et le privé au plus haut niveau. C’est très important pour trouver des solutions rapidement. Je suis de ceux qui croient dans le dialogue, à condition qu’il permette de faire évoluer l’économie dans son ensemble, et pas pour chercher des intérêts personnels.
Donc, le comité conjoint se limite aux questions économiques et ne touche pas des sujets comme l’éducation, par exemple ?
Évidemment, un sujet comme l’éducation fait partie des préoccupations du comité. Comme vous le savez, un des problèmes qu’on retrouve dans pratiquement tous les secteurs, c’est l’inadéquation entre les compétences et les demandes de l’industrie. Le manque de main-d’œuvre qualifiée est un problème auquel sont confrontées toutes les entreprises dans tous les secteurs. C’est une question qui concerne directement l’éducation, qui ne produit pas suffisamment de compétences. On le voit surtout dans le domaine des Tic et de la numérisation. Dans ces secteurs, l’important n’est pas le diplôme, mais la compétence.
Or, nos institutions ne produisent pas suffisamment de compétences pour nous permettre de développer ces secteurs, qui nous permettraient de nous aventurer dans l’intelligence artificielle, dans la robotisation et dans l’industrie 4.0. C’est une réflexion qui porte sur une stratégie à moyen terme à laquelle il faudrait porter attention. Tout cela pour vous dire que le comité conjoint public/privé permet une collaboration entre ces deux partenaires pour régler des problèmes économiques et apporter des solutions dans le dialogue, afin de faire avancer le pays tout en s’assurant qu’il y ait un développement inclusif en créant plus d’opportunité pour le plus grand nombre de personnes possibles.
Le pays n’est pas encore sorti de la crise sanitaire et économique, qui a débuté en mars 2020. Comment l’économie mauricienne s’est comportée pendant toute cette période ?
Le Covid-19 a démontré à quel point l’économie mauricienne dépend de l’extérieur, de l’exportation et de l’ouverture aux pays étrangers. Pendant 18 mois, les frontières étaient fermées et on a beaucoup souffert, non seulement en raison de la paralysie du secteur touristique, mais aussi en ce qui concerne l’entrée de devises, l’exportation des services et l’immobilier. Afin d’éviter l’écroulement de certains secteurs, dont celui du tourisme, qui peut avoir un impact systémique sur l’économie, le gouvernement est venu avec l’idée de la Mauritius Investment Corporation.
Il y a aussi le Wage Assistance Scheme pour permettre aux entreprises de souffler et pour limiter la casse. Le taux de chômage est pratiquement arrivé à deux chiffres. Le Covid a amené le gouvernement à accroître sa présence dans l’économie en attendant que la crise passe. Je ne crois pas qu’il pourra le faire de façon durable et sur plusieurs années encore. D’où l’importance de relancer l’économie, de s’attaquer aux problèmes structurels et de rendre l’économie résiliente.
À mesure que la crise sanitaire passe, l’État doit donner plus de flexibilité au secteur privé, doit réformer le secteur public et doit aussi se pencher sur le problème de l’endettement. Dans le sillage du Covid, on a vu que la dette publique a presque atteint le niveau de 100% du PIB. Il est impérieux que toutes les mesures soient prises pour réduire ce taux d’endettement. Moody’s nous regarde de loin. Une autre évaluation est prévue dans quelques mois, et il faut démontrer que des efforts sont déployés pour réduire l’endettement public.
Nous n’ignorons pas que la Banque de Maurice a créé de la monnaie afin de faire un don de Rs 60 milliards au gouvernement. Nous pensons que cette création monétaire est exceptionnelle et ne pourra pas se répéter. À partir de maintenant, le développement économique doit provenir de la croissance générée par le secteur privé, et non pas par la monétisation des dépenses publiques.
La démarche de la BoM continue, comme vous le savez, de faire l’objet de critiques. Qu’en pensez-vous ?
Je suis contre toute idée de monétisation des dépenses publiques, c’est-à-dire à travers la création de la monnaie. Je suis plutôt en faveur d’un endettement. Évidemment, la dette publique aurait augmenté. Le gouvernement devait prendre ses responsabilités et voir comment éliminer les dépenses inutiles et établir une priorité dans ses dépenses. Le gouvernement aurait dû alors s’imposer une plus grande discipline. Or, la monétisation des dépenses publiques est une solution facile et n’oblige nullement le gouvernement à être plus discipliné dans son approche et dans ses dépenses. Elle n’encourage pas le gouvernement à apporter les réformes nécessaires dans le secteur public. Maintenant que cela a été fait, il faudra éviter de faire la même erreur. D’autant que le FMI n’est pas d’accord avec cette pratique.
L’État a beaucoup grossi durant ces deux dernières années, il faudrait maintenant dégrossir le gouvernement. Il devra se mettre au régime afin de contrôler l’endettement, maîtriser l’inflation provoquée par la création monétaire. Il faut que le pays puisse rebondir après la crise sanitaire d’ici 2023 afin de ne pas s’enferrer dans des problèmes économiques.
Pour en revenir à la Banque Centrale, il était question à un moment que seulement Rs 32 milliards des Rs 60 milliards auraient représenté un don au gouvernement. Or, aujourd’hui, on constate que Rs 55 milliards ont été rayées. Qu’en pensez-vous ?
Le problème, c’est que la Banque Centrale n’a pas cru bon de publier aucun communiqué pour expliquer sa démarche. Il est dommage qu’elle ait choisi d’agir dans l’opacité concernant ce problème de Rs 60 milliards. Déjà, en 2021, elle avait annoncé que cet argent serait remboursé à travers le marché des capitaux. C’est en mai qu’elle a affirmé qu’elle donnera uniquement Rs 32 milliards et que la différence de Rs 28 milliards serait remboursée à travers les dividendes. Or, dans son rapport annuel, il a fait une entrée comptable pour dire qu’elle a donné Rs 55 milliards au gouvernement.
Le gouverneur de la Banque de Maurice aurait dû avoir donné des explications à la population. C’est la raison pour laquelle cela donne lieu à des confusions et à des soupçons. Aujourd’hui, la BoM a un bilan financier non conventionnel. Avec la création de la MIC, elle a été obligée de faire un bilan de groupe, qui nous a permis d’apprendre que sur des prêts de Rs 6,8 milliards, la MIC a accusé une perte de Rs 538 millions au 30 juin dernier. Ce qui représente une perte pour l’instant. En tout cas, la BoM aurait dû avoir un Sound Balance Sheet afin qu’elle ne se retrouve pas dans une situation sous-capitalisée. Ce qui nous amène à dire que la BoM est dans une logique de dépréciation de la roupie. Elle ne pourra pas laisser la roupie s’apprécier afin de maintenir le niveau de ses réserves. Au lieu que des capitaux soient injectés dans la BoM, cette dernière préfère la dépréciation afin d’alimenter le Special Reserve Fund.
Tout cela risque de peser lourd sur l’inflation, non ?
C’est certain que l’inflation devrait devenir une préoccupation pour la BoM. Il ne faut pas la banaliser. Si on regarde le glissement annuel de l’inflation, on constate qu’elle est supérieure à 5% depuis juin. Pour le mois de novembre, elle a été de 6,4%. Ce qui est énorme. Nous entrons dans une période inflationniste. C’est vrai qu’il faut prendre en compte beaucoup de facteurs, comme la hausse des prix des produits alimentaires à l’international, le hausse du coût du fret… Nous estimons que ce problème s’aggrave si on laisse la roupie se déprécier.
Récemment, nous avons constaté que le taux d’intervention de la BoM pour l’achat du dollar était de Rs 43. Cela envoie un mauvais signal. Nous constatons qu’elle a un bilan qui ne permet pas l’appréciation de la roupie. La BoM est dans une impasse. D’un côté, elle ne peut pas combattre l’inflation et, de l’autre, elle ne peut pas se permettre l’appréciation de la roupie. À mon avis, l’inflation est plus dangereuse pour l’économie que l’Omicron. Elle peut donner lieu à une révolte populaire. Elle devrait augmenter graduellement le taux d’intérêt par au moins 25 points de base d’ici l’année prochaine. Ce qui aurait encouragé la population à épargner plutôt qu’à consommer.
Je constate aussi que la BoM se compare à la FED, au BCE, etc. Or, on ne devait pas nous comparer aux pays développés, mais aux pays émergents, comme la Pologne et le Brésil. Ces pays ont déjà augmenté son taux d’intérêt. Leurs taux directeurs sont supérieurs au taux d’inflation.
À Maurice, le taux d’intérêt est intérieur au taux d’inflation. Cela veut dire que notre argent perd de sa valeur. Le taux d’inflation est aussi inquiétant que le taux de chômage, malgré le fait qu’on empêche les entreprises de licencier. Le problème est que les entreprises ne peuvent pas restructurer leur personnel. Or, tôt ou tard, il faudra le faire. Dans une situation de crise, une entreprise doit pouvoir mettre l’accent sur la productivité en gardant les gens qui sont productifs. Il y a trop de rigidité sur le marché du travail. En même temps, les entreprises sont obligées de payer une compensation salariale. Nous ne faisons que repousser le problème sous le tapis. Ce qui est inquiétant, c’est le chômage des jeunes de moins de 24 ans, qui représente 33% du taux du chômage.
Quel regard jetez-vous sur la gouvernance en général ?
Je pense que nous aurions été dans une meilleure position si nous avions une meilleure gouvernance en ce qui concerne la gestion du pays en général. Si les choses se faisaient dans plus de transparence et si nous avions les compétences dans les postes clés et les institutions clés, et si nous évitons les tensions inutiles. C’est le cas pour l’IBA Act, qui n’avait pas sa raison d’être pour le moment. Il nous faut plus de sérénité dans la gestion du pays. On ne peut pas se permettre d’entendre chaque semaine des scandales comme l’achat de médicaments.
Je n’ai pas l’impression que nous nous concentrons suffisamment sur la situation économique. Il ne faut pas en parler uniquement au moment du paiement de la compensation salariale. Il nous faut faire preuve de beaucoup de sérieux et montrer que le pays est bien géré, que ce soit vis-à-vis des opérateurs locaux, mais aussi et surtout vis-à-vis des investisseurs étrangers. Ces derniers regardent la façon dont nous gérons la situation sanitaire, la façon dont nous traitons les marchés publics, la façon dont nous traitons la liberté d’expression. L’économie ne doit pas évoluer dans un vacuum. Elle évolue dans un pays, dans une société, et tient en compte beaucoup de facteurs. Ce n’est pas uniquement une question de Ease of Doing Business, car l’environnement institutionnel favorable à la création d’entreprises à l’investissement privé est aussi très important.
Quid de la corruption, qui continue de nous inquiéter ?
En ce qui concerne l’indice de la perception de la corruption, nous avons reculé. Il nous faut par conséquent que le pouvoir politique soit plus vigilant et démontre qu’il a la volonté de combattre la corruption et qu’il “means business” sur cette question.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Nous avons de défis majeurs à relever, comme le paiement de la pension. Est-ce que le régime de pension publique sera suffisant à moyen terme, surtout avec l’objectif de porter la pension de vieillesse à Rs 13 500 à partir de 2023/2024 ? Il faudra voir le système de pension dans son ensemble. Une certaine équité en termes de contribution est importante. Si les employés du secteur privé contribuent à la CSG, pourquoi pas les employés du secteur public ? Il ne faut pas qu’il y ait une discrimination entre les employés du secteur public et ceux du privé.
Il y a aussi le problème de la productivité dans le service public, qui est très important. Il nous faut savoir sur quoi sont basées les augmentations accordées par le PRB. Il faut aussi savoir comment nous rendre plus compétitif sur le plan international en termes de service portuaire et aéroportuaire. Qu’en est-il de la diversification de l’économie ? On parle beaucoup de l’économie bleue, mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Nous avons adopté beaucoup de législations concernant le numérique, mais dans la pratique, il y a peu d’actions qui suivent.
À l’avenir, nous serons appelés à nous ouvrir davantage aux compétences étrangères et avoir une politique précise en ce qui concerne l’attrait de ces compétences pour développer les secteurs concernés. Nous avons beaucoup de potentiel et d’avenir, mais il nous faudra être plus audacieux, ne pas dormir sur nos lauriers et devenir plus résilients. Les gouvernements qui se succèdent doivent protéger les plus vulnérables, mais ils doivent aussi apprendre à encourager les gens à prendre des risques, à prendre des initiatives personnelles et à compter sur eux-mêmes.
À votre avis, la compensation salariale proposée par le gouvernement est-elle suffisante ?
Dans le contexte actuel, je trouve qu’elle est raisonnable. Je pense qu’elle n’aurait pas dû être payée “across the board” et aurait dû se limiter à un certain niveau de salaire, parce qu’il y a beaucoup d’entreprises qui ont des problèmes financiers et de trésoreries. Plus important, le gouvernement doit parler le langage de la vérité économique au lieu de peindre l’économie en rose et faire croire qu’il contrôle tout.
Or, il aurait dû faire comprendre à la population que tout ne dépend pas de l’État, alors que beaucoup dépend de chacun de nous. C’est le cas de la situation sanitaire, où chacun de nous doit respecter les gestes barrières. Sur le plan économique, il faut développer le sens du travail, le sens de l’effort, le sens de l’épargne. Il faut que le gouvernement arrête d’entretenir cette mentalité qui semble dire « zot lavi dan mo lamin », et d’avoir comme seul objectif les prochaines échéances électorales.
Propos recueillis par
Jean Marc Poché