Depuis La-Réunion, Blanc-Blanc (Eric Juret) revient sur les origines de l’IOMMA et les défis, notamment financiers, qui demandent une constante réflexion sur la prochaine édition. Directeur du marché depuis 2016, il souhaite poursuivre les objectifs de collaborations régionaux et internationaux.
Nous sommes en 2010. Qu’est-ce qui motive la création d’un marché des musiques de l’océan Indien et comment se concrétise cette ambition ?
Ce projet était dans les réflexions de nombreux professionnels à La-Réunion parce que nous avions l’habitude de nous rendre en particulier au Womex, qui était le plus grand marché des musiques du monde. Nous nous sommes dit qu’il serait intéressant d’avoir une plateforme similaire dans la région, avec toutefois nos spécificités et nos esthétiques. Ce projet était financièrement lourd à mettre en œuvre. Certaines personnes, dont Jérôme Galabert, posent un premier projet de marché des musiques, qui s’appelle « More South ». Ils jettent les prémisses. D’un autre côté, durant le Sakifo de Jérome Galabert, des rencontres de professionnels se développent autour du festival. C’était les prémisses de l’IOMMA.
Mais ce qui déclenche le marché, c’est le changement politique au niveau de la Région Réunion. En 2010, Didier Robert en prend la présidence. Attentifs au développement de la filière musicale et de la culture, son vice-président de l’époque et lui proposent de soutenir financièrement un marché des musiques. Le déclenchement intervient de cette rencontre entre l’idée de l’initiateur professionnel Jérôme Galabert et la décision de la Région d’investir dans cet outil. L’IOMMA est créé un an après le début de la mandature de Didier Robert.
Aujourd’hui, vous en êtes à célébrer vos dix ans. Y a-t-il eu des moments d’incertitudes où vous vous êtes dits « cette année, on arrête avec l’IOMMA » ?
Chaque année, il y a des moments de doutes parce que le contexte change rapidement. La filière et les technologies bougent, les styles évoluent. Le doute concerne également le portage financier. La structure qui porte l’IOMMA est une association (Scènes australes) et elle a ses fragilités. La différence majeure entre l’IOMMA de cette année et celui de l’année dernière, c’est que nous ne souhaitons plus bénéficier des financements européens. C’est un choix assez lourd à porter, car on évite environ 300 000 euros de notre plus grand financeur. Ces financements sont certes possibles à solliciter, mais ils sont très complexes. Il requiert d’avoir une trésorerie d’avance, car les remboursements se font de façon échelonnée sur les mois ou les années à venir. Un aspect qui fragilise beaucoup notre structure. Le volume financier cette année est différent, mais l’envie et la dynamique restent les mêmes.
D’autre part, l’IOMMA et le Sakifo ont eu des vies séparées, mais leur portage et leurs équipes sont très liés. Il y a quelque chose du lien sanguin entre les deux. Cette année, l’IOMMA retourne sur le Sakifo, car le portage sera en partie lié au Sakifo. Preuve en est le Showcase de jeudi, qui sera sur le lieu du Sakifo pour la soirée Sacem.
L’année dernière, vous nous confiez : « L’ancien dispositif sur lequel nous nous sommes margés a été repoussé d’une année. Les nouvelles fiches actions ne sont pas encore sorties. Nous sommes entre deux années de financement européen sur les fonds régionaux ». Qu’en est-il pour 2024 ?
Le marché de 2024 sera financé uniquement par la Région Réunion, le CNM, la Sacem et la Direction des affaires culturelles de La Réunion, avec le soutien logistique conséquent de la ville de Saint-Pierre. Pour l’heure, nous sommes toujours entre les deux programmes de financement et les fiches actions devraient sortir.
Nous y aurons accès sans doute en 2025. Si les choses changent, nous solliciterons peut-être un financement. Mais pour cette année, nous avons voulu faire sans en raison de la fragilité expliquée plus tôt.
Si nous voulons maintenir l’IOMMA, nous devons prendre des décisions et ne pas bénéficier de certains financements qui, certes, permettent un marché dimensionné comme nous avons l’habitude de l’organiser, mais qui pourraient le mettre en danger sur les années suivantes. C’est une décision de raison plus que d’obligation. Nous reverrons peut-être la copie pour un prochain IOMMA.
D’autre part, quand nous faisons cela, nous envoyons un message au politique. Oui, nous pouvons bénéficier de financements, mais par contre, c’est trop compliqué. Aménagez vos dispositifs pour qu’ils soient accessibles et ne mettent pas en danger les opérateurs ! Nous avons d’ailleurs une conférence qui réunira nos partenaires institutionnels et privés pour traiter des enjeux et voir ensemble les leviers qui existent et les blocages qui les entourent.
Combien cela vous coûte-t-il d’organiser les 10 ans de l’IOMMA ?
Nous sommes sur un format qui tourne autour de 200 000 à 250 000 euros. Le format habituel était plus près de 700 000 euros dans les grandes années, où il y avait une trentaine de groupes et beaucoup plus de professionnels. Il n’empêche que nous accueillerons cette fois 16 groupes en Showcase et une cinquantaine de professionnels venus de l’étranger, de même que tous nos professionnels et artistes de La-Réunion. Ça fait environ 150 délégués pour nos rencontres professionnelles.
Pour cette présente édition, nous constatons une première. Plusieurs groupes de différents territoires ont été choisis pour des showcases par un jury composé de membres de diverses associations et de pays. Et l’identité de ces membres a été révélée en ligne.
C’est un changement majeur le fait d’annoncer qui sont les membres du jury. Jusqu’à présent, nous choisissions au sein de l’équipe des personnalités du milieu musical, que ce soit de la direction de salle, de festival, du journalisme ou des artistes. Des professionnels en mesure de jauger de la capacité d’un projet musical pour l’export. Nous retenions des personnes, mais elles ne se connaissaient pas entre elles – seuls nous les savions qui elles étaient.
Notre méthodologie a changé pour avoir une transparence sur le choix. Les artistes de la Réunion en particulier n’étaient pas sélectionnés par l’équipe de l’IOMMA mais par le jury. Nous nous chargions des artistes des pays alentours, car il s’agissait de relations en lien avec nos partenaires sur différents territoires. Pour 2024, nous avons avancé afin d’être davantage à l’image d’un marché international. Jusque-là, nous comptions environ la moitié des artistes venant des pays alentours. Nous étions questionnés sur l’équilibre dans la représentativité des autres pays de la région de l’océan Indien. Donc, nous nous tournons un peu plus vers ce format. Notre jury compte ainsi des professionnels de la région de l’océan Indien avec une sélection accès sur la globalité des pays partenaires de l’IOMMA.
Quel critère recherchiez-vous parmi les groupes sélectionnés en showcase ?
C’est le jury qui a choisi cette fois. Cependant, il y a des critères importants qui concernent la qualité artistique, la capacité d’export et de tournées. Notre isolement nous contraint à devoir sortir de nos territoires, en particulier en avion. Pour une tournée, il faut avoir cette capacité, un solide projet musical et un bon encadrement professionnel. Quand nous lançons un appel à candidatures, nous écoutons tous l’ensemble des projets présentés – il y en avait une centaine cette année. Nous les confions ensuite au jury qui renvoient leurs avis sur les projets les plus percutants et capables d’être présentés sur un marché des musiques de l’océan Indien. Nous connaissons les attentes des professionnels de l’étrangers sur l’esthétique musicale et, surtout, la qualité artistique. Cela ouvrira à des collaborations, des tournées et des albums.
À Maurice, des artistes culminent des millions de vues sur les plateformes numériques, mais n’opèrent pas forcément selon les normes professionnelles. Dans la soumission de candidature pour l’IOMMA, il fallait soumettre un dossier et une fiche technique. La qualité de ces documents a-t-elle un poids dans la sélection finale ?
Bien sûr. Avoir des millions de vues sur Internet ne constitue pas du tout le critère premier. Ce n’est pas cela qui remplira les salles et déclenchera une tournée. Il y a un côté pervers sur ce retour du million de vues. Le projet artistique peut être très apprécié par une certaine frange du public, mais cela nécessite de creuser sur les capacités d’emmener un projet vers l’export.
Ce sera très compliqué pour quelqu’un qui est seul et sans encadrement professionnel. D’autant que tout un panel de professions agit pour faire avancer les projets musicaux. Il y a la création d’albums, la distribution par différents réseaux, la rétention de dates et la qualité du spectacle… Pour convaincre des programmateurs, une chanson ne suffit pas, aussi fantastique soit-elle. Elle déclenchera peut-être l’intérêt d’un management ou d’une société de production, mais par la suite, le projet doit être solide. Cela peut constituer une première entrée dans ce monde, un début. Par la suite, il faut une assise professionnelle, qui permettra d’œuvrer vers le long terme. Une carrière ne se construit pas sur une chanson et des millions de vues. Il y a encore beaucoup de travail derrière.
Qu’est-ce qui a motivé cette année la mise en place d’un Espace Pro au sein du Sakifo ?
L’IOMMA intervient avant le Sakifo. Et pendant le festival, certains professionnels restent sur place. Il y avait une dilution des rencontres et des échanges. Nous avons souhaité les renforcer et donner accès aux professionnels de l’étranger et de La Réunion. Les échanges peuvent ainsi se poursuivre de façon formelle dans un espace dédié. Cette continuité provoque par conséquent des rencontres et collaborations. Les professionnels bénéficient également d’un accès au Sakifo à un tarif réduit. Nous souhaitions leur ouvrir le festival grâce à leur statut.
L’année dernière vous parliez d’une vision d’un IOMMA 2.0. Imaginez que nous soyons en 2034, comment se passerait cette édition célébrant les 20 ans du Marché des musiques de l’océan Indien ?
Si l’IOMMA existe encore dans dix ans, comme je le souhaite, il sera toujours à l’écoute des artistes et de leurs difficultés à vendre leurs produits. Nous sommes sur une dimension culturelle, mais aussi économique. Nous sommes évidemment à l’écoute des musiques traditionnelles et la défense du patrimoine sur différents territoires. Cependant, nous nous penchons également sur le développement d’une filière économique, laquelle doit permettre aux artistes de vivre de leur art.
L’enjeu dans dix ans demande à comprendre le contexte qui nous poussera à soutenir les artistes et les projets musicaux de la façon requise. C’est pour cela que le doute intervient chaque année. Nous nous remettons constamment en question pour savoir où nous en sommes, ce qu’il en est des outils, quelles sont les difficultés pour les artistes et professionnels, et comment ils rempliront leur frigo. Dans dix ans, j’espère que la qualité des propositions sera a minima supérieure.
Les outils comme l’IOMMA servent à cela, et nous l’observons chaque année. Le niveau général grimpe toujours et c’est extraordinaire, car c’était l’un de nos buts. Peut-être y aura-t-il la naissance de nouveaux outils dans d’autres territoires ! Je vois bien la difficulté qui existe en ce moment à Maurice et nous en parlions récemment. Il s’agira également de convaincre les élus et responsables politiques de croire en ce type de dynamique extrêmement bénéfique à un territoire.
Que ce soit en termes de cohésion sociale, d’aménagement du territoire et d’irrigation de projets au service du bien-être des gens. Si nous soutenons ce type de projets, nous faisons en sorte que nos sociétés soient plus agréables à vivre. Et avec l’IOMMA, c’est notamment cet aspect qui m’anime !