« Nous, les Soviétiques, luttons pour la paix dans le monde. Nous avons trop connu la guerre pour faire subir aux autres une telle souffrance et tragédie ». Ce sont là les deux phrases qui revenaient souvent dans les conversations entre Russes – qui ont vécu et participé dans la 2e guerre mondiale, communément appelée la Grande Guerre Patriotique – et nous, qui étions parmi les étudiants étrangers en Union Soviétique dans les années 1970/80. En effet, pour vaincre le nazisme et la puissante armée allemande, l’URSS a dû payer le prix fort en termes de vies humaines : 30 millions de ses soldats ont laissé la vie sur les champs de bataille sur un total de 50 millions de morts. Les vétérans de la guerre laissent graduellement place à la nouvelle génération qui, elle, manifestement, ne fait pas grand cas du sens de l’histoire, qui constitue pourtant un point de repère important et une motivation de base pour aborder et résoudre les sujets qui divisent, quels qu’ils soient. Ce sont, dans une grande mesure, les jeunes du rassemblement de la place Maïdan à Kiev, dont un des principaux animateurs était le mouvement d’extrême droite, le Pravi Sektor, qui ont contribué à installer le pouvoir ukrainien actuel après avoir chassé l’ancien régime, sous la présidence de Viktor Yanoukovitch, un proche de Moscou, en 2014. Rappelons, à propos, que le président russe, Vladimir Poutine avait, le 24 février dernier, avancé comme objectifs de l’opération militaire, non seulement la pacification mais également la « dénazification » de l’Ukraine.
Lorsque l’auteur de ces lignes débarqua à Kharkov (Kharkiv, en ukrainien) en 1978 pour entamer des études à l’université de la deuxième plus grande ville d’Ukraine, même si des vestiges de la Seconde Guerre mondiale existaient toujours, dans l’ensemble, le charme du renouveau sautait immédiatement aux yeux. De nouveaux bâtisses et immeubles ont remplacé les anciens qui avaient été détruits pendant la guerre et d’autres continuaient encore à sortir de terre, ce qui faisait alors de Kharkov une des plus grandes villes de toute l’URSS. En effet, tombée aux mains des Allemands en 1941, la ville fut le théâtre de violents combats et bombardements et de beaucoup d’atrocités commises durant l’occupation, marquées par la pendaison de civils, l’assassinat de militaires et le massacre de juifs. Le nom d’Otakar Yarosh a d’ailleurs été attribué à une des principales artères de Kharkov où se trouve un vaste quartier estudiantin, en mémoire à cet officier militaire tchécoslovaque qui combattait dans l’armée soviétique et fut assassiné en 1943 par les Allemands.
Trois foyers des étudiants de ce quartier où nous résidions autrefois ont été touchés par des missiles russes au début de ce mois, quelques jours après le début de l’opération militaire. A également été bombardé dans cette rue et réduit complètement en ruines, le vaste complexe sportif de l’université où nous jouions au foot en été et pratiquions les sports en salle, comme le badminton, le volley ou le basket, en hiver.
Pour un rappel de l’histoire, soulignons que la ville de Kharkov qui compte environ 1,5 million d’habitants fut, de 1917 à 1934, la capitale de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine avant de passer le relais à Kiev, 400 km à l’Ouest. Fondée en 1654, elle représente un des plus importants centres industriels, culturels, scientifiques et éducatifs d’Ukraine. Parmi les 42 universités et collèges de la ville, l’Université d’État de Kharkov portant le nom de A.M. Gorky et qui a été reclassifiée en 1992 après la dissolution de l’URSS, en Université Nationale de Kharkiv sous le nom de V.N.Karazin, est la deuxième plus vieille université d’Ukraine après l’Université Nationale de Kiev-Mohyla Academy. Fondée en 1804, l’université de Kharkov qui se situe sur la Place de la Liberté, une des plus grandes d’Europe, compte aujourd’hui 19 facultés dont celle de la Médecine, du Droit, de Lettres, d’Histoire, d’Économie, de Sciences ; 3 instituts de recherches ; 2 jardins botaniques et 3 musées d’histoire et accueille des étudiants de plus d’une cinquantaine de nationalités que ce soit pour la licence, le master ou le doctorat du 3e cycle. Très coopératifs et attentionnés, les professeurs offrent des cours de rattrapage appelés « consultations » après les heures de classes et ce, gratuitement par rapport au fléau des leçons particulières qui fait rage chez nous à Maurice. Vers la mi-mars, l’aile gauche de l’université qui abrite les facultés de Lettres et d’Histoire, ainsi que celle d’Économie en face ont été touchées et sérieusement endommagées par des missiles russes. La majorité des étudiants avaient fort heureusement été évacués quelques jours après le début de la guerre avant l’arrivée des chars à la périphérie de la ville.
Mais la ville de Kharkov est également réputée en tant que centre de culture avec ses nombreuses salles de théâtre, de cinéma, ses 2 conservatoires internationaux, son fameux orchestre philharmonique et ses nombreux musées qui attirent des étudiants étrangers et touristes tout au long de l’année. La galerie municipale située sur l’avenue principale de la ville, la Soumskaya, a été un des premiers édifices de la ville à être bombardé au début du mois. D’autre part, l’un des plus grands marchés du pays, le Barabashova, situé dans la région de Saltovka, où nous faisions jadis souvent nos courses, a été détruit le 17 mars dernier par un obus.
Bien que Kharkov soit un centre industriel en plein essor, la ville respirait également la fraîcheur avec de vastes espaces verts, des parcs et jardins dont les principaux sont le Parc Central de Gorky, lieu de rencontre des étudiants étrangers en été avec ses divers jeux, attractions, restaurants et mode de transport téléphérique ; le jardin Taras Shevchenko – poète, artiste, écrivain et folkloriste ukrainien du 19e siècle – à côté de l’université, le Parc de la Prairie d’Alekseevsky long d’environ 10 km ; le Parc Zoologique qui est une réserve naturelle d’environ 7000 animaux de 400 espèces et fut fondé en 1895 et le Dolphinarium où des coachs expérimentés offrent aux visiteurs la possibilité de nager avec les cétacés.
Or, l’on frémit en constatant à quoi est réduite aujourd’hui cette magnifique ville pourtant jadis si paisible et attrayante, qui ne dort presque jamais et où les centaines de bars, restaurants, cafés et boîtes de nuit fonctionnaient jusqu’aux petites heures du matin. Idem pour le métro qui fut ouvert en août 1975, comportant 3 lignes et dont les superbes stations représentant des œuvres d’art tout à fait admirables, sont en train de servir de bunker pour protéger les habitants des bombardements.
Pourtant, Russes et Ukrainiens constituent un seul peuple avec une seule culture et une langue commune, vivant au temps de l’URSS, en bonne intelligence, en toute amitié et fraternité. D’ailleurs, après la dissolution de l’Union Soviétique, ce sont les ambassades russes à travers le monde qui représentaient les intérêts ukrainiens à l’étranger, y compris à Maurice. Que ce soit en Ukraine ou en Russie où l’auteur de ces lignes avait complété en 1977 à Astrakhan, ville d’environ 500,000 habitants bordant la mer Caspienne dans le Sud, les cours préparatoires, destinés principalement à l’apprentissage de la langue russe et avait effectué, de 1985 à 1989, le doctorat du 3e cycle (PhD) à l’Académie Agricole de Moscou, l’on a rencontré des gens accueillants, extravertis, joyeux, aimant les plaisanteries et anecdotes et s’intéressant toujours à la vie, us et coutumes des étrangers. Cependant, depuis le 24 février dernier, l’Ukraine, pays souverain et indépendant, de 43 millions d’habitants et un des plus grands exportateurs au monde de blé, maïs et d’orge, se retrouve sous les bombes de son voisin à l’Est. 10 millions de personnes ont jusqu’ici fui leurs foyers, ce qui représente le plus grand exode des populations en Europe depuis la 2e guerre mondiale. L’on a tendance à vivre un véritable cauchemar qui risque malheureusement de se prolonger dans le temps et l’espace et d’affecter l’économie mondiale dans son ensemble.