Dr Dany Adone : «La décolonisation représente pour moi la réconciliation»

Le-Mauricien a rencontré cette semaine le Dr Dany Adone, une Mauricienne engagée comme chercheuse depuis de nombreuses d’années à l’Université de Cologne, en Allemagne. Actuellement Head of Modern Language and Cultures à l’université de Cologne, directrice adjointe du Centre d’études australiennes (linguistique) et porte-parole du programme d’études australiennes au département d’anglais de l’université de Cologne, elle est également membre du Sydney Indigenous Research Network et du Sydney Centre for Language Research à l’Université de Sydney. À Maurice la semaine dernière à l’invitation des organisateurs de la conférence sur le thème Dialogues décoloniaux, elle estime que la décolonisation implique la réconciliation. « Il faut pouvoir réconcilier les connaissances héritées du système occidental et les intégrer dans les cultures indigènes », dit-elle. Plus important, elle considère que sur un plan individuel, il est nécessaire de décoloniser sa façon de penser et d’agir avant de pouvoir procéder au processus de décolonisation.

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Vous avez été le Keynote Speaker lors de la conférence des Dialogues décoloniaux? Qu’avez-vous retenu de cet exercice ?

J’ai abordé cette question de décolonisation dans une perspective internationale. Dans beaucoup de disciplines, nous nous interrogeons de plus en plus sur ce que veut vraiment dire le terme décolonisation. Beaucoup de personnes l’utilisent d’une manière superficielle. Il existe des projets qui s’inscrivent dans le cadre de la décolonisation tout en maintenant une mentalité de colonisateur. Il existe donc une variété de définitions.

Lors de mon intervention à la conférence consacrée aux dialogues décoloniaux, j’ai essayé d’évoquer les développements en cours dans plusieurs disciplines par rapport à la décolonisation. Certains experts, dont Frantz Fanon, considèrent ainsi que « decolonisation is a double operation that includes both colonized and colonizer ”. Cette démarche s’inscrit dans le cadre du démantèlement d’une vision traditionnelle qui a prévalu pendant longtemps et qui consiste à séparer colonisateurs et colonisés. La décolonisation consiste donc à prendre certaines connaissances héritées du système européen et à l’intégrer dans la culture indigène.

C’est un point très important qui a été évoqué durant la conférence, car la décolonisation « is also about acknowledging indiginous knowledges and building bridges between western and indigenous model system ». Sur le plan personnel, la décolonisation est un lifelong process on learning, unlearning and relearning. It’s a transformative process undertaken with and for indigenous communities. If you are a researcher for the global south, you have to start decolonizing yourself before you can proceed with the decolonisation process itself.
Pour moi, la décolonisation dans le domaine linguistique est un objectif obligatoire qui doit être atteint lorsque nous évoluons dans un environnement où la justice prévaut. En gros, si nous voulons surmonter les défis qui se présentent dans un monde anthropocène, il faut entreprendre la décolonisation.

Pouvez-vous donner des exemples concrets où vous avez appliqué ce principe ?

Je parle surtout de la décolonisation dans le cadre de mon travail avec les indigènes, en Australie. En tant que chercheur, il faut considérer les indigènes comme des partenaires crédibles. Il ne faut pas croire que parce que nous avons acquis une connaissance académique européenne nous sommes plus importants. Il faut prendre en compte que la culture des aborigènes, en Australie, date de plus de 60 000 ans. C’est la plus vieille culture du monde. Il existe des preuves dans plusieurs disciplines.

Comment appliquer le concept de la décolonisation à ce contexte australien en particulier ?

Nous avons fait des recherches collaboratives dans plusieurs parties de l’Australie sur différents thèmes sur lesquels les communautés aborigènes et leurs aînés ont voulu se confier. Ce sont des Community Own Researches. Elles appartiennent à la communauté. En elle-même, cette démarche relève de l’esprit de la décolonisation.

À la demande des communautés avec qui nous avons travaillé, nous avons documenté des signes pour les besoins du langage des signes. Ils voulaient que nous démontrions la connexion profonde qu’il y avait avec la langue, la culture, les connaissances écologiques, etc.

La linguistique ne se contente pas de la description d’une langue, car il faut aussi tenir en compte son rapport avec tous les aspects culturels. Depuis les années 1990s, nous avons développé ce que nous appelons la two-way research methodology. Pour vous donner un exemple, lorsque nous faisons des recherches dans certains pays, il y a l’informateur et le chercheur. L’un pose des questions et l’autre répond. Cette méthode ne peut pas être utilisée partout. Lorsque nous travaillons avec les aînés traditionnels en Australie, il est difficile de poser des questions. Cela peut ne pas être apprécié ou peut ne pas être vu d’une manière positive et respectueuse des aînés. Ce qui peut rendre difficile le recueillement de connaissances et d’informations des indigènes. Pour surmonter ce problème, il est important de prendre le temps nécessaire pour créer la confiance parmi ces personnes. Il faut arriver à faire partie de la communauté et se faire accepter.

Par conséquent, la connaissance étant considérée comme un élément très précieux, il ne faut pas poser des questions aux aînés. Il faut simplement les écouter. Ils parleront lorsqu’ils se sentiront près. Il m’est arrivé de m’asseoir aux côtés d’aînés indigènes pendant deux heures au bord de la mer en attendant qu’ils décident de partager, même s’ils m’ont invité à venir.

Laissez-moi vous donner une citation. « Growing up, we have never ask questions to our elders. We have never asked them what the images, what the stories of land are. It is bad manners. When we stop an elder person, a senior elder. We don’t ask questions to them. We always listen. When the time is right and they want to tell the stories. It’s the land that is talking to them. » Cette citation démontre qu’il y a une relation profonde entre la terre et langue. Il faut respecter cela, même si cela prend du temps avant qu’ils ne parlent.
Il y a souvent une différence dans la définition d’une langue et d’un dialecte qui est influencée par une approche occidentale. Ces définitions fonctionnent bien dans beaucoup de contextes, mais parfois, elles ne sont pas appropriées lorsqu’elles sont appliquées à des langues autres que les langues occidentales. Cela crée des problèmes. Il faut donc savoir comment faire une combinaison entre les connaissances occidentales et les connaissances indigènes. C’est la meilleure façon « to get the best of it ».
Souvent, nous voyons des linguistes chercher des preuves pour une théorie qu’ils ont déjà développée et écrite dans une langue particulière dans une autre langue. Cela ne marche pas toujours. Ce n’est pas une approche qui cadre avec le principe de la décolonisation. Il faut d’abord écouter. Il faut les laisser raconter leurs histoires et expliquer leur langage. Pendant longtemps, la narrative enquiry approach, dont la story telling ou la traditional oral story, n’était pas reconnue comme une méthode scientifique. Mais graduellement, cela s’intègre dans la méthodologie européenne.

You allow indigenous voice to be brought out. Nous dépendons beaucoup des témoignages des anciens dans le cadre des études concernant l’histoire, la culture et la linguistique. Nous comptons sur ce qu’ils nous disent sur leur façon de voir les choses historiques. Ce que les aborigènes racontent sur la montée des eaux, les inondations, dans le cadre de la tradition orale dans le cadre des storytelling de génération en génération est vrai et a été démontré par des archéologues et des géographes. Cela démontre la profondeur de la continuité et corrobore les preuves empiriques.
Dans le cadre de nos recherches, nous avons établi un partenariat équitable avec les aborigènes. Toutes les recherches que nous avons effectuées ont été approuvées par les autorités aborigènes. Ils ont eu leur mot à dire. Il y a des choses toutefois que les aborigènes ne souhaitent pas partager. Nous les comprenons et nous les respectons…

Vous avez travaillé avec les aborigènes depuis des années. Où en sont-ils aujourd’hui ?

La phase de décolonisation est dépassée. Il y a beaucoup de développement avec les indigènes en Australie. Il y a un nombre croissant d’universitaires. Même dans les régions les plus éloignées, ils ont accès à l’éducation primaire. Ils ont une voix au Parlement. Il est dommage que le référendum organisé en octobre de l’année dernière n’ait pas donné les résultats escomptés. Les électeurs australiens avaient été invités à voter pour dire s’ils acceptaient ou non de reconnaître dans la Constitution les aborigènes comme les premiers habitants de l’île continent. Et la majorité des électeurs ont répondu non !

Qu’avez-vous fait des recherches effectuées ?

Il est important de give back to the communities. Les données recueillies dans toutes les disciplines – que ce soit sur la culture, les langues, etc. – doivent pouvoir être utilisées pour le bien de cette communauté. Nous voyons souvent les chercheurs recueillir des informations dans un pays avant de disparaître sans savoir comment ils ont utilisé leurs informations. Aujourd’hui, il est obligatoire de restituer les données obtenues. Le dernier livre que nous avons publié, en 2020, sur la langue des signes des aborigènes, a été lancé en Australie et a été distribué dans les écoles et les librairies.

Pourquoi les aborigènes accordent-ils autant d’importance à la langue des signes ?

La langue des signes des aborigènes est unique et est utilisée aussi bien par les entendants que les malentendants. Il y a beaucoup d’occasions où nous n’utilisons pas la langue parlée. Dans des situations où la langue parlée est interdite, la langue des signes est utilisée.

Vous n’avez pas effectué de recherches qu’en Australie. Dans quels autres pays avez-vous aussi travaillé ?

J’ai travaillé sur des projets en Jamaïque avec une équipe. Nous avons travaillé dans plusieurs parties de l’Australie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans les îles Salomon. Toutefois, avec le Covid, les efforts consentis dans cet archipel n’ont pu être poursuivis en raison d’absence de fonds. J’ai aussi travaillé avec la communauté seychelloise sur la langue créole. J’ai aussi une doctorante qui avait fait un travail il y a quelque temps sur les gestures in kreol languages.

Comment opérez-vous en Allemagne ?

Je suis Head of Modern Language and Cultures à l’université de Cologne et suis directeur adjoint du Centre d’études australiennes (linguistique) et porte-parole du programme d’études australiennes au département d’anglais de l’université de Cologne. Je suis également membre du Sydney Indigenous Research Network et du Sydney Centre for Language Research à l’Université de Sydney.

Je suis par ailleurs impliquée dans le rapatriement, notamment lorsqu’il y a des restitutions d’objets ou des dépouilles entre l’Allemagne et l’Australie. Il est intéressant de noter que la plupart des musées allemands qui reçoivent des demandes de restitutions acceptent d’engager des négociations.

Pensez-vous que Maurice devrait réclamer les restes de dodos qui se trouvent dans les musées étrangers ?

Je crois que si Maurice en fait la demande, beaucoup de musées accepteront d’ouvrir des négociations. Cela peut prendre du temps, mais cela peut aboutir positivement. Il y a souvent beaucoup de choses qui doivent être surmontées afin de conclure les discussions. Il y a beaucoup de travail à faire.

A Maurice, nous sommes également engagés dans la décolonisation territoriale, en particulier en ce qui concerne les Chagos…

J’ai entendu, j’ai lu et j’ai suivi un peu le dossier, mais je n’ai pas été impliquée personnellement. Je ne connais pas particulièrement l’affaire. Personnellement, je consacre beaucoup de temps à la culture aborigène.

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans la culture aborigène ?

C’est leur sagesse. Ils connaissent la nature et vivent avec elle. Cet aspect de la culture indigène est holistique. C’est le cas de non seulement en Australie, mais également au Canada et les autres first nations. Pour eux, l’être humain fait partie de la nature. Nous ne sommes pas supérieurs aux autres espèces. Ils croient dans une multiplicité conviviale, dans le partage des terres et l’environnement, etc. Ils sont attachés à la terre, pour laquelle ils ont un grand respect. Indigenous are holistics non fragmented in nature.
Il y a souvent une dichotomie entre la nature et la culture dans la connaissance occidentale, alors que dans les connaissances indigènes, il y a une « intricate nature, culture, unity and reciprocity ». Ils considèrent avoir une responsabilité vis-à-vis de la nature, vis-à-vis du cosmos. Pour eux, si on fait du mal à la nature, c’est aux humains que l’on fait du mal. Malheureusement, toutes les cultures ne comprennent pas cela.

Vous avez participé à la documentation de la langue des signes mauricienne il y a quelques années.

Quel souvenir en gardez-vous ?

J’avais participé à ce projet dans l’intérêt de Maurice, mon pays. Même si j’ai vécu plus de 40 ans à l’extérieur, je suis toujours une Mauricienne de cœur. Je parle le créole aussi bien que l’anglais, le français et l’allemand. Dès que je reviens au pays, je consomme toutes les spécialités mauriciennes. J’avais accepté de participer à ce projet parce qu’il avait pour but d’apporter une contribution positive pour le pays en aidant au développement de la communauté des sourds. J’ai voulu faire quelque chose qui pouvait bénéficier à la société mauricienne.

Avez-vous fait un suivi du travail accompli à l’époque ?
Après ma participation dans le premier volume du dictionnaire de la langue des signes, je me suis retirée. Si le gouvernement m’invite à poursuivre le travail, j’y réfléchirai. Il faut qu’il y ait du respect, de la confiance et de l’équité dans les projets collaboratifs. 

Comment voyez-vous l’avenir ?
Je poursuis mes recherches et continue de transmettre ce que j’ai appris à la génération suivante et à l’aider à penser autrement. Nous sommes des chercheurs. Nous travaillons pour le bien-être de la communauté. Nous voulons faire comprendre l’importance du langage, la nécessité de respecter les valeurs et les points de vue des autres sur les langues. Nous voulons construire la confiance. C’est main dans la main que nous arriverons à combattre le racisme, bien que nous ne puissions pas l’éradiquer immédiatement. Nous voulons élargir l’horizon des générations à venir et les sensibiliser sur l’environmental justice, la justice sociale. Il ne faut pas que des termes comme équité, respect et réconciliation soient uniquement des slogans; il faut pouvoir les mettre en pratique. Mon devoir en tant que professeur consiste à préparer la prochaine génération.

Finalement, que signifie la décolonisation pour vous ?
La décolonisation représente pour moi la réconciliation. Mais il y a encore beaucoup à faire. It is not pointing the fingers at the past. C’est aussi trouver les moyens de travailler ensemble. Nous passons par des moments difficiles, à voir les conséquences du changement climatique dans le monde. Nous payons les erreurs des générations précédentes. C’est ensemble que nous pouvons avancer.
Sur le plan individuel, je dis que si on ne se décolonise pas mentalement en tant que chercheur, on ne peut pas pratiquer la décolonisation.

 

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