« Le cannabis médical peut soulager au moins une dizaine de problèmes comme l’arthrite, le PPS, le rhumatisme, l’Alzheimer, le Parkinson, le VIH, l’épilepsie, la dépression… ». C’est ce que tient à faire ressortir Dev Virahsawmy, considéré comme étant le poète, dramaturge et linguiste le plus célèbre de sa génération. Au seuil de ses 80 ans, il a choisi dans cette interview de se livrer sur sa maladie. Voilà cinq ans que son quotidien est fait de douleurs, de plus en plus « atroces » à cause du Post Polio Syndrome (PPS). La polio, qui l’avait touché à l’âge de trois ans, a resurgi, l’affectant dans tout le corps. « Il n’y a pas de guérison. Ma situation ira en se détériorant », confie-t-il. S’il parle à cœur ouvert sur l’ « enfer » qu’il vit, c’est aussi pour plaider la cause de toutes ces personnes « qui partagent (s)a situation ». C’est ainsi qu’il lance un vibrant plaidoyer auprès du gouvernement pour que le CBD (cannabidiol) soit non seulement légalisé mais libéralisé afin qu’il soit accessible « pour soulager les souffrances d’un minimum de 100 000 personnes (…). Si le gouvernement pense vraiment à aider son peuple et stimuler le développement, il devrait encourager la production du cannabis industriel ».
Propos recueillis par : Sharon Leung-Ah Fat
Début 2020, vous présentiez Literatir San Frontier 1, une série de poèmes, de pièces de théâtre et de nouvelles en kreol en huit volumes et qui devait sortir chaque deux mois environ. Depuis, on ne vous a pas trop entendu. Que devient Dev Virahsawmy ?
Je continue à écrire même si je ne publie pas sur papier mais sur mon site web (boukiebanane.com). Je passe beaucoup plus de temps à alimenter mon site web qui est utilisé par beaucoup d’universités dans le monde. Il faut savoir qu’à l’âge de trois ans, j’ai eu la polio qui m’a coûté un bras et qui avait affecté une bonne partie de mon corps. Il n’y avait à l’époque, en 1945, pas de vaccin contre la polio. Le problème avec cette maladie, c’est que le virus ne quitte pas le corps du patient mais dort et attend qu’il soit âgé, complètement fatigué et vulnérable pour l’attaquer de nouveau. Depuis cinq ans – j’aurai bientôt 80 ans – je commence à avoir des douleurs. Au début, j’associais cela à l’âge. Au fur et à mesure que les douleurs se manifestaient plus régulièrement et devenaient plus fortes, j’ai contacté quelques amis en Angleterre que j’ai connus pendant mes études à Edimbourg. Certains, qui sont médecins, m’ont dit qu’ils sont pratiquement sûrs qu’il s’agit du Post Polio Syndrome (PPS). La polio attaque le corps dans sa totalité.
Vous ressentez les douleurs dans les différentes parties de votre corps ?
En ce moment, mes deux jambes s’affaiblissent complètement et j’ai beaucoup de difficultés à marcher. J’ai des douleurs atroces au dos. Cela ira en se détériorant et je serai éventuellement contraint à être sur un fauteuil roulant. Tous ceux qui connaissent la maladie m’ont préparé à faire face à cette situation.
Comment vivez-vous cette tranche éprouvante de votre vie ?
C’est très difficile mais heureusement que j’ai toujours la capacité d’écrire, de créer. Depuis que j’ai commencé à avoir des problèmes, j’ai pratiquement écrit une dizaine de recueils de poèmes où je raconte non seulement ce qui se passe en moi mais aussi ce que je vois dans le monde ; mes idées pour un monde meilleur. De plus en plus, j’éprouve des difficultés à marcher et j’ai parfois des douleurs atroces de manière non sporadique mais continue.
N’y a-t-il pas de moyens pour soulager vos douleurs ?
La première chose à retenir, c’est qu’il n’y a pas de guérison. Ma situation ira en se détériorant. Deuxièmement, je peux avoir un peu de soulagement si j’ai accès au CBD (cannabidiol). C’est le cannabis médical qui est légal de par le monde et qui est resté illégal – je ne sais pourquoi – à Maurice. Il y a une démarche de la part du gouvernement pour légaliser mais ils sont en train de faire une chose que je trouve regrettable. Ils disent que seuls les hôpitaux publics auront le droit de prescrire le cannabis médical et pas le privé. Or, j’ai été à l’hôpital à deux ou trois reprises. Une fois, le médecin m’a dit ‘vous avez eu une attaque’ au sujet de mon bras gauche atrophié. J’ai répondu que ce bras était paralysé suite à la polio. Il m’a demandé ce que c’était… Il n’était pas au courant qu’il y avait eu des épidémies de polio dans les années 40. Je n’ai donc pas voulu aller plus loin avec ce médecin. Plus tard, comme les douleurs augmentaient, je suis allé à l’hôpital de Candos. Là-bas, ils ont été très gentils. Après, ils m’ont dit que j’avais un ‘Frozen Shoulder’. Ils n’avaient pas compris. A partir de là, j’ai dit Bye Bye aux hôpitaux.
Il y a deux médecins du privé qui s’occupent de moi mais si le gouvernement décide de légaliser le CBD et non pas le libéraliser, je me suis dit que je serai obligé d’aller à l’hôpital. Il y a là un problème extraordinaire. Le cannabis médical peut soulager au moins une dizaine de problèmes comme l’arthrite, le PPS, le rhumatisme, l’Alzheimer, le Parkinson, le VIH, l’épilepsie, la dépression… Quand ce remède sera officiellement légal, il y aura de longues files d’attente dans les hôpitaux. La majorité des patients qui en auraient besoin sont âgés, souffrent de douleurs, ont beaucoup de difficultés à marcher et à se tenir debout. Savez-vous quelle torture ce sera pour nous d’attendre ? La solution, ce n’est certainement pas de restreindre l’accès. Il faut au contraire ouvrir l’accès en libéralisant le CBD pour que les médecins du privé puissent le prescrire et pour qu’on l’achète en pharmacie. Le gros problème, c’est que des compagnies pharmaceutiques veulent bloquer le CBD car ce sont des marchands de Panadol, Doliprane etc. C’est du Big Business ! De l’autre côté, il y a environ 100 000 personnes à Maurice qui ont besoin du CBD. Parmi, il y a aussi les femmes qui sont en ménopause et qui souffrent horriblement. Le CBD peut les aider. Imaginez le nombre de personnes qui feront la queue tous les jours pour avoir accès à ce médicament miraculeux. Ce sont les compagnies pharmaceutiques qui sont en train de dicter leur loi car ils savent très bien que ces 100 000 personnes qui souffrent de ces douleurs vont cesser de prendre du Panadol, Doliprane etc. Bien souvent, nous savons qu’il y a des politiciens qui sont liés à ces compagnies pharmaceutiques. Récemment, on a vu un parfait exemple dans le sillage du Covid-19.
Quand je parle de 100 000 personnes qui auraient besoin du CBD, c’est un chiffre minimum. Une personne représente une famille d’au moins cinq personnes. Chez moi, je souffre, mais il y a mon épouse, mes enfants, mes petits-enfants. Ils sont tous concernés et ils sont tous très en colère. Il y a donc en ce moment à Maurice un demi-million de citoyens qui sont en colère par le fait que le gouvernement a été pris en otage par les compagnies pharmaceutiques.
Le message pressant que vous lancez est donc de légaliser le CBD au plus vite …
Non seulement légaliser mais libéraliser, le rendre accessible à tous. Dans quelques années, je vais disparaître. Mais, je pense à mon pays. Le cannabis industriel est une plante ‘miracle’. C’est le ‘fastest growing plant in the world’. Si vous avez une culture de cannabis industriel, vous pouvez faire un minimum de trois récoltes par an. Si nous développons l’industrie du cannabis industriel, nous pourrons non seulement subvenir à nos besoins locaux mais nous pourrions aussi exporter. Deuxièmement, le cannabis industriel peut être utilisé aussi pour produire de l’électricité en brûlant la plante. Troisièmement, dans le monde où le cannabis industriel est légal et utilisé à bon escient, on l’utilise pour fabriquer du tissu. Notre industrie du textile peut donc devenir indépendant des productions de fil que nous importons pour tisser à Maurice. On peut par ailleurs développer l’industrie de la corde. En outre, cela peut nous apporter du Building Material. Il y a des pays où l’on écrase du cannabis qu’on fait couler dans des moules pour fabriquer des briques pour construire des maisons. Il y a d’autre part l’industrie du papier qu’on peut lancer avec le cannabis. Ce sont autant de possibilités mais les barons sucriers n’en voudront pas. Encore une fois, il y a des lobbies qui vont bloquer tout cela. Si nous avons un gouvernement qui pense vraiment à aider son peuple et stimuler le développement, il devrait encourager la production du cannabis industriel. On développerait le côté pharmaceutique mais aussi les autres filières mentionnées.
Les petits et moyens planteurs aujourd’hui abandonnent la canne à sucre parce qu’ils n’arrivent pas à trouver autre chose. C’est la misère pour eux. Je pense que nous avons une chance en or de faire une révolution agricole à Maurice en termes de production de cannabis industriel mais aussi en termes de production de nourriture. Entre les lignes de cannabis, on peut planter des légumes. Il y a trois récoltes par an. Quand les plantes sont encore très jeunes, entre les lignes, on peut planter les aliments dont on a besoin. Il faut savoir utiliser cette terre. Cela ne se restreint pas seulement au domaine médical mais aussi économique et qui concerne l’avenir de nos enfants !
D’où puisez-vous votre force quotidienne pour lutter contre les douleurs dont vous souffrez ?
Au départ, je prenais du Doliprane. Maintenant, les douleurs sont tellement atroces que le Doliprane n’a plus aucun effet. Tout ce que je peux faire, c’est porter une ceinture très dure pour que je puisse marcher un peu, espérant pouvoir dormir un peu. C’est tout ce que je fais. Je me lève, je m’assois devant mon ordinateur, j’écris, et quand les douleurs m’empêchent de réfléchir, je m’allonge, et je ne ressens alors pas autant la douleur. Mais cela devient insoutenable quand je me mets debout. Je peux tenir debout cinq minutes, après quoi j’ai des vertiges et je tombe.
L’écriture est votre refuge…
L’écriture est ma bouée de sauvetage. Mais il faut que je dise aussi : à Maurice, on ne comprend peut-être pas l’importance de mon travail mais plusieurs universitaires à travers le monde prennent très au sérieux le travail que je fais et citent en exemple le travail que j’ai fait pour le développement de la langue kreol à Maurice. C’est le grand soulagement intellectuel que j’ai. On est en train de reconnaître mon travail. Je viens de terminer un recueil de poèmes où je pose la question : Kout Lepe Dan Dilo ? C’est sur les grands thèmes que j’ai développés pendant au moins 60 ans. Est-ce que je suis en train de donner des coups d’épée dans l’eau… Mais, il y a un point d’interrogation dans le titre. Avant, je donnais des coups d’épée dans l’eau. Maintenant, je sens que l’eau ne résiste plus à mes coups d’épée et mes efforts font leur petit bonhomme de chemin. C’est comme si le ciel est couvert de nuages noirs qui ont toutefois des éclaircies autour. L’écriture est mon Silver Lining.
Depuis quelque temps, vous dites que vous êtes au terme de votre vie. Qu’aimeriez-vous léguer à votre pays et à vos proches ?
Notre système éducatif est une faillite totale. L’éducation primaire est gratuite depuis 1954 ; l’éducation secondaire depuis 1977. Malgré cela, 75% de la population sont analphabètes. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas une politique de langues raisonnable qui puisse permettre aux gens de développer les compétences de la lecture et de l’écriture. On ne peut le faire avec des langues étrangères. Il faut que cela commence par la langue maternelle. Cela a été mon combat et graduellement le Kreol est entré à l’école. Très bien ! Mais, il y a aussi un autre problème : nous vivons sur une île créole. Dans une île, petit à petit la présence humaine a changé complètement la faune et la flore. Par exemple, les premiers marins qui sont venus à Maurice, voyageaient entre l’Europe et l’Inde (où on fabriquait de l’arack avec la canne à sucre). Comme il fallait toujours s’arrêter à Maurice, à mi-chemin entre l’Inde et l’Europe, ces marins ont pensé apporter de la canne à sucre à Maurice pour fabriquer du rhum. Petit à petit, on a nettoyé les forêts qu’on a remplacés par la canne. On a transformé totalement l’environnement. On a continuellement détruit la faune et la flore endémique de Maurice. Il faut reconnaître que nous sommes tous des immigrants venus d’Afrique, d’Europe, d’Inde, de Chine etc. Nous avons donc une histoire commune. Nous sommes issus des immigrants qui ont peuplé l’île créole et nous sommes tous des créoles. Le plus beau de tout cela : nous avons deux langues créoles : le kreol morisien et l’anglais. Nous avons notre propre civilisation, notre culture. Mais, la majorité des gens préfèrent regarder ailleurs. Dans le passé, on voulait faire de Maurice la petite France. Aujourd’hui, il y a un mouvement pour faire de Maurice un Little India. Je suis un créole mauricien. J’ai un mélange d’Europe, d’Asie, d’Afrique en moi culturellement. Donc, il faut que les Mauriciens prennent conscience que nous avons un trésor que nous ne n’utilisons pas pour notre développement. Même dans notre cuisine, manier nou kwi nou mine, nou bouyon, pa gagne ayer. Nous avons une culture, une langue, une cuisine mauriciennes mais nous passons notre temps à lorgner ailleurs. Voilà mon message pour mes compatriotes, enfants et petits-enfants : il faut légaliser et libéraliser le CBD et en même temps révolutionner l’agriculture. On ne peut dépendre de la canne à sucre. Il faut une balance entre la canne à sucre et le cannabis industriel. Personne n’est immortel. Il faut se préparer pour partir. Quand on a des problèmes comme moi, quand je souffre, très souvent, je demande à Dieu : « ramas mwa ».
En 1980, à la demande de Gérard Sullivan, j’ai traduit Joseph and the amazing technicolor dreamcoat. Je l’ai appelé Zozek ek so palto larkansiel parce qu’on voulait construire à Maurice une nation arc-en-ciel. Les couleurs restent mais contribuent à l’unité de l’arc-en-ciel. Les différentes couleurs ne se mélangent pas mais ensemble, elles donnent lieu quelque chose de très beau. J’ai toujours dit que nous pouvons devenir une nation arc-en-ciel. Ma dernière bataille, c’est que le CBD soit accessible à tous. Ce médicament existe, il ne faut pas qu’un groupe de fonctionnaires décident qui va avoir quoi. Ce ne serait pas démocratique. Il faut le rendre accessible à tout le monde pour soulager les souffrances d’un minimum de 100 000 personnes.
Lors de l’une de ses dernières déclarations, le cardinal Margéot, que vous appréciez beaucoup, avait avec humour dit : « Ne regardez jamais un vieillard comme un homme fini… regardez-le déjà comme une créature éternelle qui ressuscitera dans la vigueur et la jeunesse ». Loin d’être un homme fini pour reprendre les mots du regretté cardinal, quels sont vos autres projets ?
Je vous remercie de mentionner le cardinal Margéot. Quand j’avais terminé la traduction de Zozef ek so palto larkansiel, qui a été un succès extraordinaire à Maurice, le cardinal Margéot a demandé à Gérard Sullivan de me demander de traduire la liturgie (la messe) en kreol. Ce que j’ai fait. Toutefois, j’avais dit à Gérard Sullivan et au cardinal que j’étais un malbar ate ; que j’aurais aimé faire cette traduction mais je ne voulais pas déraper faute de sensibilité chrétienne. J’ai donc demandé à Gérard Sullivan de réviser, si besoin était, la traduction. Quand j’ai remis la traduction à Mgr Margéot, celui-ci m’a appelé et m’a dit : ‘ Dev, qu’est-ce que c’est que cette histoire que tu es un athée ?’. Je lui ai répondu : « wi, mo enn ate mwa, sa bondie ki ou krwar-la, mo pa krwar ladan ». Il m’a alors dit : « celui qui a écrit Lasours ne peut pas être athée ». Lasours est un des grands poèmes que j’ai écrits. Cela a été une gifle monumentale qu’il m’a infligée. J’étais la grande gueule qui allait à l’encontre de tous ceux qui croient en Dieu et là j’avais reçu la grande claque de ma vie. J’ai commencé à réfléchir : un homme de Dieu qui venait me dire cela… J’ai alors compris que je n’étais pas athée dans le sens que je ne croyais pas en Dieu. Mais, ce qui m’agaçait, c’étaient les prêtres, les pandits, les imams, très souvent, des ignares qui ne connaissaient pas les textes sacrés. Moi, j’ai étudié la Bible, j’ai traduit le Nouveau Testament, le Bhagavad Gita et le Coran. Pour moi, ils ne connaissaient pas suffisamment les textes sacrés. Le cardinal Margéot m’avait donné un coup de pied au cul ; j’ai commencé à réfléchir et je me suis finalement dit qu’il fallait que je sois honnête envers moi-même. Aujourd’hui, j’ai cédé tous mes droits d’auteur à l’Institut Cardinal Jean Margéot. Tous ces écrits – 3 000 poèmes, 40 pièces de théâtre, des romans etc. ne m’appartiennent pas ni à ma famille mais sont la propriété de l’ICJM, cet institut qui devrait finalement devenir une université ouverte aux nouvelles idées. Pour moi, Jean Margéot a été mon papa spirituel.
Vous diriez qu’il vous a amené vers une conversion de non-croyant à croyant ?
Il m’a forcé à me regarder tel que j’étais au lieu d’une image que j’avais conçue de moi-même qui n’était pas réelle. Je me posais comme le Dev qui remettait tout en question. Puisqu’on disait toujours que Maurice est une île religieuse etc., j’avais pris une position contraire à tout cela. Mais, aujourd’hui, tout ce qui s’est passé m’a fait comprendre une chose : ce que je déteste, ce sont les rituels mais je suis à 100 % pour la foi. Dans la religion, il y a la foi et le rituel. Mais, la chose fondamentale, c’est la foi. Ce contact avec Margéot, Piat et Sullivan m’ont permis de me regarder tel que j’étais vraiment dans le déguisement que j’avais fabriqué pour moi. Cela a donc été un grand cheminement…