Emmanuel BLACKBURN
Les propos de Raouf Bundhun dans son interview du samedi 6 janvier 2018 commandent de revenir sur quelques inexactitudes récurrentes que les tours que nous joue le temps laissent, de bonne foi sans doute, se faufiler dans nos mémoires collectives. Ainsi, l’ancien vice-président de la République soutient lui aussi que (i) la création de l’Union Démocratique Mauricienne (UDM) fut la conséquence immédiate de la formation du gouvernement de coalition PTr/PMSD et que (ii) cette coalition se serait matérialisée une semaine après un grand meeting à la place du Quai (le rassemblement historique du 1er juin 1969) où les partisans bleus avaient signifié leur opposition viscérale à tout gouvernement d’unité nationale. N’y a-t-il pas une petite confusion sur les dates ?
Nous aurions pu faire l’impasse sur ces propos s’ils émanaient de M. Tartempion mais il s’agit là d’un acteur qui fut au cœur des évènements et dont les mots ne sauraient être balayés d’un revers de la main.
Un bref retour en arrière donc pour remettre les pendules à l’heure. Michel Debré, le ministre des Affaires étrangères de France, débarque à Maurice le 27 mars 1969, soit un an après l’indépendance. À l’aéroport Sir Seewoosagur Ramgoolam (alors appelé Plaisance), il jette publiquement le poids de l’Hexagone dans le débat pour un gouvernement d’unité nationale. Des personnalités du secteur privé s’y mettent également. Les jeux semblent être faits. Mais le 1er juin 1969, Gaëtan Duval renverse la table devant des dizaines de milliers de ses partisans à la place du Quai, martelant: «Je refuse qu’on vous donne du pain pour vous passer ensuite les menottes.»
Engagement non honoré car six mois plus tard (et non pas une semaine comme le soutient Raouf Bundhun), soit le 18 novembre 1969 à 20h50, le Parlement votera des amendements à la Constitution du pays – incidemment, avec le concours du député Raouf Bundhun – pour accommoder deux conditions – deux dérives? – essentielles à la formation d’un gouvernement de coalition :
i.Le renvoi des élections générales, prévues pour 1972, à 1976
ii. L’augmentation du nombre de ministres de 15 à 21.
Dans un éditorial cinglant, ‘Ces hommes sont dangereux’, Philippe Forget tendra un miroir aux fossoyeurs de la démocratie tandis que Sookdeo Bissoondoyal, le leader de l’opposition, d’alors assènera : «Ce jour est le plus sombre de l’histoire de Maurice.» Maurice Lesage, lui, montera au créneau et, tout en récusant le titre de ‘détergent moral’, invoquera ‘les impératifs de sa conscience’ pour fustiger ‘un exercice de capitation ethnique et de replâtrage communautaire’, soutenant avec force que «…nous n’avons pas été mandatés par la population pour allonger le terme de notre mandat. Le pouvoir, c’est l’émanation de la volonté populaire… » Mais les dés étaient jetés et le gouvernement de coalition prêtera serment le 3 décembre 1969.
L’UDM n’existe pas encore mais très vite les mesures anti-démocratiques, condition sine qua non invoquée par le PTr/PMSD pour assurer le développement économique promis, ouvriront la voie à une dissidence organisée. Et ce fut cet arbitraire-là qui engendrera la création de l’UDM fin 1970 (donc très éloignée de la concrétisation de la coalition), un arbitraire qui culminera au Public Order Act le 23 décembre 1970. Les ‘ayes’ du Hansard ne mentionnent pas le nom de Raouf Bundhun et il lui appartient donc de confirmer/infirmer…
À cet égard rappelons ce que nous écrivions dans la page Forum du Mauricien jeudi 23 novembre 2017: « Maurice Lesage franchira le Rubicon quand sera voté la Public Order Act en 1970 (qu’il avait baptisé Public Ordure Act), loi scélérate qui marquera le début d’inqualifiables atteintes à notre démocratie, une répression sans précédent, une infâme censure de la presse (on se rappellera les pages blanches du journal Le Mauricien qui sera aussi asphyxié financièrement par le boycottage de la publicité gouvernementale mais aussi celui d’un secteur privé à l’échine souple, contraignant André Masson, son rédacteur en chef à l’exil !), la détention d’adversaires politiques sans aucun procès…Maurice Lesage créera alors, avec d’autres dissidents du PMSD, l’Union démocratique mauricienne (UDM), portée sur les fonts baptismaux par la répression… »
Vieilles querelles sans intérêt ou vérité incommodante qu’il convient de taire? Qu’importe! Mais souvenons-nous que celui qui oublie son passé est condamné à le revivre. Ainsi, déjouer les trous de mémoire constitue un devoir face auquel aucun citoyen ne devrait se dérober.
Références:
(i) Passions politiques, Jean Claude de l’Estrac
(ii) Hansard