Hubert Joly, Président du Conseil international de la langue française, à Paris
Quand un scientifique parle d’une personne en disant : « C’est un littéraire », il le fait avec un peu de condescendance et cela équivaut à dire : « Il ne connait même pas le théorème de Pythagore. » Et lorsque Verlaine, au dernier vers de Art poétique, du recueil Jadis et Naguère (Léon Vanier – 1884), conclut : « Et tout le reste est littérature » il ne semble pas attacher beaucoup de prix à ce qui a fait l’essentiel de son existence. Pourtant Alfred de Vigny dans La Mort du loup semble bien confirmer l’opinion de Verlaine : « Seul le silence est grand, Tout le reste est faiblesse », le « reste » pouvant être assimilé à la parole et à la littérature.
Cette littérature, qui a produit tant de tradition orale depuis l’Iliade et l’Odyssée et qui a fait verser tant d’encre, serait-elle donc si méprisable ?
Comment se fait-il alors que les siècles aient conservé le nom et le souvenir de tant d’écrivains ?
On peut timidement essayer d’avancer quelque hypothèse. Un mot seul ne fait généralement pas littérature. Il existe bien, au moins, une exception célèbre, celle du mot de Cambronne à Waterloo que tout le monde connait et qu’il n’est pas besoin de citer ici. Mais, ce mot-là, (et quel mot), est déjà de la littérature en ce qu’il n’est pas isolé mais qu’il est comme enchâssé dans un grand contexte historique qui lui donne toute sa résonance, non seulement dans la plaine de Belgique mais dans deux cent ans d’histoire plus ou moins glorifiée par chacune des générations militaires et l’inoubliable Waterloo de Victor Hugo. Ce seul mot a fait davantage de littérature à lui tout seul que la phrase plus ou moins véridique : « La garde meurt et ne se rend pas ! »
Toujours à propos de mot, on ne peut pas ne pas citer le charmant petit poème licencieux de l’abbé de Lattaignant (XVIIIe siècle non daté) : Le Mot et la chose, qui joue spirituellement sur, précisément, le double sens des mots. On le trouvera sans peine sur Internet et il faut le lire avec le sourire. Mais la littérature est plus qu’un assemblage de mots, voire de concepts, pour certains les mieux arrangés du monde. Un des meilleurs exemples et des plus concis est celui des maximes qui perdraient beaucoup de leur force si elles étaient trop étirées, trop noyées dans le verbiage. Les grands textes philosophiques ou politiques suivent par leur richesse et leur complexité. Le summum est sans doute atteint par les romans qui ouvrent, toute large et sans limites, l’imagination.
En ce sens, on pourrait comparer tout bon livre de littérature à un sablier. Dans sa partie supérieure, l’auteur a accumulé, y compris dans son inconscient, un immense arsenal, fait de fragments de son vécu, de son histoire personnelle, de ses lectures, enfin de son imagination. C’est une sorte de condensé partiel de son expérience qu’il a transcrit dans son livre mais qui ne représente qu’une petite partie concentrée de sa vie : le livre, lui, est situé justement à l’étranglement du sablier pour concentrer, filtrer, synthétiser tout ce que l’auteur a puisé. La troisième partie du sablier est constituée par la masse des expériences que les lecteurs ont retirée de la lecture de l’ouvrage. On y trouve non seulement ce que l’auteur a pu dire et révéler mais aussi tout ce qu’il a laissé entendre sans l’exprimer et, surtout, tout ce que les réactions, le savoir, la culture, l’imagination, la psychologie ou la psychiatrie des lecteurs y découvrent et y découvriront. C’est-à-dire un monde que l’auteur lui-même n’avait pas soupçonné. Ce qui fait que chacun tire un profit différent de ses lectures. Cela explique la réflexion que font beaucoup d’auteurs qui disent n’avoir jamais pensé à ce que leurs lecteurs ont vu dans leurs livres.
De la sorte, la littérature devient, à elle seule, un monde infini, tout comme l’est, et par le même prodige, le monde de l’art. Chacun de ces mondes est, à une échelle semblable, une sorte de big bang qui ne cessera de résonner… tant qu’il y aura des lecteurs pour interpréter sans fin les secrets de l’écriture des grands auteurs. En ce sens, l’Iliade ne finira jamais.
Et je ne peux mieux conclure cette courte échappée sans citer Baudelaire dans Les Phares :
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
« Que nous puissions donner de notre dignité
« Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
« Et vient mourir au bord de votre éternité !