Le poisson rouge aurait, selon la croyance populaire, une mémoire limitée à quelques secondes à peine. En vérité, celle-ci, selon de récentes études, serait de quatre à cinq jours. Ce qui est certes mieux, mais tout de même pas très impressionnant, il faut l’avouer. Pourtant, ce poisson n’est pas le seul à avoir une mémoire limitée dans le temps ; l’homme semble aussi tristement faire partie de cette catégorie. Noyée dans un flux constant (et croissant) d’informations, notre espèce a en effet du mal à choisir lesquelles garder. Avec pour résultat de ne conserver, le plus souvent, que les sujets d’importance immédiate. Or, « le » sujet du moment, autrement dit celui qui alimente le plus souvent nos conversations, c’est évidemment le virus. Et pour cause, puisque la « bébête » a tout chamboulé sur son passage depuis son apparition, à commencer par notre santé et notre économie.
Nous semblons donc totalement conditionnés à nous attaquer aux seuls problèmes de portée instantanée, car incapables, semble-t-il, de percevoir l’importance de sujets plus lointains, et donc moins « palpables », de même que nous peinons à livrer bataille sur plusieurs fronts à la fois. Ce qui explique pourquoi, et bien que nous en connaissions l’existence, le changement climatique n’est pas en première ligne dans notre liste des priorités, alors que les dégâts qu’il promet sont autrement plus mortifères que ceux associés au virus qui nous préoccupe tant.
Certes, le réchauffement climatique est difficilement perceptible, s’incrustant progressivement dans nos vies, jour après jour, sous l’impulsion de nos émissions de gaz à effets de serre. Impossible donc de voir par exemple à l’œil nu les eaux monter ou les coraux blanchir. Pas plus que l’on ne peut mesurer combien de CO2 et de méthane s’échappent de nos usines et nos voitures rien qu’à les regarder. L’impact sur notre santé de la pollution humaine – pollution qui, soit dit en passant, est tout aussi « invisible » que le virus – est pourtant connu. Tout autant d’ailleurs que ses conséquences sur notre écosystème Terre.
Les rapports ne manquent en effet pas, ce qui ne nous empêche pas de feindre d’ignorer le constat alarmant dressé par les auteurs de ces mêmes études. Notre problème, en réalité, est double. Car non seulement notre mémoire court-termiste ne nous permet pas de concéder l’existence d’une fatalité jugée « trop lointaine », mais pour peu qu’elles accélèrent leur rythme, ces catastrophes – que l’on promet de plus en plus douloureuses pour l’ensemble du vivant – apparaissent également souvent aussi trop éloignées « dans l’espace ». Qui, par exemple, se soucie de ce qui se trame en Antarctique ? Qui sait en effet que le continent blanc risque de s’effondrer dans les dix prochaines années, avec la promesse de provoquer une importante élévation du niveau mondial de la mer ? Si vous le saviez, alors bravo ! Mais de vous à moi, cela a-t-il eu un impact sur votre perception des choses et votre vie ?
Ces projections, qui s’apparentent davantage à des constats – car mesurables avec précision –, ne nous parlent en vérité tout simplement pas. Parce que nous ne vivons pas en Antarctique. Parce que dix ans, ben c’est dix ans, et qu’on aura « toujours le temps » plus tard de voir ce qu’on fera. Tout autant que nous pensons toujours avoir le temps, plus généralement, de réfléchir à la manière de lutter contre le changement climatique. De nous accorder sur la manière dont y arriver. Bref, le temps « d’aiguiller » notre mémoire sur une autre voie, une fois par exemple débarrassé du virus et la machine industrielle relancée à plein régime, histoire de renouer au plus vite avec cette croissance qui nous obsède.
Le problème, c’est que le temps, justement, nous est compté. Que chaque seconde qui passe sans ne rien faire est une seconde de perdue. Que pendant que nous cherchons de nouvelles avenues économiques, la planète, elle, continue de s’asphyxier. Que le temps passé à investir dans le tourisme et autres projets de forages en mer, par exemple, nous dévie de la route menant à un mode de vie moins polluant, moins superficiel, plus en accord avec la nature et moins près de nos sous. Un temps, donc, que nous devrions plutôt utiliser en capitalisant sur le maintien basique de notre espèce sur Terre, plutôt que de l’investir dans un avenir promis à être aussi éphémère que la mémoire d’un poisson rouge.