Catherine Gris, Chief Executive de l’Association of Mauritian Manufacturers (AMM), estime qu’il faut impérativement renouer avec l’investissement dans l’industrie locale vu son « spilling effect » sur d’autres secteurs de l’économie mauricienne. Alors qu’elle se prépare à se retirer de ses fonctions dans quelques semaines, Catherine Gris, plaide, dans l’interview qui suit, pour une harmonisation du taux d’imposition qui, selon elle, « redonnerait à l’industrie une couleur fiscale attrayante». Cheville ouvrière derrière la percée du “Made in Moris”, elle revient sur les réalisations de l’AMM et les enjeux régionaux.
Comment se porte aujourd’hui l’industrie manufacturière domestique ?
L’industrie manufacturière et les petites et moyennes entreprises de production évoluent comme le reste de l’économie, soit dans un climat tendu et incertain. La réponse est contrastée à l’image de la diversité du secteur. Il est question ici, pour certaines entreprises, de résilience et, pour d’autres, de grande fragilité, sur fond de “non level playing field” sur le marché local entre produits importés et produits locaux.
Grâce à sa stratégie de substitution à l’importation, Maurice est un des rares pays africains à s’être industrialisé. C’est un vrai miracle et cela nous donne un vrai “competitive edge”, car nous avons une base industrielle bien diversifiée, avec des marques locales fortes et des “success stories”. Ce socle solide est un contributeur important de la création de valeur ajoutée pour le pays (10, 4%) sur lequel on peut construire l’avenir, notamment avec une régionalisation des marchés et une montée en gamme dans la chaîne des valeurs sur des produits de niche. Ce socle des industries locales est indissociable de tout l’écosystème industriel.
Il y a aussi, selon le degré d’exposition équitable à la concurrence internationale, des perspectives bien difficiles pour des entreprises pourtant indispensables à notre indépendance économique. C’est pourquoi nous demandons au gouvernement de considérer un “Special Economic Package” (SEP) pour les industries stratégiques hautement sensibles. Nous considérons que l’affaiblissement d’un maillon de la chaîne est néfaste pour l’ensemble de l’économie.
Quelles sont ces industries dites sensibles ?
Ce sont principalement des entreprises liées à notre sécurité alimentaire. C’est une réalité qui est, malheureusement, triste : il y a des perdants dans la mondialisation.
Diriez-vous que l’environnement économique dans lequel opère ce secteur d’activité est devenu plus contraignant ?
Les décennies de crises et d’hypercompétitivité ont mis à mal les modèles existants de production et de management et creusent les inégalités entre notre pays et les nations continentales qui cumulent des gains de productivité.
Les grands pays progressent bien plus vite vers une économie de la connaissance basée sur l’innovation et la technologie. Le modèle de la mondialisation poussée à l’extrême atteint donc ses limites et le commerce à armes égales est, selon moi, un leurre ! Pourquoi ? Parce que nous sommes une île, dissociée du continent. Cette singularité a un impact sur ce que nous sommes et ce qui nous pouvons devenir.
La taille limitée de notre marché, l’absence de continuité territoriale, l’absence de matières premières, sauf agricoles, et les coûts élevés des liaisons aériennes, maritimes et numériques nous affectent différemment des autres grandes nations industrielles continentales. Nos frais fixes augmentent plus vite que nos économies d’échelle. De plus, le déclin démographique de notre marché intérieur invite à une vraie anticipation pour répondre au déficit d’actifs et à la rétraction de la demande.
Comment faire quand nous pouvons difficilement réaliser des économies d’échelle en production et en approvisionnement ? Nous n’aurons pas le choix que de monter dans la chaîne de valeur ajoutée et sortir du modèle du XIXe siècle. Il ne s’agit plus de « chacun son carreau cannes ». Entrons dans le XXIe siècle : celui des data, du collaboratif, du réseau, des alliances stratégiques pour des entreprises à taille régionale.
Qu’est-ce qui a changé pour l’industrie depuis la présentation du budget 2017-2018 ?
Il y a eu des avancées en 2017 comme le taux de fiscalité pour soutenir les exportations des “Domestic Oriented Enterprises” (DOE) ramené à 3%. Cependant, il faut attendre la fin de l’année financière 2017-2018 pour connaître l’effet concret sur les flux export des produits des DOE. Autres mesures intéressantes : les doubles détaxes des dépenses de Recherches et Développement pour soutenir l’innovation. Nous ne sommes pas sûrs que les entreprises se soient bien saisies de ces mesures pour lesquelles il faut assurer un vrai « service après vente » afin de disséminer l’information!
Il y a eu aussi l’appui symbolique de la contribution de l’État au “Made in Moris”, pour l’entrée des PME au sein de notre plate-forme et le lancement d’un partenariat entre SME Mauritius et l’AMM afin d’accompagner la montée en gamme et en qualité des produits des PME.
Mais toutes ces mesures ne remplacent pas un plan d’ensemble et à long terme derrière lequel le privé et le public seraient alignés pour soutenir la compétitivité de l’industrie et accompagner sa transformation numérique et écologique. Un des leviers importants d’une politique industrielle qu’il faudra dans l’avenir mieux exploiter, c’est l’achat local et la commande publique et privée y compris les Smart Cities. Il reste beaucoup à faire du point de vue de la compréhension de cet enjeu qui est celui d’un achat local responsable et inclusif des PME. Un bel exemple d’un modèle inclusif est celui de CAP Tamarin, Smart et Happy Village, inauguré cette semaine et dont on sent l’âme battre au rythme de la population locale.
Les milieux d’affaires et les économistes évoquent une tendance à la désindustrialisation du pays ? Partagez-vous cette opinion ?
C’est une prise de conscience que nous attendions depuis des années qui ne peut qu’être salutaire pour notre économie. Il y a un alignement entre toutes les institutions du privé pour soutenir une nouvelle stratégie industrielle. Investir dans l’industrie est la meilleure façon de créer un “spilling effect” sur les autres secteurs et augmenter la richesse nationale. Nous pensons que la désindustrialisation n’est pas une fatalité. On peut renverser la tendance avec les bonnes mesures et le bon accompagnement.
Il s’agit, en effet, d’accueillir les bouleversements qui viennent, de comprendre les enjeux qui nous confrontent et de structurer le futur de notre industrie insulaire, cela avec des solutions qui nous soient propres, qui ne peuvent qu’être uniques. A l’AMM, nous avons fait depuis 2016 un travail de redéfinition de notre vision prospective car nous voulons être là dans 50 ans, malgré les enjeux économiques et humains très difficiles.
Et quand un de nos opérateurs textiles, pionnier et respecté, investit plus de Rs 350 millions dans une teinturerie et lance sa plate-forme d’E-commerce en ligne avec un nouveau “business model” réfléchi pour capter plus de valeur ajoutée, nous disons : voilà un signal courageux et que c’est possible d’y croire.
L’une des principales demandes de l’industrie locale en prévision du budget 2018-2019 porte sur la réduction du taux d’imposition (corporate income tax) à 3%. Quel est le raisonnement derrière une telle proposition ?
N’est-il pas légitime de valoriser le fait que produire à Maurice a le même effet que l’export sur notre balance des paiements ?
À chaque fois que nous produisons localement, c’est autant de devises que nous n’achetons pas. Nous avons un vrai problème car les importations croissent six fois plus vite que la production locale. Cela veut dire que chaque fois qu’à qualité égale et prix égal nous achetons un produit importé, nous sommes en train de marquer un but contre nous-mêmes. Savoir répondre à une demande locale avec des ressources locales et innover sont une façon de renverser les « fuites » économiques.
De plus, nos entreprises industrielles locales sont pour ainsi dire en situation de quasi-export sur leur propre marché intérieur puisqu’il n’y a quasiment plus de barrières tarifaires, que la compétition est féroce et que l’accès au marché n’est pas normé. C’est pourquoi nous plaidons pour une harmonisation du taux d’imposition qui redonnerait à l’industrie une couleur fiscale attrayante et un avantage psychologique pour attirer de nouveaux investisseurs mais aussi une nouvelle génération de jeunes entrepreneurs et de “start-uppers” à la recherche de sens et de « localisme ».
Nous notons également une demande pour un abattement (tax credit) de 15% ( 5% sur trois ans) sur les investissements productifs faits par le secteur manufacturier. Pensez-vous qu’une telle mesure va relancer l’investissement dans ce secteur ou qu’elle servira tout simplement de ballon d’oxygène temporaire ?
La folie, dit Albert Einstein, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. Nous plaidons pour un plan industriel du futur afin de relever les défis technologiques qui vont profondément modifier l’activité de nos industries. Celles-ci ont besoin d’investir lourdement dans leur transformation numérique et dans l’innovation écologique, et cela de façon inéluctable en raison du déclin démographique prévu dès 2030. Il y a donc urgence à renouer avec l’investissement dans l’industrie et cette mesure est essentielle pour accompagner la transformation.
Maurice est signataire de l’accord de libre-échange continental et s’apprête à conclure deux autres accords commerciaux importants avec deux géants de l’économie mondiale que sont l’Inde et la Chine. Comment l’industrie locale se prépare-t-elle à faire face à ces développements en termes de concurrence des produits importés ?
Le centre géostratégique du monde se déplace vers l’Asie. La Chine rebat ses cartes en proposant, entre autres, la Route de la soie, alors que l’Inde se positionne clairement comme une nouvelle puissance maritime, dans l’océan Indien notamment. Nouer des relations économiques avec ces deux nouvelles superpuissances du monde de demain est bien entendu très porteur d’opportunités en matière de coopération économique et d’investissement pour Maurice qui peut réaffirmer sa position de plate-forme entre l’Afrique et l’Asie.
Toutefois, dans toute négociation, il y a des intérêts offensifs et défensifs. Tout est question d’arbitrage. Certains secteurs d’exportation ont des attentes à l’export vers l’Inde ou la Chine avec des produits tels le sucre, le rhum, le thon, le textile, entre autres. Pour d’autres, les risques l’emportent largement : notre marché doit se normaliser et standardiser pour se défendre contre des pratiques de quasi-dumping ou de ventes à prix marginal.
Pour nos partenaires que sont l’Inde et la Chine, notre micromarché insulaire ne représente pas un grand intérêt commercial alors que pour nous, il s’agit d’intérêts vitaux. Comme il n’y a pas d’équilibre dès le départ dans la négociation. Il ne faut pas oublier que c’est structurel car nous sommes un petit État insulaire et que nous ne pouvons pas négocier à armes égales, nous demandons de ne pas toucher à notre liste de produits sensibles et de rester fermes sur nos intérêts défensifs.
Estimez-vous que les entreprises domestiques sont bien armées pour engranger une stratégie tournée vers l’exportation ?
Sur la région de l’Afrique de l’Est, nous sommes une vraie offre alternative aux produits concurrents sud-africains. Encore faut-il se donner les moyens de pénétrer ces marchés que nous connaissons très mal et qui sont pleins d’embûches. Comme la prise de risque est maximale, quelques entrepreneurs sont prêts à penser que nous devrions aller groupés sous une marque ombrelle sur le modèle du “Made in Moris” et créer notre propre chaîne de distribution pour éviter que les marges soient faites sur « notre dos »!
La stratégie de l’export est évidemment indissociable de la stratégie touristique. Attirer les touristes ici et leur permettre de découvrir ce qui fait notre culture, notre mode de vie et notre identité, cela passe par des produits alimentaires, textiles, artisanaux, culturels et artistiques qui reflètent qui nous sommes. La boutique hors taxe de l’aéroport devrait donner une visibilité maximale aux produits “Made in Moris”, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui et c’est très dommageable !
Beaucoup a été dit sur la stratégie africaine de Maurice. Dans le cadre des accords sur la création de zones économiques spéciales avec un certain nombre de pays africains, quelle place, selon vous, les autorités devraient-elles accorder aux entreprises manufacturières mauriciennes ?
La logique suivie pour la stratégie africaine du pays est plutôt une politique de l’offre. Nous répondons à des sollicitations des pays africains pour la création des zones économiques exclusives (ZEE). Nous constatons qu’il n’y a pas d’analyse croisée des avantages compétitifs de notre offre produits sur ces marchés. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ouvrir plusieurs marchés à la fois, plus particulièrement dans une relative absence de vision claire des critères de différenciation de notre offre et de notre capacité de réponse adaptée aux besoins de ces nouveaux marchés en termes de prix, de goûts, de packaging, etc.
Tant que ce travail préalable ne sera pas fait, nous risquons de nous disperser alors que nous avons grandement besoin d’être focalisés car nos ressources sont limitées. La MEXA démarre un premier projet en collaboration avec l’AMM, projet concernant une étude de marché en vue d’une implantation de capacité de stockage commune en Tanzanie. Ce type d’implantation serait le bienvenu dans chaque ZEE avec au préalable une étude de marché.
Diriez-vous que les entreprises locales ont bien compris le concept sinon les enjeux du “Made in Moris” ?
En cinq ans, il y a eu une percée du “Made in Moris” sur le marché local : nous sommes passés du produit mauricien complexé au produit mauricien qui s’assume avec notre slogan « Ena nou lame ladan » qui affirme la fierté. Le “Made in Moris” conforte l’aspiration des consommateurs pour consommer des produits qui leur ressemblent, pour la traçabilité, la fraîcheur, etc. Le label s’est enrichi en incluant divers secteurs comme le textile, le secteur culturel et créatif, l’agrobusiness. Notre marque collective est devenue une des marques préférées des Mauriciens.
L’axe de développement majeur reste l’inclusion des PME de production. C’est un travail de longue haleine. L’encouragement du gouvernement à travers le « Made in Moris Scheme » va dans le bon sens mais il reste à convaincre les PME de miser sur la qualité et d’investir dans leurs marques pour que celles-ci soient perçues comme positives et utiles pour le pays. Un partenariat est développé avec le NPCC en vue de préparer la mise à niveau des candidats au “Made in Moris”.
Au niveau du Doing Business, estimez-vous qu’il y a encore des mesures correctives à prendre pour améliorer le cadre de facilitation des affaires ?
Oui, il y a encore beaucoup à faire. Plus les procédures seront en mode digital, plus nous irons vers la transparence plutôt que l’arbitraire et le flou artistique. Dans notre quotidien d’association d’industriels, nous sommes confrontés à beaucoup de cailloux dans la chaussure des entrepreneurs. Nous demandons qu’un mécanisme pour lever les obstacles au business soit mis en place, plus précisément un Business Obstacle Alert Mechanism sur le modèle du Trade Obstacle Alert Mechanism.
L’AMM annonce qu’elle s’est transformée pour devenir aujourd’hui une plateforme plus effective apportant un soutien plus étendu à ses membres. Pouvez-vous élaborer sur les structures de l’organisation?
L’AMM se transforme et prend des initiatives perturbatrices. Elle s’organise en “act tank”, c’est-à-dire comme une plateforme pour des projets collaboratifs, pour mutualiser les études, les expériences et les expertises afin d’accompagner efficacement la transformation de l’industrie mauricienne. L’esprit collaboratif est au cœur du réseau et requiert le décloisonnement de l’industrie, donc l’interaction avec d’autres secteurs d’activité et les ONG. Nous avons l’intuition que l’avenir de la production locale doit s’inscrire dans un projet de société qui appelle à de nouvelles manières de faire, de consommer, de se loger, de se déplacer.
En lançant notre premier atelier collaboratif “Team Up For Industry”, qui avait réuni 80 participants, nous nous sommes rendu compte d’une formidable énergie collective qui ne demande qu’à être mobilisée dans le cadre de nos trois nouveaux pôles d’activité : former/innover/internationaliser. C’est un saut qualitatif dans un univers auquel nous sommes déjà familiers car nous fonctionnons déjà en mode “start-up” et nous sommes très ouverts sur les apports extérieurs. Nous souhaitons renforcer ce mode agile, ouvert, bienveillant, basé sur le plaisir de faire, le dépassement de soi, la liberté de penser, de questionner, de changer d’avis, et d’assumer le droit à l’erreur.
Vous allez bientôt vous retirer en tant que Chief Executive de l’AMM. Y a-t-il une réalisation particulière qui a grandement marqué votre passage au sein de cette organisation ?
Après neuf ans à la tête de l’AMM, j’ai demandé à être relevée de mes fonctions de CEO au 30 juin et je suis ravie de passer le flambeau à une codirection, à mes deux complices talentueux et dévoués que sont Bruno Dubarry, qui deviendra CEO de l’AMM, et Shirin Gunny, “Executive Director” de Made in Moris. C ‘est le « best scénario » qui correspond à notre une culture d’entreprise du « nous » car les deux entités AMM-Made in Moris s’enrichissent l’une de l’autre. Et, ce ne sera pas une rupture car je resterai à leurs côtés au sein du comité de direction, pour un temps de transition.
Je suis pleinement reconnaissante aux chefs d’entreprise de m’avoir fait confiance pour avoir développé plusieurs initiatives, qui ont fait leur preuve dont la marque collective Made in Moris que je porte dans mes tripes et le programme d’efficacité énergétique, le PNEE, que nous avons démarré modestement il y a huit ans avec Raj Makoond puis Mickaël Apaya dans une dynamique Maurice/ Réunion que je porte aussi dans mon cœur. J’ai vécu aussi une belle aventure collégiale avec la production de l’émission 100% Challenge pour le compte de la MCCI avec les industriels comme grands parrains et toute une équipe de talents. Toutes ces initiatives répondaient à des besoins insatisfaits de l’industrie mauricienne.
Un regret : ne pas avoir vu des progrès significatifs sur la question de traitement des déchets mais cela viendra car l’économie circulaire est en marche partout ailleurs. Je suis confiante que notre méthode qui est d’expérimenter, puis de consolider, et d’étendre les dispositifs à d’autres secteurs, en partenariat avec d’autres institutions, est la bonne.
Finalement, êtes-vous optimiste pour l’avenir de l’industrie domestique ?
Maurice a la transformation dans ses gènes et les réalisations de son industrie sont autant d’exemples inspirant pour de nouveaux modèles de développement plus innovants et plus respectueux de notre responsabilité sociale et environnementale. Être conscients de qui nous sommes avec nos forces et nos limites, et y croire, avec persévérance et en gardant le cap d’un rêve d’une « île Moris Verte » où la pauvreté n’existera plus, d’un pays qui fonctionnera avec 100% d’énergies nouvelles renouvelables, zéro déchets ainsi qu’avec une agriculture raisonnée, voire biologique et un écotourisme préservant notre magnifique écosystème.