DEREK MUNN
« Avons-nous le pouvoir sur les éléments et sur les ambitions démesurées de l’homme ? », s’interroge Pravina Nallatamby dans un article [1] où, à travers l’évolution de l’image équestre, elle cherche dans les rôles et les représentations du cheval une inspiration qui ferait « tomber les œillères » et indiquerait « une meilleure façon de tenir les rênes de son destin pour vivre avec bienveillance ». Elle me fait l’honneur de citer mon roman « Le cavalier »[2]. Ça m’a ramené au mystère de ce livre qui ne semblait pas me correspondre et qui me surprend encore.
Je ne voulais pas écrire un roman historique, j’avais simplement besoin d’une époque où le temps passait plus lentement, où les priorités étaient différentes, où on pouvait partir à cheval sur les chemins de sa vie. Le livre crée son propre temps. S’il raconte, à sa façon, la vie d’un homme, la présence animale s’est imposée dès le début et est devenue de plus en plus importante avec la progression du texte. Un homme, un cheval. Un cheval avec son homme.
Pas un roman historique, toutefois la lecture du premier tome de La culture équestre de l’Occident XVIe – XIXe siècle : Le cheval moteur de Daniel Roche m’a donné une notion concrète du paysage que traverserait mon cavalier. Un livre fascinant et très détaillé, très précis sur ce monde où le cheval était partout. Il m’a intéressé bien au-delà des besoins du livre et a ouvert beaucoup de chemins tentants que je ne pouvais pas suivre.
Je pensais aussi trouver de l’aide dans la littérature de l’époque d’avant l’automobile, mais souvent le cheval est comme une présence absente. Un moyen de transport, un outil, un accessoire, une marchandise. On le selle, on l’attelle, on le charge, on l’épuise, on le change pour un plus frais. Les relais de poste sont les garages, les stations-service, sauf que le moteur est un être vivant. On sait qu’il est là, mais ses apparitions sont furtives, une petite phrase par-ci, par-là : « Leuwen, sans mot dire, sauta à cheval et galopa. », « Après la pension, il tira sa montre en montant à cheval », « Dès le lendemain, Lucien, en Tilbury, et suivi de deux laquais à cheval, alla pour mettre des cartes chez les dames auxquelles il avait eu l’honneur d’être présenté la veille. » Et toujours chez Stendhal, on parle « de comptabilité de régiment, du prix des chevaux, de la grande question de savoir s’il valait mieux que les corps de cavalerie les achetassent directement des éleveurs, ou s’il était plus avantageux que le gouvernement donnât lui-même la première éducation dans les dépôts de remonte. Par cette dernière façon d’acheter, les chevaux revenaient à neuf cent deux francs ; mais il en mourait beaucoup. » [3]Parfois on est obligé de prendre conscience de cette présence : « À hauteur de Østergade, un cheval d’omnibus s’était écroulé. Il est étonnant que cela ne se produise pas plus souvent, car il y a quelque chose d’effroyable dans cette façon d’atteler deux chevaux devant une telle caisse pesante remplie de gens : c’est de la maltraitance. »[4]
Mais quand j’écris ce sont surtout des images que je cherche pour stimuler les mots, accompagner l’écriture et créer une ambiance dans ma tête. Des chevaux dans l’art, il n’en manque pas, comme l’a montré Pravina Nallatamby. D’innombrables tableaux romantiques, dramatiques, pastoraux, sportifs, militaires ornent nos murs. Cependant, c’est rarement le cheval pour lui-même. Sa force, sa noblesse sont embrigadées pour mettre en valeur le travail, le prestige, l’intrépidité de la personne qui le possède. Si le cheval est souvent l’élément le plus impressionnant dans les populaires statues équestres, il est plutôt là comme un socle supplémentaire pour donner un peu plus de hauteur au personnage sur son dos. Le peintre anglais George Stubbs a fait de beaux portraits de chevaux, mais les bêtes sont lustrées, apprêtées pour refléter l’orgueil du ou de la propriétaire. Mais c’est normal, l’art est humain.
Comme avec mes lectures, j’ai trouvé plein de merveilles qui ne m’aidaient pas. Parmi ceux qui m’ont accompagné : le Cavalier de Gustave Moreau, une frénésie de peinture où un cavalier fusionne avec sa monture sous un immense ciel menaçant ; une statuette de Degas, Cheval à l’abreuvoir ; quelques cavaliers partant dans le paysage de différents tableaux de Corot, figures rapetissées par la nature qui les entoure ; la sculpture The black horse de Berlinde De Bruyckere ; A Snapshot: Paris, photo d’Alfred Steiglitz, un cheval portant des œillères patiente dans les brancards d’une charrette, ça pourrait être Malabar de La ferme des animaux de George Orwell ; Cheval d’Anton Mauve, où l’animal nous tourne le dos et semble porter une charge de solitude. Une image qui m’est familière, elle me fait penser à un cheval de mon enfance.
Quels sont mes chevaux à moi ? À première vue, le cheval n’a pas occupé une grande place dans ma vie, mais il est là. Un de mes premiers souvenirs de lecture est Black beauty d’Anna Sewell, ma mère a commencé la lecture avec moi, mais dans ma mémoire je l’ai terminée seul, un souvenir imprécis peut-être, mais ça reste important. Quand nous allions visiter ma grand-mère, aux abords d’une petite ville sur la route, nous passions un lieu où il y avait un cheval, à l’aller et au retour avec ma sœur nous le guettions de nos sièges à l’arrière de la voiture. Un vieux cheval, seul, immobile, comme celui du tableau d’Anton Mauve. Nous l’appelions Dobbin. Nous faisions le voyage trois ou quatre fois par an pendant de nombreuses années, il me semble qu’il était toujours là, et je crois que si jamais je passais par cette route aujourd’hui je le chercherais de nouveau. Pendant les premiers de ces voyages, nous croisions encore un livreur de lait avec sa charrette tirée par un cheval. J’ai passé beaucoup de samedi de mon enfance avec des oncles et un grand-père passionnés de courses de chevaux, je les ‘aidais’ à sélectionner des gagnants, piochant dans les listes de drôles de noms qu’on leur donnait. Mais regarder les courses, voir les animaux stressés, exhibés, touchés, manipulés, puis lancés dans une urgence qui n’était pas la leur, ça m’ennuyait. Puis, le soir il y avait inévitablement un western à la télévision.
Pour terminer, il m’a fallu sortir, marcher, voir de vrais chevaux. Il y en a quelques-uns autour du village, j’ai le choix des chemins. Je pars vers le haut, une de mes balades préférées. Trois chevaux dans un enclos appartenant à une maison souvent fermée. Une résidence secondaire. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec ces chevaux. Deux se tiennent ensemble au centre de l’enclos, le troisième s’est éloigné vers un coin. Ils m’observent, ils suivent mon approche, je ne sais pas s’ils sont habitués à me voir passer. L’un des deux lève la tête, fait un pas, semble hésiter à venir vers le chemin. C’est très calme, l’air est humide. J’ai toujours envie qu’ils se rapprochent, en même temps je suis toujours soulagé s’ils ne viennent pas. Je me sens coupable, je n’ai rien à leur offrir, je ne sais pas quoi leur dire, à part bredouiller quelque chose que moi-même je ne comprendrais pas. De toute façon un ruban blanc les empêche d’avancer jusqu’à la haie. Nous ne bougeons pas. Mais nous sommes là, nous nous regardons, nous sommes présents. Et c’est sur notre présence, notre présence au monde que j’essaie d’écrire, dans l’espace de cette sorte de no-man’s land de compréhension/incompréhension créé par nos regards.
Notes
[1] Inspiration ! Cataclop, cataclop, cataclop, à bas les œillères ! – Le Mauricien (Forum) 28 novembre 2023
[2] Le cavalier (Éditions L’Ire des marges)
[3] Citations de Lucien Leuwen – Stendhal
[4] Existences silencieuses – Herman Bang (La Reine Blanche Éditions)
Gustave Moreau : Cavalier – https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Horseman-Gustave_Moreau.jpg
Berlinde De Bruyckere – The black horse – https://www.christies.com/lot/lot-berlinde-de-bruyckere-k-36-5533746/?
Edgar Degas – Cheval à l’abreuvoir https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/cheval-labreuvoir-6399
A Snapshot: Paris – Alfred Steiglitz – https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/snapshot-paris-1911-4458
Cheval Anton Mauve – https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Anton_Mauve_-_Paard.jpg
Derek Munn
Derek Munn est né en Angleterre en 1956. Il a travaillé sans conviction dans des emplois nombreux et variés, gardant toujours un temps pour l’écriture et la lecture. Il est arrivé en France en 1988, d’abord en région parisienne où il a enseigné l’anglais dans une école de langue. En 1994 il a déménagé dans le Sud-Ouest et c’est là, après de longues hésitations, qu’il a commencé à écrire en français. Il a publié sa première nouvelle en 2005 et son premier roman en 2012. Aujourd’hui il vit et écrit dans la Nièvre.
Principales publications
Soudain ma bouche est pleine, nouvelles éditions L’Ire des marges, 2023
La main gauche, roman, éditions L’Ire des marges, 2022
Please, poésie, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2022
Le cavalier, roman, éditions L’Ire des marges, 2018
Vanité aux fruits, roman, éditions L’Ire des marges, 2017
Mon cri de Tarzan, roman, éditions LaureLi /Léo Scheer, 2012