Paris, jeudi 13 décembre 2041, dans 28 ans. Bord de Seine, une voix émanant d’un
appartement : « Mannani? J’arrive pas me reconnecter. » C’est par ces mots que commence le dernier roman graphique d’Enki Bilal, Bug. Le monde fait face à un bug généralisé affectant l’ensemble du web. Tous les liens, les données contenues sur les serveurs, les clefs et les disques durs ont été effacés. On se retrouve comme dans un monde d’avant internet, d’avant le téléphone portable et les tablettes numériques. On n’arrive plus à se reconnecter.
En un quart de siècle, le monde numérique nous est devenu indispensable. Internet et le téléphone portable ont créé une dépendance qui régit aujourd’hui des pans entiers de notre existence. La dépendance est économique, politique, commerciale, sociale voire existentielle. Le numérique nous redéfinit, construit nos relations, nous informe et nous désinforme, donne le la de notre vie sentimentale et influe sur nos décisions politiques. Un couple sur trois, aux États-Unis, se rencontre et se construit initialement sur Facebook; Tinder facilite les coups d’un soir et plus si affinités, et le scandale Cambridge Analytica-Facebook souligne l’influence d’internet et des réseaux sociaux sur nos votes et les possibles entraves des données du jeu démocratique. Bref, le réel se confond au virtuel et il nous est de plus en plus difficile d’imaginer nos vies sans internet, le numérique et le portable… Et si tout cela s’arrêtait. Et si le monde numérique, dans son ensemble, tombait en panne. Et si, demain, nous nous retrouvions dans l’obligation de vivre sans le web et les smartphones. C’est à partir de cette idée inconcevable et inacceptable aujourd’hui qu’Enki Bilal écrit et construit son nouvel Opus, Bug.
En français, Bug se dit d’un défaut affectant un programme informatique. En anglais, Bug se dit d’un insecte, d’une bestiole, d’un virus…En 2041, la Terre est confrontée brutalement et simultanément aux deux: un virus s’attaque à des êtres humains et les tue et le monde est privé d’internet.
Adoubé par de grandes fi gures des lettres, entre autres, Bernard Pivot (pour qui Enki Bilal a fait du roman graphique un genre littéraire à part entière), ce Yougoslave de naissance, auteur, entre autres, de la trilogie Nikopol ou de La tétralogie du monstre s’est forgé, au fil de ses ouvrages, une réputation de prophète. Ses titres légendaires ont ainsi, des années avant leur avènement, pressenti la chute du bloc communiste, l’émergence d’une multinationale du terrorisme religieux ou la contamination des océans par une catastrophe nucléaire. Aujourd’hui, à travers Bug, Enki Bilal pressent et nous raconte la prochaine catastrophe qui risque de nous tomber dessus : le trépas du monde numérique… Cela dit, en nous décrivant le chaos d’un monde post-internet, Enki Bilal, paradoxalement, nous décrit aussi ce que la toile a engendré comme conséquences dans nos vies audelà de la dépendance au « dataïsme », cette nouvelle religion du tout numérique expansif, pour citer Yuval Noah Harare, auteur de Sapiens et d’Homo Deus. Il souligne ainsi les traits de cette dépendance absurde envers le numérique qui a fait de nous : « Des êtres arrogants, décérébrés par trop de dépendance que nous nous sommes infligés au nom d’une idée dévoyée du progrès et d’un libre-échangisme porté par les médias à la complaisance criminelle. »
Le tout numérique, en nous submergeant dans un flux incessant d’informations non filtrées, altère ainsi la mémoire et la possibilité même de la pensée et de la connaissance. Il nous prive du silence et de cette solitude, essentiels à la méditation, au recul, à la réflexion et à la prise de conscience du réel et de ses enjeux. Il redéfinit les relations humaines et les rencontres possibles et transforme chaque dimension de nos échanges et de la vie humaine en produit/information nourrissant le big data à vendre aux plus offrants.
Dans le monde que nous décrit Enki Bilal, dans cet univers à la fois éloigné de nous et tout proche…des jeunes filles se suicident laissant comme ultime message manuscrit : « Nou ne pouron plu viver comm’ça sans Siri et weface ». Incapables de vivre sans les données et les outils numériques, elles sont incapables de penser juste et balbutient une langue qu’elles sont dans l’impossibilité de maîtriser dans leur relation de dépendance envers les algorithmes et l’intelligence artificielle. Enki Bilal, par les traits, le dessin, les couleurs et les mots, dialogue avec ce qui nous reste de notre cerveau humain, nous parle de demain pour mieux nous parler d’aujourd’hui. Bug est aussi le miroir du réel en écho de ce virtuel dans lequel, volontairement, aujourd’hui on s’englue. Les yeux rivés à nos écrans, il est peut- être déjà trop tard, ou peut-être il n’est plus vraiment possible, pour le voir.