Bruno Dubarry : « Des Assises de la production locale pour faire face à la crise »

L’Association of Mauritian Manufacturers (AMM) a soumis aux autorités un White Paper intitulé Food Security & Solidarity In Times Of Crisis. L’une des ambitions de cette association est de lener à l’organisation des Assises de la production locale, devant permettre de fédérer différents acteurs engagés sur des objectifs précis – comme redéfinir, quantifier et programmer la sécurité alimentaire et nutritionnelle d’ici 2030 qui aille de pair, notamment avec des filières de valorisation des déchets. Bruno Durbarry, Chief Executive Officer de l’AMM en dit plus en répondant à des questions.

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La pandémie ainsi que le conflit en Ukraine pèsent aujourd’hui sur nos chaînes d’approvisionnement et le coût de la vie. Quel est votre regard sur la situation en tant que représentants de notre secteur manufacturier ?

Ce n’est pas simple. Comment être plus résilient sur notre territoire ? En développant localement une partie de nos intrants et en choisissant un Sourcing plus régionalisé. Il s’agit désormais de gérer une urgence immédiate et de préparer l’avenir proche. Les manufacturiers mauriciens – que ce soit des entrepreneurs dans la fabrication de produits de grande consommation ou ceux produisant pour le B to B – suivent avec attention la situation en Ukraine.
Une partie des entreprises vivent à travers ce conflit une pression accrue sur l’approvisionnement en intrants, en matières premières et/ou une augmentation des coûts de production. Les marchés mondiaux sont en tension sur les prix d’achat et de vente des denrées alimentaires.
De manière grandissante, c’est aussi la disponibilité de ces denrées sur le marché mondial qui devient le principal challenge. Nous observons ainsi les décisions prises par de grandes nations pour sécuriser leur approvisionnement pour leur propre territoire, au détriment de petits marchés comme les nôtres. Il y a donc plusieurs niveaux de lecture à ce conflit qui est une source d’inquiétude pour tout l’écosystème industriel.

Aujourd’hui plus que jamais, la question de la sécurité alimentaire devient cruciale. Quels rôles peuvent ou doivent jouer l’AMM et le Made in Moris, l’industrie locale sur cette problématique nationale ?

La sécurité alimentaire et nutritionnelle est à la jonction de plusieurs enjeux : sécurité d’approvisionnement, santé publique, emplois, création de valeur entrepreneuriale, réduction de la facture d’importation, optimisation et valorisation de nos ressources sans oublier le repositionnement de Maurice comme destination touristique. Il faut parler d’industries au pluriel et la composante manufacturière peut être un pivot dans l’amélioration de la sécurité alimentaire. Ce qui nous permet de dire cela est que l’essentiel de la consommation mauricienne porte sur des produits transformés.
C’est précisément l’activité des manufacturiers. Les industriels et les autorités doivent prendre le temps d’une analyse comparative entre les produits importés et les produits locaux, en termes de construction du prix et de répartition de la valeur entre chacun des maillons de la chaîne d’acteurs.
L’industrie manufacturière offre un important savoir-faire en matière de transformation. Ce qui manque désormais, dépasse le cadre de l’activité de transformation et se joue essentiellement en amont avec les secteurs primaires (agriculture, élevage) et en aval avec la distribution des produits finis.
Voici les éléments manquants : une charte d’engagement pour une production et une consommation durables, un plan pour développer les filières agroalimentaires durables et inclusives, les mesures budgétaires pour préciser l’encadrement règlementaire et programmatique de cette ambition. Cela permettrait de dépasser les débats stériles sur importation ou import-substitution ? Barrières tarifaires ou subsides ?
En d’autres mots, il s’agit d’opérer l’import-substitution au cœur même de l’approvisionnement des secteurs manufacturier et hôtellerie-restauration en priorité. C’est-à-dire substituer les intrants importés (fruits, légumes, céréales, viandes, boissons, poissons, etc) par un volume croissant de matières premières de qualité produites à Maurice et dans la région. C’est pour cela que nous parlons de faire de l’industrie manufacturière un pivot du développement durable à Maurice.

L’AMM porte avec Business Mauritius le projet Moris Solider. Quels sont les contours de cette initiative ?

Moris Solider est un projet qui nous tient à cœur à l’AMM et au Made in Moris. Il repose sur la base d’un travail mené entre producteurs locaux, ONG et autorités publiques en faveur des foyers vulnérables depuis les premiers confinements de 2020 et 2021. On y trouve la National Social Inclusion Foundation (NSIF) comme partenaire et financeur. FoodWise comme partenaire facilitateur dans la valorisation et distribution de produits alimentaires.
Le coût de ce projet s’élèverait à Rs 150 millions sur 12 mois pour quelque 6 000 familles suivies par la NSIF et les ONG partenaires. Les producteurs s’engageraient à produire avec une marge réduite au maximum des aliments de première nécessité. La NSIF remettrait un voucher, une fois par mois, aux familles bénéficiaires afin de réduire encore plus le coût de ses denrées alimentaires. Cette addition d’aide sur le prix des produits permettrait à ces familles vulnérables de réduire en partie l’effet des augmentations des prix à la consommation.
Le projet Moris Solider, soutenu par des partenaires privés comme Business Mauritius, a déjà été présenté aux autorités. Nos industriels et nos marques Made in Moris restent engagés sur le territoire et souhaitent contribuer à alléger le fardeau de ces familles. Nous voyons aussi dans ce projet une opportunité de renouveler les pratiques commerciales à travers le scope de l’économie sociale et solidaire.
En effet, il serait possible après une période d’essai sur ce projet d’intégrer ces familles bénéficiaires dans une boucle d’économie sociale, solidaire et circulaire. Elles pourraient donc intégrer des projets d’agriculture dans un cadre de filières agro-alimentaires durables et inclusives. Il y a là, un nouveau terrain économique à créer à mi-chemin entre une activité économique et des activités gérées par des ONG.

L’AMM a souvent évoqué l’importance de relancer des filières agro-alimentaires. Où en êtes-vous sur cette démarche ?

Il y a d’abord le dialogue public-privé dans lequel l’AMM s’est pleinement engagée. Aujourd’hui, l’AMM est un acteur important de ce dialogue public-privé pour l’agro-industrie. Il y a des opportunités de collaboration avec des acteurs de l’agriculture, des acteurs de la transformation et de la distribution.
Compte tenu de la situation économique qui s’est dégradée, il y a un certain nombre de réformes à mener pour concrétiser la volonté exprimée de développer ensemble – secteurs public et privé – de nouvelles filières agro-alimentaires. Tout ceci doit déboucher sur des contrats de filières donnant un cadre, des règles communes, des objectifs et des moyens avec une visibilité sur plusieurs années et des temps annuels de contrôle. Il faut être plus ambitieux et plus déterminés dans l’action collective.
L’AMM et le Made in Moris à la demande de leurs membres, vont s’engager concrètement pour le développement de filières durables et inclusives à Maurice et en prenant appui sur la coopération régionale, notamment pour l’expertise et le retour d’expérience. Il faut souligner ici l’importance d’avoir une ingénierie de projet qui facilite la co-construction d’engagements privés, la redirection d’aides publiques, l’apport en expertise et en financement internationaux, la conduite de projets pilotes, la formalisation (contractualisation entre acteurs), la règlementation pour sécuriser les nouveaux investissements de sécurité alimentaire, l’export du savoir-faire acquis et de certains produits dans la région. C’est donc un Programme Filières Agroalimentaires Durables et Inclusives que l’AMM est en position de monter cette année avec tous les partenaires désireux de faire avancer ce chantier.

À ce jour, l’on observe que la précarité s’installe. À l’AMM et au Made in Moris, les producteurs locaux sont-ils sensibles à cela ?

Oui. Nous constatons que la fragilisation du pouvoir d’achat touche non seulement les familles vulnérables mais aussi celles qui semblent mieux loties dans la classe moyenne. Il faut rappeler que l’essentiel des employés dans l’industrie locale sont des Mauriciens, ce qui met nos membres et adhérents en prise directe avec ces difficultés accrues. Cela pousse à questionner de nouveau les priorités des entreprises productrices de biens de consommation. Se pose la question : comment être sustainable sur l’apport de produits à prix réduits à ces publics. Il faut, entre autres, sortir de l’aspect purement caritatif pour aller vers l’entrepreneuriat social et solidaire. C’est aussi en parallèle de Moris Solider, développer l’équivalent pour les salariés de nos entreprises par des achats groupés au sein du réseau AMM et Made in Moris.

Quelles sont vos relations avec les importateurs et la grande distribution ?

Nous sommes acteurs d’un même écosystème et nous sommes dans une relation d’interdépendance. Beaucoup de nos membres cumulent des activités de producteurs, importateurs et distributeurs à la fois. C’est une réalité économique dans notre territoire. C’est une question d’opportunités et de contraintes. C’est intéressant et complexe à la fois. Nous avons des désaccords, sur des sujets précis comme l’ouverture du marché, par exemple. Mais les points d’achoppement sont rarement sur des questions de principe et portent essentiellement sur les moyens de réalisation. Cette relation avec les importateurs et la grande distribution est à la fois une zone de tensions et d’opportunités.
Cet état de fait pousse l’AMM à la recherche d’équilibre en permanence tout en accompagnant le changement, car il y a des transitions à opérer dans le secteur privé. Pour faire référence aux éléments de filières partagés précédemment il y a nécessairement une série d’accords et d’engagements à prendre collectivement entre producteurs et grande distribution pour améliorer la résilience alimentaire de Maurice.

Aujourd’hui, quelles sont vos attentes du prochain exercice budgétaire ?

Il n’y a pas de baguette magique pour améliorer le pouvoir d’achat des ménages, des secteurs public et privés. L’État a déjà mis en place plusieurs mesures. Il y en aurait une autre à mettre en œuvre : sécuriser l’accès au crédit pour les entreprises. Pour ne pas bloquer l’outil de crédit et de financement de projets, l’État pourrait intervenir, comme garant auprès des banques commerciales, pour qu’elles prêtent plus facilement. Si les investissements sont ralentis ou bloqués, c’est une grande partie de l’économie qui est ralentie dans un contexte de relance nécessaire. Il faut plus d’incitations à l’investissement.
L’essentiel reste pour nous, la transformation de l’outil productif. Il faut un booster collectif et des mesures complémentaires à celles du Leasing. L’AMM a naturellement exprimé d’autres points dans son budget memorandum en collaboration avec les autres organisations patronales, et les éléments continuent d’être discutés avec les autorités.

L’AMM a, depuis l’année dernière, émis le souhait d’organiser des Assises de la production locale. Cette demande est-elle toujours d’actualité ?

C’est un dialogue indispensable, plus que jamais. D’une part, il y a un vrai essoufflement des acteurs institutionnels et d’autre part, nous avons un secteur privé qui a des velléités de nouveaux projets. Il n’y a que ce dialogue pour aligner nos ambitions et nos objectifs, entre le public et le privé, sur la question de la sécurité alimentaire, par exemple.
Il y a un cadre à établir pour déclencher un shift vers une production locale durable et inclusive, vers l’intégration régionale, vers les circuits courts. Ce sont des sujets complexes qui nécessitent des engagements collectifs par opposition aux travaux et recommandations en silos. Ces Assises permettraient de fédérer différents acteurs engagés sur des objectifs précis – comme redéfinir, quantifier et programmer la sécurité alimentaire et nutritionnelle d’ici 2030 qui aille de pair, notamment avec des filières de valorisation des déchets.
L’AMM a produit un papier blanc Food Security & Solidarity In Times Of Crisis transmis aux ministères-clés et bailleurs internationaux comme l’ONU. Ensemble, on adopterait des logiques de programmation pour accompagner des projets concrets. Il y a un consensus à dégager sur cette feuille de route pour une production locale plus résiliente et régionalement intégrée.
Le local va devenir vital pour les Mauriciens à court, moyen terme. Il faut donc le discuter maintenant et prendre des engagements collectifs pour ne pas être pris au dépourvu des bouleversements internationaux qui, eux, vont s’accélérer dans les prochains mois.

Compte tenu de la situation, tant sur le plan local qu’international, est-ce que vous gardez espoir ?

Oui, nous avons des raisons d’espérer. Nous sommes dans une logique d’innovation à l’AMM et au Made in Moris. Cela prendra bientôt la forme d’un nouvel outil pour la production locale, d’un lieu où se rassembleront entrepreneurs, startups, chercheurs, partenaires internationaux déterminés à répondre aux besoins de transition vers une économie circulaire et bas-carbone.
Oui, nous avons de bonnes raisons d’espérer. L’espoir, ça s’incarne. Maurice possède encore un formidable potentiel. Il y a aussi un formidable potentiel dans l’intégration régionale. La volonté d’innovation entrepreneuriale des Mauriciens, qu’ils soient des individus, des entreprises ou des groupes, s’exprime de plus en plus fortement depuis deux ans.

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