Par Dr.Raj Rajkoomar
Enfant, les champs de canne devant lesquels je passais quotidiennement pour me rendre à l’école m’apparaissaient infiniment grands. Ma hantise, c’était de m’y perdre un jour, tant cette mer verdoyante me paraissait aussi immense que l’océan Indien. Au fil des années, lorsque les champs ont commencé à céder du terrain à d’autres projets marquant notre entrée dans une ère économique remplie de promesses, et que l’enfant que j’étais devenait un homme, je prenais la réelle mesure de leur superficie : pas aussi vaste que notre océan ! Mon inquiétude d’enfance n’avait pas lieu d’être. Mais regarder la nature avec des yeux d’enfant, s’éblouir devant elle et en avoir peur à la fois, est une émotion qui devrait nous habiter davantage. Cela reviendrait à prendre conscience que l’humain est infiniment petit dans son écosystème naturel.
Avec le temps, nous nous sommes empressés, au nom de l’industrialisation et de la mondialisation, de créer de l’espace pour l’humain avec la croyance que la nature doit de prime abord être à son service. Elle l’est, certes. Cependant, nous le sommes aussi, même que c’est nous qui, les premiers, devons être au service de la nature. Il nous faut parfois traverser plusieurs décennies avant de reconnaître que, d’une part, bien souvent, nous avons du mal à situer notre place et, d’autre part, nous nous trompons sur la place que nous occupons dans notre environnement immédiat. Il faut à un homme de connaître 20 000 couchers de soleil pour parvenir à la conclusion que l’humain, étant un maillon dans la chaîne de la biodiversité, n’a d’autre choix que de vivre en symbiose avec elle.
Parce que nous avons atteint une connaissance technique qui a façonné notre mode de vie et qui nous permet de créer constamment des outils pour nous ouvrir la voie à des progrès dépassant la capacité humaine, nous oublions que l’homme et la femme sont des entités de la biodiversité. Et par conséquent, leur valorisation, entendons par là, la reconnaissance de leur participation dans la construction de notre société, est rare. Notre regard est sans doute trop rivé sur des préoccupations liées à notre bien-être, nos activités quotidiennes, nos engagements professionnels, sociaux, notre réussite… au point que nous occultons la place de l’humain au cœur de tout développement.
Le temps nous défie
Nous vivons en mode accéléré. Le temps nous défie. Et plus il nous échappe, plus nous avons tendance à perdre la notion des valeurs de base. Nous n’en faisons pas toujours une priorité. Ce qui importe, c’est le but que nous voulons atteindre. Force est de reconnaître qu’il est encore heureux que la société mauricienne n’ait pas encore cédé à l’indifférence qui prévaut dans des mégalopoles aseptisées, tant le manque de contact, le vrai, humain est rare. Mais si nous ne nous engageons pas à renforcer le socle de la société mauricienne, le passage des générations se fera sans la transmission des valeurs humaines qui sont indispensables au bien-vivre ensemble. Car, que nous le voulions ou non, l’humain restera présent dans toutes les sphères de notre société – matérialiste – en mouvance. Nous devons faire en sorte de ne pas dissocier le progrès économique et social de nos valeurs, dont le respect de l’autre. Chaque époque a connu ses contraintes et la hantise de voir s’écrouler les règles morales desquelles dépendent les mœurs. Écouter Elvis Presley dans les années 60 pouvait être perçu comme un acte de rébellion par la génération précédente, dépitée par l’attitude d’une jeunesse jugée « care free » et trop contre-culture. Pourtant, aux États-Unis, en France, à Amsterdam, à Madrid ou à Rome, vers la fin des années 1960, la jeunesse contestataire bouleversa le monde en faisant évoluer la société. À Maurice, 1975 restera dans la mémoire collective. C’était la jeunesse d’alors qui avait payé un prix fort pour avoir manifesté pour l’équité (qu’on connaît aujourd’hui) dans le secteur éducatif. Et quid des années 2000 ? En 2007, des collégiens sont descendus massivement dans la rue pour contester la suppression des subsides de 50 % aux frais d’examens de SC et de HSC.
Et les années 2020 ? Ce n’est pas parce qu’elle ne prend pas la rue pour témoin qu’elle est amorphe, imperméable aux grandes problématiques sociales, dont celles qui la concernent au plus près. Pour l’instant, c’est par le biais d’une plateforme qu’elle maîtrise, qui est devenue son repère, qu’elle affiche ses revendications, ses pensées, son mal-être et tout simplement son univers. À travers les créations artistiques, des prouesses sportives, académiques et autres participations sociales, la jeunesse mauricienne signale son dynamisme et son potentiel. Comme je ne cesse de le répéter, c’est aussi à ma génération de lui donner des outils, d’agir comme facilitatrice pour qu’elle s’épanouisse dans une société qui est la sienne. L’épanouissement d’un individu est une des conditions sine qua non pour viser le succès. C’est pour cela qu’une organisation qui reconnaît l’apport humain dans son fonctionnement favorisera une meilleure croissance. Quand on place l’humain au centre de sa mission, on crée un climat de confiance et de transparence.