Ashok Subron : « La Sécurité sociale est en situation de crise ! »

Notre invité de ce dimanche est Ashok Subron, un des responsables du parti politique Rezistans ek Alternativ et nouveau ministre de la Sécurité sociale et de la Solidarité nationale. L’interview que vous allez lire a été réalisée vendredi entre le conseil des ministres et la reprise des travaux parlementaires.

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Commençons par une question idéologique. Quelle est la principale raison qui a fait Rezistans ek Alternativ, parti socialiste pur et dur, s’associer à des partis libéraux traditionnels pour former l’Alliance du Changement ?
— Rezistans ek Alternativ est un parti écosocialiste qui est entré dans l’alliance pour débarrasser le pays d’un régime, au pouvoir pendant dix ans, ayant dépassé les lignes rouges dans la manière dont il traitait les Mauriciens, au point de faire éliminer physiquement un de ses agents. Empêcher le régime de Pravind Jugnauth de revenir au pouvoir pour un troisième mandat et c’était 50% de la raison pour laquelle nous avons rejoint l’alliance…
… et les 50% restant ?
— Pour apporter un certain nombre de changements dans la Constitution dont nous avons hérité depuis l’indépendance et qui ont été mal utilisés par le MSM au cours des dernières années. Le MMM et le PTr sont deux partis libéraux, mais avec une origine ouvriériste et de gauche indéniable, ce qui explique aussi notre entrée dans l’alliance. Et quand ils s’allient avec nous, ils réveillent la conscience historique du peuple mauricien, qui est foncièrement de gauche, très démocratique, socialiste dans l’âme et na pa kontan dominer. L’alignement de ces partis a provoqué une nouvelle dynamique et le peuple a fait le reste en allant voter.
Y a-t-il eu des choses que vous avez dû retirer, abandonner ?
— Non. Nous sommes un parti écosocialiste militant pour la cause ouvriériste et syndicale qui continue à défendre ses idées et à se battre pour ses convictions. Nous avons une expérience des négociations syndicales et nous savons qu’il faut parfois enlever certaines choses de la liste de discussions. Nous savions, par exemple, que nous n’allions pas être d’accord à 100% avec nos partenaires de l’alliance sur la question de la politique économique. Notre objectif est de faire respecter l’accord signé en étant bien conscient qu’il y aura des questions ou sujets non couverts par l’accord qui vont surgir et auront à être réglés. Nous en discuterons avec nos partenaires avant de prendre les positions qui s’imposent en restant fidèles à nos convictions.
R&A est passé du stade de parti faisant de petites réunions avec quelques dizaines de personnes aux meetings avec des milliers de participants. Cela change-t-il quelque chose dans la manière de faire passer ses idées ou le message, pour reprendre un terme que vous connaissez bien ?
— Nous sommes dans une alliance avec des partenaires avec trois tickets sur soixante, et un ministre dans un cabinet de 25 membres, ce qui représente la force que ça représente. Mais nous sommes conscients que notre présence change quelque chose. En tant que petit parti — qui a quand même 19 ans d’existence ! —, nous avons eu une grande contribution sur certains dossiers nationaux : la campagne pour la déclassification communale des candidats aux élections ; notre participation dans les mouvements pour la défense des plages publiques, de l’affaire du Wakashio et des manifestations — et des arrestations — pour diverses causes qui ont contribué à notre réputation. En entrant dans l’alliance, nous l’avons amenée avec nous.
R&A a, effectivement, un tel rayonnement ou réputation que les Mauriciens semblent avoir décidé que dans le cadre de l’Alliance, c’est votre parti qui représente la volonté de changement, de rupture avec le passé et les idées progressistes du gouvernement…
— Ceux qui disent ça, et ils ne sont pas forcément nos partisans, n’ont pas tort. Nous avons apporté à l’alliance une crédibilité idéologique, mais aussi une crédibilité d’intégrité et donnons une signification historique à ce qui est en train de se passer à Maurice depuis le 11 novembre 2024.
Vous rendez-vous compte de la responsabilité que les Mauriciens ont mise sur R&A pour réussir le changement et faire la rupture avec le passé promis dans le programme électoral ?
— Nous sommes conscients et, quelque part, effrayés par cette responsabilité qu’on nous a donnée. Notre problème c’est d’arriver à respecter ce que les Mauriciens attendent de nous dans l’alliance. Jusqu’à maintenant, les signes montrent que nous allons dans la direction voulue. Mais ceux qui ont le pouvoir économique n’ont pas été touchés par les résultats des élections et sont toujours là, et ça ne fait pas plaisir aux Mauriciens…
… qui se demandent, de plus en plus, mais où est le changement promis ?
— Effectivement. Tous ceux qui ont profité du pouvoir, les profiteurs, en gravitant autour de ses sphères, sont encore là. Je dis aux Mauriciens : ne laissez personne vous voler votre victoire, ces troisièmes 60/0, continuez à revendiquer pour vos droits, parce que le progrès va se faire dans la contestation et la contradiction. R&A ne veut pas réduire le peuple à sa plus simple expression comme l’a fait le MSM et ses alliés pendant dix ans. Comme le disait Marx, l’État est au service de l’ordre établi et il n’est pas facile de le faire dévier des objectifs qu’on lui a toujours assignés. Aujourd’hui, le nouveau gouvernement est en train de donner à la machinerie de l’État un nouveau fonctionnement, de nouveaux objectifs — le programme gouvernemental, en fait — à réaliser, et ce n’est pas facile.
Mais cette machine d’État suit son programme, quel que soit le gouvernement qui est en place. Est-ce qu’un ministre ou un gouvernement peut faire changer de programme à la machine d’État ?
— Ce n’est pas facile, mais le Premier ministre, le DPM et d’autres ministres sont conscients de la situation et, sans vantardise, je crois que la présence de R&A, avec le soutien de la population, va faire une différence. Avec notre expérience sur les questions écologiques, ouvriéristes et syndicales, nous pouvons peser dans le débat.
R&A est-il partie prenante des récentes nominations, dont certaines sont, disons… étonnantes ?
— Chaque ministre qui a des institutions sous sa responsabilité a le droit d’en nommer les responsables. R&A a essayé de faire les choses différemment en faisant des appels de candidatures pour les postes de responsables de différentes compagnies qui tombent sous le ministère : au lieu de procéder à des nominations, nous avons lancé des appels d’offres et reçu plus de 269 applications que nous allons maintenant étudier.
Que dites-vous aux Mauriciens mécontents qui trouvent que rien ne change, et malgré toutes les grandes déclarations, bann ki finn fote pa finn gagn narye ?
— On ne peut pas poursuivre et punir une personne pour avoir appliqué une mauvaise décision politique du gouvernement précédent, encore qu’il y ait débat sur la question de la responsabilité des hauts fonctionnaires et des amendements aux lois existantes. Nous pouvons agir si quelqu’un a violé la loi et cela commence à se faire, mais il n’est pas question pour ce gouvernement d’agir en dehors du cadre légal. Comme cela a été déjà dit, rien ne sera fait en dehors de la loi, et nous n’avons pas l’intention de faire comme nos prédécesseurs. Mais personnellement, je suis partisan de revoir la loi pour que la responsabilité de ceux qui prennent des décisions ayant un impact sur l’intérêt public ou écologique soit questionné.
Vous avez souligné que vous avez été un syndicaliste défenseur des intérêts des employés vis-à-vis des employeurs. Qu’est-ce que vous ressentez aujourd’hui quand, en tant que ministre, vous vous retrouvez de l’autre côté de la table, dans le camp des employeurs ?
— C’est vrai que je gère un ministère qui emploie un millier de personnes, mais je ne suis pas pour autant un employeur qui a des actions et touche des dividendes ! Nous faisons au gouvernement ce que nous avons l’habitude de faire dans un espace différent. Nous poursuivons notre action avec de nouveaux moyens.
Dans quel état se trouve le ministère dont vous êtes responsable, qui comporte en fait deux ministères et que certains qualifient de ministère de la Détresse sociale ?
— Je suis en train de découvrir ce ministère qui est en situation de crise ! Sur chaque dix personnes que je reçois le jeudi, six sont en larmes, ont des problèmes par rapport au ministère. Tous mes collègues ministres et députés ont des cas concernant le ministère à me rapporter. Tous les jours on me demande comment des personnes clouées au lit ne sont pas éligibles à une pension selon le ministère. Ces plaintes font que le ministère frôle une crise grave. C’est un des plus vieux ministères du pays, crée après 1947, quand une commission coloniale venue enquêter sur la révolte de 1946 propose la création de Village Councils et l’introduction d’un système de pension, qui devait devenir en 1956 la pension de vieillesse universelle. À partir des années 70 du siècle dernier, il est devenu le National Pension Scheme, un système d’assurance contributive qui, par la suite, est devenu la Contribution sociale généralisée qui, maintenant, contribue directement au budget de l’État. Le ministère a aussi intégré la gestion des retirement benefits des travailleurs mauriciens qui est dans une situation de crise puisqu’il y a près de 150 000 employeurs qui n’ont pas fourni les renseignements nécessaires afin que leurs employés puissent toucher leur retraite. Entre autres choses, nous avons découvert qu’un holding a emprunté de l’argent du fonds de pension et a mis en gage, si je puis dire, 40% de ses actions et a continué à emprunter jusqu’à environ Rs 1,5 milliard. Il est arrivé un moment où ce holding n’a pas pu payer les intérêts de l’emprunt auquel se sont ajoutés 3% de pénalités. Ce holding devait payer les intérêts de l’emprunt au 30 décembre dernier et le comité d’investissement du NPF-NPS lui a donné un délai pour le paiement des intérêts, ce qui n’a pas été fait. Face à cette situation, le comité sur des avis légaux a pris la décision de récupérer les 40% d’actions qui avaient été donnés comme garantie au prêt. Les procédures ont été entamées et un papier sera bientôt présenté au conseil des ministres. Ne me demandez pas comment et dans quelles conditions ce deal a été fait, c’est au précédent gouvernement de donner des explications !
On comprend maintenant pourquoi vous parlez de situation de crise !
— Ajoutez qu’il n’y a pas eu suffisamment de recrutements de personnel à ce ministère au cours des dernières années, alors que ses services se sont multipliés et que le nombre de demandes a augmenté considérablement. Il faut ajouter le retard de 20 à 25 ans en termes de digitalisation des documents, des centaines de milliers de files, ceux de tous les Mauriciens ! Beaucoup de solutions aux problèmes du ministère passent par la digitalisation et nous allons le faire. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment on a pu laisser cette situation se dégrader et pourrir sans prendre aucune décision au cours des dix dernières années. Il faut tout réorganiser, tour réformer. Je pense que, sans vouloir minimiser les problèmes de mes collègues ministres, que le fonctionnement du ministère dont j’ai hérité doit être revu de fond en comble. Il faudra tout d’abord réfléchir sur la meilleure manière dont on traite une personne en situation de handicap, tout en respectant ses droits d’être humain et sa dignité.
Pas sûr que les termes respect, dignité et droits soient beaucoup utilisés par votre ministère dans ses rapports avec les Mauriciens…
— C’est vrai qu’on tendance à traiter les demandeurs comme des clients, alors que ce sont des citoyens qui ont des droits, sont dans des situations difficiles, terribles et doivent être traités avec respect et dignité. Chaque personne apporte son vécu et son problème et attend une solution. Il faut aussi dire qu’il y a des abus dans le système, notamment en ce qui concerne les pensions, certains qui n’en ont pas besoin, mais en bénéficient, avec une protection politique, alors que ce n’est pas le cas de ceux qui ils sont y ont droit et en ont besoin pour survivre ! Il faut rendre le service des pensions efficient et efficace.
Aurez-vous les ressources financières et humaines nécessaires pour apporter les réformes nécessaires à ce ministère ?
— Il y a des ressources humaines dans le pays, mais pour faire la réforme, nous ne pourrons pas utiliser les méthodes traditionnelles. Nous sommes en train de réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour contourner les difficultés. J’avais pensé dans un premier temps à mettre à contribution les Mauriciens, comme dans le cas du Wakashio, pour mettre de l’ordre dans les dossiers, par exemple. Mais il n’est pas sûr que nous puissions le faire, parce que nous allons nous heurter aux conventions et aux règlements existants. L’État, la machine administrative est une institution permanente pour qui rien n’est arrivé le 10 novembre dernier. Il fonctionne comme il a toujours fonctionné. Nous devons tout réinventer, tout repenser dans le fonctionnement du système.
Comment allez-vous procéder ?
— Il va falloir changer la loi pour rééquilibrer le pouvoir des élus avec celui des non-élus qui gèrent le système. Je tiens à souligner que je n’ai rien contre la fonction publique, où il y a des gens formidables, mais c’est un système avec des paramètres qui existent et qui, dans certains cas, sont justifiés, mais dans d’autres sont totalement dépassés et doivent être revus. Ce qui manque c’est la transparence et les informations sur ce qui est décidé et ce qui est fait. Il ne faut pas que le peuple se contente seulement d’aller voter, mais qu’entre deux élections, il puisse faire certaines choses, vous rappelle que, par exemple, le discour-programme fait mention du droit des mandants de révoquer un député.
Les promesses du programme de l’Alliance du Changement seront-elles tenues ou est-ce qu’elles ne sont que des engagements destinés à faire joli dans un document bien imprimé ?
— Je vous rappelle que nous ne sommes au gouvernement que depuis moins de trois mois ! Une commission constitutionnelle sera bientôt mise sur pied, nous avons passé des règlements concernant la carte SIM, aujourd’hui au Parlement nous allons passer une loi pour rétablir les pouvoirs du DPP, sur le quatorzième mois nous avons fait tout ce que nous avons pu.
Puisque vous le mentionnez, l’État avait-il les moyens de payer partiellement ce quatorzième mois qui n’était pas dans le programme électoral et qu’on peut qualifier de mesure populiste et de surenchère ?
— C’était une décision prise pour empêcher Jugnauth de reprendre le pouvoir. Ce n’était pas une surenchère, mais un acte de responsabilité, une décision prise dans un contexte politique précis et que nous avons honoré autant que possible. Je comprends parfaitement la réaction, la colère de ceux qui touchent plus de Rs 50 000 et qui n’ont pas eu droit au 14e mois. L’histoire dira si nous avons bien ou mal fait en prenant cette décision.
Il y a un sujet sur lequel R&A s’est beaucoup exprimé au cours des dernières années : le dossier Chagos. Quelle est votre position sur le « much better deal » qui est entouré de tellement de versions qui se contredisent que cela commence à faire désordre ?
— La position de principe de R&A sur ce dossier n’a pas changé : nous revendiquons la souveraineté totale de Maurice sur tous les territoires pris par les Britanniques avant l’indépendance. Nous sommes en faveur de la paix dans l’océan Indien et nous sommes en faveur du droit de retour des Chagossiens. L’accord en discussion est combattu par l’extrême droite britannique et américaine qui font tout ce qu’elles peuvent pour qu’il n’aboutisse pas. Si on place cette question dans la géopolitique mondiale ,on peut dire que nous assistons au déclin de ce que fut l’Empire britannique et celui de l’Amérique, alors que l’Europe se trouve déjà en mauvaise posture. En même temps, nous assistons à l’émergence de nouvelles puissances, de nouveaux empires : la Chine, l’Inde, la Turquie, le Brésil, entre autres. Mais qui dit déclin dit également sursaut et révolte, et la possibilité de toutes sortes de dérapages dangereux. Nous sommes en train de vivre un moment dangereux dans l’histoire de l’humanité, où tout peut arriver. Même une guerre mondiale ou un conflit nucléaire. Mais nous sommes également en train de vivre une crise existentielle sur le plan climatique
Quelle est, précisément, la position de R&A sur le « much better deal » ?
— Notre position de base n’a pas changé. Sur le deal, nous avons réfléchi et fait un certain nombre de propositions et de suggestions dans les instances du gouvernement sur lesquelles je ne peux communiquer. Ce que je peux vous dire, par contre, c’est que nous sommes inquiets de l’éventualité que Maurice puisse devenir un cobelligérant dans un nouveau contexte militaire qui est en train de se dessiner. Dans ce contexte, R&A réfléchit sur le thème suivant : comment dans la position où nous nous trouvons aujourd’hui influer sur les événements ? Une des réponses a été de faire le maximum pour essayer de protéger les Mauriciens et leurs enfants. Figure dans le discours-programme un amendement constitutionnel qui se lit ainsi : « Mauritius shall be a sovereign democratic State promoting peace justice and liberty. » C’est un amendement à la section 1 de la Constitution, la première. Ce n’est pas n’importe quoi. C’est une contribution que nous apportons au développement de la paix dans l’océan Indien.
Pour terminer cette interview, peut-on dire que votre nomination comme ministre est un achievement pour vous ?
— Non… enfin oui, mais pas dans le sens où on l’entend généralement. Ce n’est pas un achievement personnel et d’ailleurs, je l’ai déjà dit : je n’ai jamais pensé que je pourrais un jour devenir ministre. Mais pour la cause que R&A défend, c’est un achievement puisqu’il nous a permis d’avancer, de franchir une nouvelle étape. Je fais ce que je suis habitué de faire dehors à l’intérieur, et tout en respectant nos partenaires, nous sommes en train de montrer notre différence. Les réactions des Mauriciens nous incitent à continuer dans cette voie.

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