Le Guide - Législatives 2024

Ashish Beesoondial : « Le développement culturel est une priorité dans la Nation Building »

Ashish Beesoondial dirige le Caudan Arts Centre depuis son ouverture, en 2018. Il a découvert le monde théâtral et celui du spectacle alors qu’il faisait un BA en anglais en Inde. Il devait par la suite se perfectionner à Leeds, en Angleterre. Dans l’interview accordée cette semaine, il souligne l’importance de la culture dans la construction de la nation mauricienne (Nation Building). Il parle aussi de sa vision de la culture mauricienne et du chemin qui doit être parcouru pour développer un écosystème culturel et artistique à Maurice. Il donne par la même occasion les détails de la programmation élaborée par le centre jusqu’à la fin de l’année.

- Publicité -

Nous sommes actuellement au Caudan Arts Centre. Quelle est la place du théâtre dans la vie des Mauriciens ?

Nous avons fait beaucoup de progrès par rapport à dix, quinze ans de cela. Nous sommes passés par un vide culturel. Il est possible que cela ait été en partie dû à la fermeture du Plaza et du théâtre de Port-Louis. Avec la fermeture de ces deux salles de spectacle, c’est au minimum une génération qui perd le contact avec le théâtre, la culture et tout ce qui tourne autour d’elle. Dans les années 1980, on avait relevé une prédominance du militantisme dans le théâtre. On se souvient encore de la pièce Li écrite par Dev Virahsawmy ainsi que les conséquences.

En ce moment, nous constatons toutefois un changement de mentalité. Je ne sais si cela est dû au fait que beaucoup de Mauriciens ont étudié à l’extérieur et sont rentrés au pays avec l’expérience acquise à l’étranger et veulent voir leurs enfants grandir dans un environnement où l’art et la culture sont présents. Ensuite, avec l’accès à l’Internet, c’est assez normal qu’il y ait eu une plus grande ouverture sur le monde, y compris le monde culturel.

Il faut aussi reconnaître également que les activités culturelles et artistiques, que ce soit la danse ou le théâtre, ont fait leur entrée dans les écoles. Ce qui m’amène à dire que l’île Maurice de 2022 est bien différente de celle qu’on a connue il y a dix ou quinze ans. Aujourd’hui, on voit davantage d’artistes qui veulent, de leur propre gré, se mettre de l’avant pour promouvoir leurs talents.

Quels sont les domaines artistiques qui sont les plus favorisés ?

Je parle des artistes de tous bords mais je constate un Boost au niveau de la musique parce qu’il y a beaucoup de salles de spectacle à Maurice aujourd’hui. Je ne parle pas d’un espace comme le Caudan Arts Centre. Mais voyez le nombre d’artistes qui exercent leurs talents dans les Shopping Malls, dans les restaurants, hôtels, les réceptions sont beaucoup plus nombreuses. Non seulement le nombre d’artistes a augmenté mais également le nombre d’espaces disponibles à travers le pays. D’où l’engagement et l’engouement du public pour les arts, en particulier la musique.
Les plateformes musicales comme YouTube, Spotify, les radios locales, la télévision ont permis aux Mauriciens d’avoir un accès plus facile et plus large au monde artistique, et en particulier musical.

À voir la programmation affichée à l’entrée de Caudan Arts Centre, vous proposez des activités très riches pour cette seconde partie de l’année. Peut-on dire que les activités touristiques et culturelles ont bien démarré après la réouverture du pays au début du mois ?

Oui. C’est un redémarrage que nous attendions depuis longtemps, principalement en ce qui concerne le nombre de personnes qui viennent au théâtre. Après avoir connu la fermeture complète, nous sommes passés à 50% de notre capacité avant d’ouvrir totalement aujourd’hui. Le nombre d’événements n’a pas changé.

En termes de programmation, nous avons des activités jusqu’à la fin de l’année. Il y a un événement prévu chaque week-end au Caudan Arts Centre grâce à des collaborations avec des producteurs, les artistes. Cela est dû à un travail abattu en amont et ma volonté des artistes de présenter leurs travaux.

Pouvez-vous donner une idée du programme prévu dans l’immédiat ?

Nous aurons pour commencer l’Ensemble 415 qui présentera un concert complet de chansons de musique pop. Cet ensemble instrumental à corde interprétera des succès de différentes décennies. Pour ne citer que quelques-uns : Concerning Hobbit du film Lord of the Rings, Always remember us this way du film A Star is Born, Mamma Mia d’ABBA…
Ensemble 415 est une formation musicale mauricienne dirigée par Guy-Noël Clarisse au violon avec Joanna Gentil, Stéphanie Cybele Clarisse et Rachel Arele Celeste (violon), Roxanne Firmin (alto) Jérémie Félix (alto) Benjamin Chamarandy (violoncelle), Kersley Pytambar (contrebasse) et Marie-Christine Clarisse (piano). L’ensemble sera rejoint par Sylvio Armandine à la guitare.

Nous aurons également un spectacle pour un public familial avec Lumine Aerial Circus. Ce sera un spectacle de danse avec toute une histoire de chasseurs qui découvrent des créatures mystiques dans la forêt. Une troupe rodriguaise dirigée par Marcel Poinen nous arrive avec un spectacle intitulé Banane koste.

Cyril Ramdoo proposera avec son spectacle Fas à Fars basé sur ses compositions, quelque 25 chansons au total. Avec ces artistes comme Marcel Poinen et Cyril Ramdoo, c’est pour nous de démontrer qu’il y a une tradition théâtrale et de spectacle à Maurice qui est transmise à la nouvelle génération. En 2022, il ne faut pas oublier cet héritage qu’ils vont laisser. Parmi les autres projets, nous reprenons Un tramway nommé désir, en septembre. Il y a aussi un spectacle de danse Orepiya qu’on reprend chaque année à l’occasion de la fête de Divali.

L’équipe d’Immedia produit une pièce, Merchant of Moris, inspiré de Merchant of Venice de William Shakespeare, écrite par une jeune étudiante, Meera Bholah, avec Gaston Valayden, Yusuf Elahee, Kamini Bubooa, Jean Lindsay Dhookit. Cette pièce évoquera les problématiques que connaît le pays en ce moment.

Nous avons également Mélanie Peres, une chanteuse et écrivain qui monte une comédie musicale intitulée Tigann, basée sur un roman qu’il a écrit. Nous avons essayé de maintenir une programmation bien éclectique pour le Caudan Arts Centre. Nous voulons être très ouverts afin d’encourager le public à venir vivre l’expérience culturelle.

Quel constat faites-vous ? Est-ce que vous constatez un retour du public ?
En tenant compte de la demande pour les événements, nous sentons qu’il y a un engouement du public. Il fait aussi savoir que les Mauriciens disposent désormais de plus d’options : il y a la mer, la plage et les autres activités. Heureusement que l’intérêt pour les projets culturels est encore là !

Comment avez-vous traversé cette période de pandémie ?
C’était très compliqué. Je pense que c’était le cas pour toutes les organisations culturelles à travers le monde. Pendant le premier confinement, nous étions tous gagnés par l’angoisse totale. Après un moment de réflexion, nous avons commencé à organiser des événements en collaboration avec des artistes en ligne. Dans un deuxième temps, nous avons commencé à fonctionner à 50% de notre capacité. Ce qui n’était pas nécessairement financièrement viable.

Au lieu de fermer le théâtre nous avons continué à rouler afin de continuer à être présents dans la tête des gens à travers différentes offres. La demande pour l’art et la culture est tellement faible qu’il fallait continuer à entretenir le peu que nous avons afin de maintenir les habitudes culturelles.

Ce qui nous a surtout motivés, c’est l’idée de savoir quelles sont les alternatives dont nous disposons dans les moments de crise. Nous avons fait l’impasse sur tout ce qui concerne revenus et finances pour maintenir l’Arts Centre en activité. C’était un antidote majeur contre l’angoisse et la crise à laquelle nous étions confrontés. Heureusement que le retour tant attendu à la normale est arrivé.

Le centre célébra bientôt ses cinq ans. Quel est votre bilan pour ces quatre dernières années ?

Le Caudan Arts Centre a grandi et continue à grandir tous les jours avec chaque événement. Nous avions commencé nos activités en décembre 2018, à un moment la préoccupation des Mauriciens était ailleurs, notamment dans les préparatifs pour les fêtes de fin d’année. Je me souviens avoir vu le Caudan Waterfront bondé de monde mais qui passait en toute indifférence devant le Caudan Arts Centre.

C’est ainsi que durant la première année, nous avions fait une étude détaillée pour décider quel est le public cible, le genre de spectacle que nous souhaitions avoir. Nous avons travaillé avec les artistes afin de monter un certain nombre de spectacles. Nous avons avancé pas à pas. Au début, c’était très Challenging. Graduellement, nous avons construit notre notoriété à travers nos offres. Nous avons grandi mais nous avons encore beaucoup à faire. Il y a encore beaucoup de personnes qui n’ont pas encore découvert le Caudan Arts Centre afin de leur faire vivre les événements que nous organisons. En espérant que ses enfants s’y intéressent également. Voilà le jardin que nous aurons à cultiver.

À un moment Komiko est venu chez nous. Je pense qu’ils retourneront à ABC. Il faut qu’ils continuent. En fin de compte, c’est l’industrie de l’art qui en bénéficiera. Il faut que la consommation artistique et culturelle devienne un besoin comme l’est la nourriture. Il nous faudra l’acheter bien que, contrairement à la consommation matérielle, l’art soit apprécié à travers une expérience vécue.

Peut-on dire que l’art est une industrie rentable à Maurice ?
À première vue, non. C’est très compliqué à Maurice. Lorsqu’on mesure le nombre de personnes qui se déplacent pour voir un spectacle sur une année et qui sont disponibles à payer pour le faire, on est en présence d’une infime minorité. C’est une industrie qui demande beaucoup de développement.

Dans la majorité des pays, le domaine de l’art et de la culture est tellement précieux pour un pays afin de rassembler et unir les populations venant de tous bords. Les gouvernements acceptent de subventionner les événements, les centres culturels ou les théâtres. À Maurice, nous n’en sommes pas encore là. Je ne sais pas quand est-ce que nous atteindrons cette phase. Aussi longtemps qu’on ne réalise pas l’importance de l’art et de la culture pour une population, je ne crois pas que l’État s’intéressera aux artistes.

Voulez-vous dire que l’art n’est pas rentable politiquement ?
Il y a eu quelques démarches de la part des autorités. Le National Arts Fund a permis de soutenir beaucoup d’artistes. C’est très positif. Il faut toutefois avoir une vision plus large. Nous avons l’habitude de nous flatter d’être une société multiculturelle, ce qui est vrai. Nous partageons beaucoup d’attitudes, par exemple autour du thé comme nous le faisons en ce moment. Les deux domaines autour desquels on peut réunir les Mauriciens sont d’abord le sport. Nous l’avons vu avec les Jeux des Îles, les athlètes comme Buckland et Milazar, hier, Noa Bibi, Noemi Alphonse et les autres aujourd’hui. Le vibe créé autour de ses athlètes permet de surmonter toutes les barrières.

Après le sport, il y a l’art et la culture. L’art dépasse les classes, les communautés et rassemble tout le monde parce qu’il y a un partage. Il y a une connexion entre l’artiste et les spectateurs ou entre les spectateurs qui se retrouvent ensemble dans un espace de temps. Alors que nous nous apprêtons à célébrer le 55e anniversaire de l’indépendance l’année prochaine, la culture devrait être considérée comme une priorité par l’État dans la construction de la nation mauricienne. Je crains qu’on n’ait pas encore apprécié le bénéfice qu’elle apporte pour le pays et comment une personne peut se sentir grandie après une activité culturelle.

Pour qu’une personne vienne au théâtre, il faut évoluer dans un écosystème propice à la question culturelle. Est-ce que c’est le cas à Maurice ?

Oui et non. Pour être honnête, il y a encore beaucoup de travail à faire pour amener les Mauriciens à s’identifier par rapport à l’art et à la culture. Notre processus d’identification à Maurice est plus soutenu envers les religions, les partis politiques et les équipes de football en Angleterre.

Il y a un travail important qui n’a pas été fait à Maurice, par exemple beaucoup de Mauriciens ont grandi en écoutant les histoires que leur racontaient leurs parents et grands-parents. C’était une façon de transmettre un héritage culturel de génération en génération. Or, nous n’avons cessé de raconter des histoires à nos enfants. Personne ne connaît les histoires de Tizan, de Peter Both encore moins les proverbes et sirandanes mauriciens. Tizan symbolisait ce Mauricien débrouillard qui arrivait toujours à se tirer d’affaire pour gagner sa vie. Li konn trase kom tou bon Morisien.

Je salue le travail d’Abaim qui aurait dû être encouragé par les autorités et disséminé à travers le pays pour avoir une génération qui grandit. Ce qui nous manque, c’est une politique culturelle qui accompagne les jeunes et qui les aide à grandir. Il faut une stratégie politique pour dire, par exemple, que nous voulons que la population grandisse culturellement dans les dix ou vingt ans à venir.

Ne faudrait-il pas définir la vision de la culture ?

Il faut commencer par faire la différence entre la religion et la culture. Il ne s’agit pas d’assister à des activités religieuses uniquement. J’associe les organisations socioculturelles plus à la politique qu’à la culture. La culture, ce n’est pas non plus l’organisation des grands concerts qui sont davantage des activités de loisirs. Il y a une vraie réflexion qui doit être menée à Maurice au sujet de la culture et qui n’a pas encore été engagée.

Heureusement qu’avec le nouveau système d’éducation, on a commencé à introduire l’art dans le Curriculum. On a commencé à enseigner le théâtre et la musique. J’espère que cette politique portera ses fruits. Il y a beaucoup de parents qui veulent donner à leurs enfants cet Exposure. Je sais qu’on le pratique à fond dans les écoles privées. Le lycée Labourdonnais enseigne désormais le théâtre comme une matière.

Nous sommes une société de 1,3 million de personnes. Si nous comprenons l’apport de l’art et la culture dans la façon dont les gens grandissent, la façon dont tout un chacun développe une personne pour lui-même et pour la société et comprend la condition humaine, le pays ferait un grand bond. À travers l’art et la culture, nous développons l’humain.

Or lorsqu’on regarde ce qui se passe autour de nous à travers les faits divers et ce qui se passe au Parlement, on se rend compte que l’île Maurice est devenue une société violente, moins calme, moins souriante. Le sourire est réservé pour les touristes et encore jusqu’à quand ? Le pays évolue très vite, surtout sur le plan technologue avec Internet, etc. Le développement culturel est devenu une urgence.

Quel est le rôle des médias dans tout cela ?
Les médias sociaux ont un grand rôle à jouer et en fin de compte, la technologie reste un outil. On ne pourra pas l’éviter. Les autorités ont la responsabilité de donner une option alternative. Si on ne peut pas le faire, on ne pourra pas blâmer les réseaux sociaux. L’éducation culturelle doit commencer très tôt pour créer cet engouement.

Est-ce qu’il y a beaucoup de créations artistiques à Maurice ?
Il y a toujours eu beaucoup de créations artistiques à Maurice. Un élément qui joue en notre faveur est la façon dont la société mauricienne a été construite. Nous vivons l’interculturalité au quotidien. Nous avons tout en termes de couleurs, goûts, d’écoute. Ce que fait que nous sommes enviés par beaucoup de pays. Ce n’est pas tous les pays qui peuvent réaliser ce mélange culturel comme il existe à Maurice.
Nous grandissons avec des ouvertures sur plusieurs continents. Cela a beaucoup aidé les Mauriciens à développer leur créativité. Avec la technologie, sont intervenus plus de graphiques. Maurice est une nation créative. Cependant, nous n’avons pas réussi à créer les plateformes appropriées pour exprimer cela et le transmettre à l’autre génération.

Est-ce que les centres culturels ne sont pas appelés à jouer ce rôle ?
Les centres culturels ont joué leur rôle. Ils sont là pour préserver et promouvoir une certaine culture. Comme je le disais plus tôt, j’espère qu’ils n’empruntent pas un mauvais chemin pour privilégier la partie socioculturelle plutôt que sur l’expression culturelle. Ce qui est souvent malheureusement le cas.

Est-ce le Caudan Arts Centre peut devenir le centre de la culture mauricienne ?
Je souhaite qu’il le devienne. C’est un objectif. Ce n’est pas une mission facile. Elle commence par la définition du mauricianisme. Où se trouve le mauricianisme ? Que devrait-on faire pour développer ce concept qui s’articule autour des principes fondamentaux comme le mélange, l’éclectisme, diversité ? Il n’y a rien de mieux que d’avoir une salle remplie de personnes de tous bords. C’est ainsi que je mesure le succès d’un événement culturel.

Vous êtes aussi artiste et metteur en scène. Est-ce que vous présentez également vos créations ?
J’ai écrit le projet Orepiya qui met en scène un danseur rasta et un danseur contemporain. Ce sont des projets très mauriciens. J’ai lancé un groupe théâtral à travers un projet pédagogique baptisé The School. Elle s’adresse à ceux qui s’intéressent au théâtre.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -