APRÈS LA DÉCONSTRUCTION ?!

RAMANUJAM SOORIAMOORTHY *

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C’est là, en vérité, et non seulement pour moi, une question ; ou encore une exclamation, mais certainement pas un constat. D’où, peut-être, sans doute même, le point d’interrogation et (presque) en même temps le point d’exclamation que vous n’aurez point manqué d’entendre.

Cependant, il n’en demeure pas moins que pour d’aucuns, « Après la déconstruction », ça sonne et résonne comme un constat, le constat d’un événement, d’un passé qui, point tout à fait passé, persiste encore ; et ils disent « après la déconstruction » comme ils diraient « après la tempête », « après la crue », « après le tremblement de terre », ou encore « après la famine » ou la peste, ou la guerre, comme si la déconstruction était une espèce de catastrophe naturelle ou, même, humaine, toujours dans l’un et l’autre cas plus ou moins surnaturelle, en tout cas présumée telle, car provenant apparemment d’on ne sait où, ni comment.  Et maintenant que la catastrophe n’est plus, qu’elle est passée, que la déconstruction s’en est allée, il s’agit de se retrousser les manches, de se remettre au travail – à croire que la déconstruction rendait impossible ou, du moins, affreusement difficile tout travail (quoi qu’on entende par là ) -, de reconstruire ce qui aura été détruit et ravagé par la catastrophe, ici la déconstruction qui aura, aurait exercé ses effets destructeurs (surtout) contre les sciences et la culture.

Derrida

Tout se passe comme si, pour ces gens-là, la déconstruction n’était plus là, avait disparu, mais sans tout à fait disparaître, car pour ces gens qui critiquent Derrida sans l’avoir lu, la déconstruction, c’est comme une chose, une substance, si vous préférez, ou encore, pour ceux d’entre eux qui, comme tous les incultes, tiennent à montrer qu’ils ne manquent pas de culture, un concept, avec lequel il faudra toujours compter et que l’on pourra éventuellement anéantir. Ils, de ce fait, pensent pouvoir parler d’un avant, d’un pendant et d’un après la déconstruction. Que n’eussent-ils pris le soin de lire, d’apprendre à lire – je ne fais pas référence à la seule lecture de Derrida, mais à la lecture en général, à la lecture tout court, quoique surtout à celle de Derrida –, ils eussent (peut-être ?) compris qu’« il n’y a pas la déconstruction ».

Alexander Rodchenko, «Dance, an objectless composition»

Qu’est-ce à dire ? Qu’il n’y ait ni LA déconstruction, ni la DÉCONSTRUCTION signifie tout simplement que ce qu’on nomme déconstruction – à quoi je préférerais le terme déconstruisance – renvoie à un mouvement déconstruisant, à une praxis déconstructrice auxquels il ne saurait y avoir de terme, de fin, sans qu’ils ne s’incontinent annulent. Et que « la déconstruction » soit un processus auquel il n’est pas de fin et, donc, ni de commencement, implique qu’elle implique non pas seulement des actions isolées, mais AUSSI la participation plurielle et diversifiée de plus d’un au moins partout et à tout instant, car il ne saurait y avoir (eu) un seul instant au monde où il n’y aurait (eu) au moins plus d’une personne qui ne, s’insurgeant contre l’injustice qu’est ce qu’on n’appelait pas encore, n’appelle peut-être pas encore, même maintenant en tous lieux, l’arbitraire de tout sens, prétendument bien entendu, absolu et des effets pernicieux qu’il propage, songe ou n’ait songé à en dénoncer le mensonge sans une seconde songer à y substituer un autre mensonge. Et quand il n’y aurait, depuis toujours, nulle part quelque praxis, des praxis déconstruisantes, il n’y aurait alors pas moins, forcément, des comportements qui, parce qu’ils sont, en quelque sorte, de telle ou telle manière, l’envers de la déconstruction, en annonceraient la possibilité.

Lacan

La haine de la déconstruction s’origine dans le fait que cette praxis, dans la mesure où elle procède à la constante mise en question, à l’ébranlement qui n’en finit jamais, non pas du sens lui-même, mais de l’assurance de tout sens achevé, dans la mesure où elle aspire à, comme le disait Lacan, « abaisser la superbe qui tient à tout monocentrisme », contribue à ce que j’ai ailleurs appelé liquidance (la liquidation de tous les instants) de toute idéologie, et donc de tout dogmatisme, qui s’en devrait trouver mis à bas. On voit bien que la déconstruction – gardons encore le mot – devient ainsi l’ennemi à abattre pour toute forme d’autoritarisme, constitue, en tant que praxis, l’arme idéale pour promouvoir le refus de toute velléité de domination, la sienne comprise, et signifie une menace mortelle contre toute volonté d’exploitation qui, comme chacun le sait, a pour fondements principaux la certitude d’avoir raison, la conviction de détenir la vérité et donc la témérité de s’affirmer le seul (ou les seuls) dépositaire(s) de tout ce qui est vrai, juste et bien.

On pourrait penser que, comme la déconstruction s’oppose à ce que l’on, pour faire vite, pourrait appeler les forces du mal, les pulsions thanatographiques auxquelles tous les hommes, s’ils en avaient les moyens, donneraient libre cours, la grande majorité des gens choisiraient, pour diverses raisons, dont certaines ne manquent pas d’être contradictoires, feraient le choix de la déconstruction. Mais ce serait oublier que, contrairement à ce que Kant disait, à savoir que, l’« on se sent bien dans le bien », ce à quoi l’homme aspire, c’est au, Sade dixit, « bonheur dans le crime », pourvu qu’il s’en puisse, ce qui est plutôt rare, donner les moyens. A la frustration de ne pouvoir satisfaire ses penchants s’ajoute pour et par le sujet humain – l’exception confirmant la règle – le rejet de la déconstruction jugée, des suites de la campagne malsaine et malveillante de ses adversaires, responsable du crime le moins pardonnable dont on la pourrait accuser, celui de ne rien proposer et d’être donc négatif et coupable de nihilisme. Le pire, c’est que ce n’est même pas vrai, surtout que « la déconstruction » – ce qu’on de ce terme baptise – ne signifie pas autre chose que la reconstruction, après en avoir exposé la fiction, des sciences et de la culture, dans le but de les indéfiniment transformer de sorte que tout dogme en devienne impossible ou, alors, intenable, et que s’ouvre un espace, à toujours rebâtir, de liberté au sein duquel on inclinerait bien plus à l’accueil sans soumission de soi envers toute forme d’altérité, qu’à  la volonté de satisfaire ses fantasmes thanatographiques, qu’au mépris, compte tenu de l’assurance, que rien ne légitime, de sa supériorité personnelle, des autres et de tout autre, dans le silence, ou le mutisme, croissant de toute idéologie et dans l’acceptation non moins croissante de toute altérité, pourvu qu’elle soit dénuée de toute hostilité, tenue non pour ce qu’elle n’est pas, mais reconnue autant que possible et selon un mouvement qui n’en finit pas – car on n’est jamais de rien assuré – pour ce qu’elle est, par la grâce de la prudence – ce que les Grecs appelaient phronêsis – que l’attitude déconstruisante,  qui se doit de s’auto-déconstruire elle-même au risque de se désavouer, encourage, entre autres, chez les uns et les autres dans le respect de tout et de tous par tous, quels qu’ils soient.

* À lire le tout dernier ouvrage de l’auteur « … et près du Brésil », qui s’annonce et se vérifie à la fois dans la « réflexion historique », « l’esthétique footballistique » et la « création poétique ».

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« Tout se passe comme si, pour ces gens-là, la déconstruction n’était plus là, avait disparu, mais sans tout à fait disparaître, car pour ces gens qui critiquent Derrida sans l’avoir lu, la déconstruction, c’est comme une chose, une substance, si vous préférez, ou encore, pour ceux d’entre eux qui, comme tous les incultes, tiennent à montrer qu’ils ne manquent pas de culture, un concept, avec lequel il faudra toujours compter et que l’on pourra éventuellement anéantir. Ils, de ce fait, pensent pouvoir parler d’un avant, d’un pendant et d’un après la déconstruction. »

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