L’écrivaine mauricienne Ananda Devi était à Maurice le mois dernier à l’occasion du Festival du livre de Trou-d’Eau-Douce. Elle a, à cette occasion, présenté aux lecteurs mauriciens son dernier roman intitulé « Le jour des Caméléons » qu’elle décrit comme « le roman le plus politique » de l’ensemble de son œuvre. Dans une interview accordée à Le Mauricien, elle reconnaît que sa source d’inspiration, c’est Maurice.
« Mes racines, mon écriture sont toujours à Maurice. Même si je situe un roman ailleurs, il y a ce lien qui reste très vivant », affirme-t-elle. Elle observe également « que nous sommes toujours sous le joug de la colonisation parce que nous avons une vision idéalisée de la société très occidentalisée »
Votre dernier roman, « Le jour des Caméléons », a été très bien reçu par la critique. Pouvez-vous nous parler de ce roman ?
Cela fait un bout de temps que je n’avais pas situé un roman à Maurice. Plusieurs de mes romans sont situés en Inde, en Angleterre, ou il n’y a pas d’endroits précis. Mais évidemment, j’ai beaucoup écrit sur Maurice et là, c’est la première fois que j’ai eu envie de faire l’île, elle-même, parler. C’est sans doute à cause d’un sentiment d’urgence, pas seulement par rapport à l’île Maurice mais du monde.
Il me semble que tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés – le changement climatique et les conflits sociaux, la montée des intégrismes, les problèmes identitaires, tout ce qui est un peu source de conflit en général – nous le retrouvons aussi à Maurice. Donc, je pouvais faire de Maurice un petit monde en miniature où tous ces problèmes qui commencent à devenir dangereux pour l’humanité en général s’y retrouvent et ainsi pousser le plus loin possible la réflexion sur ce qui fait trembler cette terre. Je l’ai écrit avec une sorte de sentiment d’urgence et en donnant l’impression qu’il y a un volcan qui tremble sous nos pieds. Un volcan géographique, géologique et social.
Pourquoi « Le jour des caméléons », sachant que le caméléon a une signification particulière à Maurice ?
Ils sont à la fois symbole – pouvant changer de couleurs et s’adapter à leur environnement – et observateurs de ce qui se passe. Ce sont des créatures discrètes qui ne tentent pas de détruire la terre où ils vivent. C’est un peuple migratoire.
Le roman commence avec l’arrivée sur un bateau. Ils ont l’impression que c’est la fin de l’homme : ils n’ont qu’à attendre qu’ils s’autodétruisent et ils pourront reprendre une sorte de place dans la nature mais avec plus de respect envers elle. Tout le roman est construit comme une tragédie classique avec une unité de temps, de lieu et d’action. Il y a quatre personnages centraux dont la rencontre va être le catalyseur du cataclysme.
Deux mots qui nous frappent ici et qui font peur : urgence et migratoire. La migration serait-elle une solution à cette urgence ?
Au fond, nous ne devrions pas être obligés de bouger mais nous voyons bien que, de plus en plus, il y a des endroits du monde qui ne sont plus vivables soit à cause des guerres soit à cause des problèmes climatiques : sécheresse, inondations ou tornades qui poussent les gens hors de chez eux. Lorsqu’ils arrivent quelque part, où ils se sentent peut-être en sécurité, nous leur opposons le refus.
Très souvent, ces populations se referment, souvent par peur, parfois aussi par hostilité, en ne se rendant pas compte qu’un de ces jours eux-mêmes peuvent se retrouver dans une situation similaire et ne pas pouvoir survivre dans leurs environnements. Je crois que le destin des hommes est lié. Beaucoup d’événements qui se passent aujourd’hui, nous pouvons retracer leurs origines au temps du colonialisme, à la manière dont les anciens colonisateurs se sont emparés des territoires immenses et parfois, ils ont contribué aux destructions de la nature. Nous vivons encore ces séquelles et conséquences.
L’autre origine de ces problèmes migratoires et autres, c’est le système financier capitaliste qui fait que tout, y compris l’exploitation des hommes, est orienté vers les gains économiques. Même à Maurice, nous sommes dans cette situation? Certains sont complètement démunis et ne peuvent même pas acheter les denrées de base dont ils en ont besoin ; d’autres sont lancés dans une course vers le pouvoir et la richesse qui ne s’arrête pas. J’en parle dans ce roman. C’est un roman assez politique par rapport à tous ces enjeux. C’est le roman le plus politique de tous mes romans.
Vous vivez à l’étranger depuis de très longues années. Qu’est-ce qui continue à vous inspirer à Maurice ?
Tout écrivain et tout être humain ont une source, dont une source émotionnelle et une racine qui nous donnent une sorte de présence. Elles apportent une épaisseur à notre présence sur terre. Moi, ma source, c’est Maurice et mes racines, mon écriture toujours à Maurice. Même si je situe un roman ailleurs, il y a ce lien qui reste très vivant. Comme j’ai commencé à écrire très jeune, j’ai vraiment pris conscience de l’importance de cet acte mais aussi celle de l’île dans cette écriture.
Finalement, cela a interpénétré l’élan d’écrire et mon attachement pour Maurice, mon pays. Il y a quelques jours, je suis allée avec une de mes sœurs à Trois-Boutiques pour refaire ce chemin. Je n’avais pas visité ce village depuis très longtemps. En retrouvant certains souvenirs de mon enfance, j’ai vraiment ressenti quelque chose de très intense et de puissant qui me fait me dire que là est mon lieu. Même si je peux vivre ailleurs, quelque part dans ma tête, peut-être dans mon inconscient, je suis vraiment ancrée à l’île Maurice. C’est pour cela aussi que les dérives qui ont lieu, alors qu’il y a des solutions, si nous voulons les mettre en place, m’interpellent. Je suis aussi très intransigeante envers ses dérives.
Quand on lit « Le jour des Caméléons », on voit une critique très palpable de la société, surtout des dominants économiques, politiques et religieux. Cette intransigeance vient du fait que je voudrais qu’il y ait un espoir pour que les choses changent.
Y a-t-il un événement particulier qui a impulsé cette histoire ?
Cela fait toujours sourire : c’est un rêve que j’ai fait. Il m’arrive souvent de faire des rêves cohérents et où il y a eu une histoire qui se déroule. Là, j’ai vraiment vécu le moment du roman où il y a une voiture, un homme, une petite fille et une femme qui sont dans cette voiture et qui arrivent sur une plage de Maurice mais différente des plages mauriciennes.
C’est un lieu glauque, sale, avec des algues et des détritus. C’est assez angoissant. La femme qui était parfois moi parfois pas moi, voit venir un bateau où se trouvent des hommes armés. Elle commence à fuir, et monte dans la voiture. À un autre moment du rêve, nous nous trouvons à Port-Louis et il y a un genre de guerre ouverte, une explosion, des fusils, des émeutes … Rien que ce rêve qui était très angoissant, très fort et très clair dans ma tête, je me suis réveillée et je me suis dit : il faut que j’écrive cette histoire sans savoir si cela allait mener à quelque chose. C’était le point de départ.
Ensuite, je ne me souviens plus comment les caméléons se sont greffés à cela. Je l’ai située à Baie-du-Tombeau parce que c’est un nom symbolique. Donc voilà pour la structure du roman. Par ce rêve, je savais que cela allait aboutir à cette explosion sociale. Je l’ai vraiment ancré dans soit le présent soit dans un avenir proche de l’île en donnant à chacun des personnages un parcours.
Au début, nous pouvons penser que nous avons un peu plus de sympathie pour l’un ou l’autre. Il y en a un qui est le chef de bande. Il est violent mais il aura un parcours qui va nous faire nous interroger sur notre jugement de condamnation facile de tout le monde sans lui donner une chance de se racheter. C’est aussi une sorte de complexité humaine que je voulais apporter à ces personnages.
À Maurice aussi, sentez-vous que nous soyons dans l’urgence ?
Oui. Un peu comme dans le monde entier. Nous vivons au quotidien, nous continuons à consommer beaucoup et je m’inclus dedans. Si nous ne changeons pas notre mode de vie, très vite nous allons nous retrouver dans une situation où nous ne pourrons pas tenir le rythme.
Le plastique est devenu une avalanche dont nous ne pourrons plus nous débarrasser. Il pollue le fond des océans et nos corps aussi. Où cela va s’arrêter ? Nous ne savons pas. Nous sommes en train de se fermer les yeux en disant que nous n’y pouvons rien mais c’est le monde que nous allons léguer à nos enfants et à nos petits-enfants. En tant qu’île nous sommes aussi exposés à la montée des eaux. C’est l’autre danger.
Avec ce mode de vie légué par la mondialisation et le système financier, nous nous sommes créés des besoins dont nous n’en avons pas besoin. Il n’y a qu’à voir le peu de temps dans lequel le téléphone portable est devenu indispensable. C’est dire combien nous sommes, quelque part, des jouets de ceux qui sont en train de profiter de tout cela. Je pense qu’à un moment donné il faudra qu’il y ait un mouvement pour combattre cela. Je ne dis pas qu’il ne faut plus avoir un confort mais par rapport à ces besoins artificiels, il faut réfléchir si c’est vraiment nécessaire.
Est-ce que vous sentez que nous évoluons positivement vers la décolonisation de l’esprit ?
Je crois que nous sommes toujours sous le joug de la colonisation parce que nous avons une vision idéale de la société très occidentalisée. Je ne me mets pas en donneuse de leçon. Je fais les mêmes erreurs mais à un moment de cette civilisation moderne, nous commençons à faire fausse route parce que tout nous sépare de la nature. Notre manière de vivre nous a obligés à être inadaptés par rapport à la nature et par rapport aux catastrophes. Nous ne pouvons plus vivre sans électricité, sans climatiseur et sans chauffage. Nous avons créé une bulle dans laquelle nous vivons.
Je crois que le mode occidental n’aide pas du tout. Dans certains pays africains, par exemple, où il y a des cultures vivrières, des économistes de la Banque Mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) arrivent en disant aux gouvernements que pour développer leurs économies, il faut tout raser et planter du café, du coton et du cacao, que tout cela va être récolté et vendu mondialement. Mais lorsque le cours de la bourse s’effondre, il y a une pénurie ou une catastrophe, soit le prix baisse complètement, il n’y a plus de récolte et les gens qui vivaient de leurs propres légumes ne peuvent plus survivre. Les pays deviennent désertiques.
L’industrialisation de la nourriture, ce n’est pas qu’en Afrique, c’est aussi l’Europe, l’Amérique latine. Cela appauvrit nos terres et ça nous empoisonne car pour augmenter le rendement, nous leur donnons des choses de plus en plus artificielles à manger et que nous retrouvons dans notre corps.
Votre univers romanesque est empreint de violence. La vivez-vous dans votre tête avant de la transcrire ?
Je dirais que c’est pendant que j’écris que je la vis. Dans ma vie, je n’y suis pas exposée mais je la vois. Je suis une observatrice de ce qui se passe. Je ne vais pas avoir la prétention de dire que je souffre autant qu’une personne qui est battue ou violée mais autant que possible, j’essaie d’être vraie. Vraie dans la manière de me mettre à la place de mes personnages. J’essaie de les décrire de l’intérieur ou être au plus proche de leur souffrance et d’être en empathie. Par exemple dans Manger l’autre, je parle d’une jeune fille qui souffre d’obésité morbide. Pour ma narratrice, il fallait que j’essaie de sentir ce que ressent l’autre, de me poser des questions dessus. Il y a le regard des autres.
Pour ceux qui en souffrent, ce n’est pas le même handicap qui attire la sympathie. Ceux qui souffre d’obésité, ils disent que nous les interpellons dans la rue pour leur dire vous ne voyez pas qu’il ne faut pas manger autant, comme s’ils étaient une chose publique. Personne n’essaie de les comprendre de l’intérieur.
C’est important d’essayer de comprendre cela même si je ne peux pas dire que je souffre de ça. J’essaie d’être une sorte de passerelle entre mes personnages et le lecteur en m’ouvrant le plus possible à la présence et à la conscience de l’autre que j’essaie de décrire.
Vous dites que l’écriture vous permet d’exister. Pouvez-vous nous éclairer dessus ?
J’ai toujours su, quelque part que c’est ce que je voulais faire dans ma vie. Toute enfant j’écrivais. Dès la pré-ado, je savais que je voulais écrire sans savoir que je pouvais devenir écrivain. Je sais que je n’ai pas beaucoup de temps avant d’avoir le courage de le dire. J’étais un enfant extrêmement timide et silencieux. Je ne parlais jamais en dehors du cercle familial très restreint. Même en classe, je ne répondais jamais aux questions. Je travaillais bien, donc les professeurs ne me tenaient pas rigueur d’être aussi silencieuse. Je déversais tout dans l’écriture. C’était ma manière, peut-être, de comprendre le monde et d’exprimer ce que je ressentais.
Quand je relis les nouvelles de mon premier recueil Solstices, je me dis que ce que je suis était déjà là à cet âge, sauf qu’on acquiert la maturité, une connaissance du monde, le métier, le style mais l’essence même était toujours là. Je me disais que si jamais cela s’arrêtait, qu’est-ce que je ferai ? C’était une grande peur. Je ne sais toujours pas d’où m’est venu ce besoin d’écrire, par quel miracle. Je me suis ensuite rendu compte que je peux continuer, j’avais toujours l’inspiration.
Après l’écriture du Sari Vert, je me suis dit : je ne sais pas ce que je ferai après. Ce roman-là est celui que j’ai porté en moi depuis toujours. Heureusement que j’ai pu continuer. Quand je finis un texte, il y a un moment de battement et si je n’ai pas commencé un autre, cela peut faire un peu peur. Mais en général, j’ai plusieurs textes en cours et il y en a un qui s’impose, et je retourne sur l’ébauche. Comme j’écris aussi de la poésie, cela me permet d’attendre…
Maintenant ce n’est pas tant la perte de l’inspiration qui fait peur. Avec l’âge, je me dis qu’est-ce qui peut arriver du point de vue de la santé mentale nous pouvons souffrir de perte de mémoire, d’alzheimer. Toutes sortes de maladies peuvent arriver après 50 ans. Cela peut interdire l’écriture. Si jamais cela arrivait, je me dis : je ne veux pas continuer à vivre. Non ! C’est pour cela que finalement l’écriture m’a toujours tenue et c’est là que j’ai mis la plus grande partie de moi.
Vous fêtez cette année vos 50 ans de carrière littéraire.
Oui, la nouvelle Cité Attlee a été primée lors d’un concours en 1972. J’avais 15 ans. Elle a été publiée en 1973. Cela fait 50 ans.
C’est quoi votre responsabilité en tant qu’écrivaine ?
C’est une grande question. Je sais qu’un livre ne va pas changer le monde. Un écrivain ne va pas avoir autant d’impact que les hommes politiques, les inventeurs ou les scientifiques mais je crois et je suis de plus en plus convaincue que c’est une voix importante. Une manière de voir les choses…
On écrit, on ne juge pas les personnages, on ne juge pas les situations. On essaie de les comprendre pour rentrer à l’intérieur du personnage même si c’est quelqu’un de violent. Cette compréhension de l’autre est nécessaire. Elle permet de recréer le monde. C’est quelque chose qui manque énormément, surtout dans la vie actuelle où des informations arrivent de toute part, souvent biaisées. Il n’y a plus de recul, de complexité dans la manière dont on essaie de comprendre les choses. C’est très dangereux parce que c’est cela qui va provoquer des guerres, des violences, des représailles des uns contre les autres. Si cela peut permettre au moins à quelques lecteurs de se poser des questions comme les personnages de « Le jour des Caméléons », cela peut apporter un changement. Est-ce qu’il y a eu un manque de compréhension et d’écoute de notre part ?
Ce questionnement de soi est important et je crois que la littérature permet vraiment d’arriver à cela : poser des questions pour comprendre les autres et soi-même. Donc, alors même si je dis un livre ne change pas le monde, c’est quelque chose d’essentiel. Tous les arts le sont. Quand on écrit, on réfléchit à chaque mot utilisé, à chaque phrase. On n’a pas la parole facile.
Vous classez vos romans en deux groupes : « de l’innocence » que vous qualifiez « d’ignorance », une période où vous vous cherchiez encore, à « la maturité littéraire », introduite à partir de Moi l’interdite. Y a-t-il d’autres phases distinctes dans cette deuxième partie de votre carrière ?
Je crois qu’il y a toujours une évolution. Je crois que mes obsessions par rapport à la société et à l’être humain sont restées les mêmes en ce qu’il s’agit des questionnements. D’où vient la violence ? Qu’elle soit restreinte à une famille ou ouverte sur le monde, ce sont des questionnements qui reviennent. Je parle beaucoup du corps de la femme, comment se le réapproprier pour ne plus être tout le temps dans un rôle – de fille, de femme, de sœur, de mère, de grand-mère – mais être simplement elle, tout comme souvent les hommes le sont même s’ils ont des rôles aussi.
Depuis une dizaine d’années peut-être, je suis plus consciente de l’envie de parler de l’ère moderne, d’avoir une réflexion plus politique sur le monde et la façon dont nous sommes prises dans cet engrenage de la haute finance qui continue à dominer le monde. D’un côté, on vend les armes et de l’autre des médicaments. Ce sont des multinationales. On a des Amazon, des Google… qui sont plus riches que beaucoup de pays et qui ne paient pas d’impôts. Il n’y a pas de redistribution à ce niveau-là. Ce sont des réflexions qui rentrent un peu dans ce que j’écris.
Avant je me restreignais à mes personnages tout en touchant à certaines choses. Je ne faisais pas de commentaires sur ces situations plus larges alors que dans « Le jour des Caméléons », quand c’est l’île qui parle, elle peut dire ce qu’elle voit. Du coup, je dis ce que je vois dans la société en général.
Vous venez de recevoir le Prix de La Langue Française. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est toujours un plaisir de recevoir un prix. C’est une reconnaissance de mon travail surtout quand les membres du jury sont des écrivains que j’admire. Cela permet de continuer à faire vivre l’œuvre et d’attirer l’attention dessus. Peut-être que plus de lecteurs s’y intéresseront. Mon but maintenant c’est de continuer à construire une œuvre et d’essayer de me pousser autant que possible vers des limites qui parfois peuvent me choquer, de continuer à explorer cette matière qu’est l’écriture, la manière d’écrire, le style. C’est un tout. J’espère continuer le plus longtemps possible et surtout ne pas rester dans une sorte de complaisance.
Quelle est votre langue maternelle ?
Quand on est Mauricien, c’est difficile de le dire. Je dis le créole. Le français : il a tellement été ma langue d’écriture que j’ai trouvé ma voix/voie à travers lui. Mais en réalité comme mes aïeux venaient de l’Andra Pradesh, la première langue que ma mère nous a parlé, à mes sœurs et à moi, c’était le télégou. Elle la parlait très bien. Elle voulait tout le temps que nous possédions cette langue. Quand nous commencions à aller à l’école, nous n’y trouvions aucun intérêt : personne d’autre ne nous parlait dans cette langue. Je l’ai vite perdue.
Quand elle nous donnait des leçons à la maison, j’étais très récalcitrante. Ce n’est qu’adulte que je me suis rendu compte que j’avais perdu quelque chose. Comme ma mère est morte jeune, en 1993, je me suis dit que quelque part nous avons dû la blesser en n’acceptant pas cette langue qu’elle voulait nous transmettre. Cette formulation de langue maternelle contient une espèce de douleur. Je maîtrise le créole, l’anglais et le français. Quand je pense à ma mère et cette langue, il y a une sorte de douleur qui se réveille et l’impression que je l’ai peut être déçue, voire un peu trahie en refusant cette langue mais cela dit tous ceux qui vivent en situation d’ex-colonie, nous savons quel rapport ils ont avec les langues : un rapport complexe et c’est parfois difficile de qualifier une langue particulière de langue maternelle.
Écrivez-vous en créole ?
Oui, j’ai déjà écrit en créole pour la Collection Maurice, et aussi un recueil de poèmes trilingue.
Vous avez été membre et présidente de plusieurs jurys littéraires à Maurice. Comme voyez-vous la jeune génération, indépendamment de la langue d’expression choisie ?
Ils sont nombreux à écrire et à envoyer leurs textes. Pour beaucoup, nous sentons qu’il y a une réflexion de ce dont nous parlons derrière. Ce ne sont pas des textes jetés sur les réseaux sociaux, où nous nous croyons permis de tout dire derrière l’anonymat du téléphone. Nous disons qu’ils ne lisent plus, je n’en suis pas sûre. Pour le prix Edouard Maunick, sur le thème « Demain, mon île », il y a des textes vraiment forts. Malheureusement, nous n’entendons pas suffisamment leur voix et nous sommes trop à l’écoute des voix discordantes et de celles qui poussent les gens à la haine, à la violence et à la méfiance des autres et c’est vraiment dommage.
Si un jeune écrit de la poésie, les autres peuvent penser que ce n’est pas important comme activité alors que c’est là qu’ils mettent toutes leurs peurs mais aussi leur espoir et la manière de dire les choses.
Le mot de la fin.
J’aimerai beaucoup que chaque lecteur qui me lise se pose les mêmes questions que moi, et réfléchisse un peu à ce qu’on peut faire au niveau individuel, à l’éducation, aux enfants, à la compassion envers ceux qui souffrent, pour changer les choses. Et, de toujours aimer la littérature et les livres. C’est ce qui me sauve et je pense que pour beaucoup de lecteurs, il y a quelque chose de consolateur dans les livres même si ce sont des livres qui sont violents ou pessimistes. Peut-être qu’il y a quelqu’un d’autre qui pense comme moi.
Propos recueillis par Munavvar NAMDARKHAN
« J’ai beaucoup écrit sur Maurice et là, c’est la première fois que j’ai eu envie de faire l’île, elle-même, parler. C’est sans doute à cause d’un sentiment d’urgence, pas seulement par rapport à l’île Maurice mais du monde. Il me semble que tous les problèmes auxquels on est confronté – le changement climatique et les conflits sociaux, la montée des intégrismes, les problèmes identitaires, tout ce qui est un peu source de conflit en général – on le retrouve aussi à Maurice ».
« L’autre origine de ces problèmes migratoires et autres, c’est le système financier capitaliste qui fait que tout, y compris l’exploitation des hommes, est orienté vers les gains économiques. Même à Maurice, nous sommes dans cette situation : certains sont complètement démunis et ne peuvent même pas acheter les denrées de base dont ils ont besoin ; d’autres sont lancés dans une course vers le pouvoir et la richesse qui ne s’arrête pas »
« Nous n’entendons pas suffisamment la voix des jeunes et nous sommes trop à l’écoute des voix discordantes et de celles qui poussent les gens à la haine, à la violence et à la méfiance des autres et c’est vraiment dommage »