Ally Lazer, Président de l’Association des Travailleurs sociaux de Maurice : « Le combat contre le trafic de la drogue est un échec…»

Le mois de juin est symbolique pour l’infatigable travailleur social qu’est Ally Lazer : Mercredi 26 marque, en effet, la Journée mondiale de la lutte contre le trafic illicite et l’abus des substances. Un combat dans lequel cet ancien fonctionnaire s’est engagé depuis les années 80 quand le Brown Sugar, dérivé de l’héroïne, est introduit dans le pays, supplantant l’opium, chez les consommateurs de substances addictives, et fait des ravages énormes. De jeunes adultes mouraient d’overdose; des familles étaient, déjà, traumatisées et désemparées. Les Nations unies ne décrètent qu’en 1987 la première journée mondiale de lutte contre les drogues. Ally Lazer, aux côtés d’autres pionniers dans le combat contre ce fléau à Maurice, à l’instar de Cadress Rungen du Groupe A de Cassis, et Imran Dhanoo du Centre Idrice Goomany (CIG), s’était engagé déjà activement et militaient, bien avant cette décision internationale, précédant ainsi le mouvement mondial. Tant ils étaient convaincus qu’ils devaient tout mettre en oeuvre « pour terrasser ce terrible monstre qui menaçait sérieusement la – jeunesse. Hélas !, 40 ans plus tard, la situation a dégénéré…», pour reprendre les mots du travailleur social. Ally Lazer, président de l’Association des Travailleurs Sociaux de Maurice (ATSM), n’a rien perdu de sa volonté d’en finir avec les marchands de la mort. Même s’il avoue ne plus faire confiance aux politiques, de quelque bord qu’ils soient…

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Cette année, pour la Journée contre les drogues, les Nations unies ont choisi comme thématique “les preuves sont claires : investir dans la prévention”, quel est votre sentiment ?

La prévention est, effectivement, le pilier de ce combat. Et justement, je lance tant au gouvernement en place qu’à ceux qui ambitionnent de succéder au régime Jugnauth : où sont votre politique et votre programme de prévention nationale ? En avez-vous élaboré ne serait-ce u’un plan ? Réalisez-vous à quel point cette société est en grand besoin d’une politique nationale de prévention, parski trafik ladrog inn vinn enn lafwar zordi zour !
Il n’y a plus de zones dangereuses ou de points chauds dans les banlieues des villes. Zordi zour, ladrog vender 24/7, dan tou kwin Moris, lavil kouma vilaz ! Je suis très triste de devoir faire ce constat. Je ne le fais pas de gaieté de coeur. J’aime mon pays. J’aime mes compatriotes. Je suis outré de voir à quel point la situation a dégénéré en quarante ans.
Et pourtant, nous les travailleurs sociaux n’avons eu de cesse, durant toutes ces années, à nous battre aux côtés des victimes des trafiquants de drogues et leurs familles dévastées. Mais qu’ont fait les politiques ?

Beaucoup de moyens sont injectés dans la répression et le trafic. Malgré tout, selon vous, la lutte contre la drogue est un fiasco ?

Chaque année, dans le budget, des sommes astronomiques sont votées pour combattre le trafic de drogue. Le dernier exercice budgétaire n’en est pas exempt. Je précise bien la répression, car pour ce qui est du traitement des victimes, de leur réhabilitation et leur réinsertion, ce ne se sont que des Peanuts que les centres qui s’en occupent reçoivent. Des miettes ! En revanche, pour ce qui est de combattre le trafic, le gouvernement injecte des enveloppes énormes.
Bien sûr, qu’il faut faire diminuer l’offre, sinon comment réduire la demande ? Je suis tout à fait d’accord avec cela. Mais pour moi, c’est bien clair : si chaque année, à chaque budget, le gouvernement se permet d’augmenter considérablement les fonds dédiés au combat contre le trafic, c’est que nous avons perdu cette bataille !

C’est un échec! Enn fiasco ! Sinon pourquoi voter des enveloppes à hauteur de millions, année après année ? Nous avons déjà, dans le pays, à l’aéroport et au port, des Body Scanners et des Scanners en tous genres pour détecter la présence de drogues dans les valises et autres. Maurice ne produit ni de l’héroïne ni des drogues synthétiques, jusqu’à preuve du contraire. Pourtant, de nombreuses saisies sont faites APRÈS que les passeurs auront traversé les douanes en question ! Donc, où se trouve la faille ?
Et quand je dis que le trafic, aujourd’hui, est devenu une foire, encore une fois, c’est pour prouver que de ce côté-là, le gouvernement a échoué ! Si ceux qui vendent ces poisons n’ont pas peur de se faire attraper et mènent leurs petits business au grand jour, dans tous les coins de rue, c’est une révélation de taille ! Li ve dir sa bann dimounn-la napa per personn !

Donc, pour vous, l’État ne fait pas suffisamment d’efforts pour combattre le trafic ?

Évidemment ! Au sein de la population carcérale, combien de trafiquants il y a-t-il ? 99,9 % des détenus sont des consommateurs; des victimes, des malades. Bann ti malere ! Leur place est-elle en prison, ces toxicomanes ? Venons-en aux saisies. Dans les affaires records qui ont défrayé la chronique, ces dernières années, il y a la drogue contenue dans les cylindres de gaz ménager, par exemple. Où en est-on dans cette enquête ? Quand est-ce que Navin Kistnah sera interrogé ? Qui sont les autres qui sont mêlés à ce trafic ? Saura-t-on jamais un jour la vérité dans tout cela ? Il y a eu la décision du DPP en avril dernier de poursuivre Kistnah aux assises pour trafic de drogue. Mais qu’a fait la police entre-temps ?
Ne parlons pas de la fameuse tractopelle et la quantité record de cocaïne qu’elle recelait ! Senn la mazik net sa : li’nn tom depi lesiel traktopel la. Personn pa kone pou kisannla sa ! Et quant au dénommé Franklin, pa koze !

Pendant toutes ces années, alors qu’il y a eu des dénonciations à son égard, ce type n’a jamais été le moindrement inquiété par les autorités : zero landing, zero lafouy, zero interpelasion. Et pourtant, quand finalement un Case est logée contre lui, par l’Independent Commission Against Corruption (ICAC), il est question de… blanchiment. Abe ki linn blansi ? L’argent récolté de la pêche ? D’avoir vendu des pains ? Ce ne sont pas des activités illégales ça ! Donc, il faut bien qu’il y ait argent sale pour qu’il y ait délit de blanchiment. Mais tout cela, encore une fois, ce ne sont que des effets illusoires… Il n’arrivera rien ! La volonté politique d’en finir avec les barons du trafic n’y est pas.

Vous semblez bien en colère…

Certainement que je le suis ! Regardez dans le cas de Franklin. Les autorités mauriciennes ont finalement accepté son extradition pour qu’il soit jugé par la justice française dans le cas qui le concerne depuis plusieurs années. Mais entre-temps quand il rentrera pour faire face à la justice de Maurice, Case pou inn fini reye…

C’est ce que j’appelle le Gentleman Agreement de Pravind Jugnauth ! Il a parlé de Gentleman Agreement dans le cas de Vikram Hurdoyal quand il a révoqué ce dernier, pour qu’il n’y ait pas de fuite sur les vraies raisons derrière ce Move politique. Ce gouvernement n’a pas la volonté de faire tomber les caïds. C’est triste de constater cela, mais tel que vont les choses, je ne vois pas d’autres explications.

Cela fait une quarantaine d’années que je mène ce combat. Pour les victimes et pour leurs familles. Il ne se passe pas un jour sans qu’une maman ne m’appelle, en détresse, et recherche de l’aide. Cette semaine, j’ai vu une femme dont les quatre enfants, pas un ni deux, mais quatre, deux filles et deux garçons, des ados et des jeunes adultes, tous sont devenus esclaves des drogues… Je les écoute et les dirige vers les centres, que ce soit le CIG, le Groupe A de Cassis ou le CaTR.

Je ne suis plus très jeune. J’ai 40 ans de lutte au compteur. Avant de partir, je ne sais combien de temps encore je serais de ce monde, je souhaite, je prie pour qu’un gouvernement prenne enfin le taureau par les cornes et fasse justice à tous ces parents qui pleurent, à tous leurs enfants qui sont morts, et ces autres qui croupissent en prison parce que malades des drogues.

Nous sommes dans une année à échéance électorale. Quelle est votre lecture de la scène politique ?

Je suis devenu profondément allergique aux politiciens et à la politique, ici ! J’ai perdu foi et espoir dans notre classe politique. Cela me dégoûte comment les uns de tel parti ont fricoté avec les autres d’un autre parti adversaire. Il n’y a pas d’intégrité, pas d’honnêteté.
En 40 ans de lutte, la situation est allée from bad to worse. Je ne crois pas que j’exagère en disant cela. Et croyez-moi, je ne suis pas anti-patriotique. C’est le constat. C’est ce qui se passe chez nous, actuellement. Et c’est regrettable. Si vraiment, nos politiques, de quelque bord qu’ils soient, avaient à coeur le problème de la drogue, et qu’ils ne s’y intéressaient pas uniquement quand il y a une campagne électorale ou quand c’est le 26 juin, nous serions loin, aujourd’hui.

Quelles devraient être, à votre avis, les priorités d’un prochain gouvernement sur la question des drogues ?

Il faut absolument une volonté politique forte et ferme. Jusqu’ici, chaque gouvernement a fait du Piece Meal. Par exemple, pour ce qui est des passeurs, des ressortissants étrangers, qui sont arrêtés par la police mauricienne, pour moi, il faut que ces personnes soient renvoyées dans leur pays purger leurs peines ! Ce n’est pas à nous, contribuables, de financer leurs séjours dans nos prisons !
Dans le même esprit, chaque année, le rapport de l’Audit épingle le nombre de policiers corrompus qui sont suspendus de leurs fonctions mais qui continuent à recevoir leurs salaires. Encore une fois, puisée du Taxpayers’ Money : mais cela ne peut plus continuer ! Et nombre de ces ripoux deviennent des trafiquants, des dealers. Alors, nou kontinye soutire mem ?

Et une priorité des priorités est l’institution d’une Drug Court. Pour un Fast Tracking des cas relatifs, et surtout, donner ainsi des exemples et décourager les aspirants trafiquants. Je suis sidéré que, depuis des décennies, maintenant, Maurice n’est pas un pays producteur d’héroïne, mais nous sommes premiers, selon les rapports successifs de l’UNODC, dans la consommation de cet opiacé ! Et depuis 2020, mieux encore, Moris meday d’or dan konsomation ladrog syntetik ! Extra sa!

Notre pays plonge de plus en plus dans un climat d’insécurité. Au jour le jour, nos compatriotes sont attaqués et violentés. Des agressions et des bagarres sont enregistrées partout. Nos personnes âgées sont des cibles régulières et récurrentes. Et dans toutes ces affaires, la majeure partie du temps, la toile de fond est la drogue ! Alors pa nanye mem ? Res lebra krwaze gete ? Ki pe atann ?

Êtes-vous satisfait des mesures contenues dans le dernier budget ? Sinon, quelles mesures recommandez-vous ?

Le dernier budget, c’est comme de nombreux précédents exercices : beaucoup de blabla et aucune action concrète. Nek koze ek promet. Entre-temps, les marchands de la mort profitent de toutes ces faiblesses et envoient des cargos de drogue tuer nos enfants !
Nos lois ne sont pas suffisamment sévères. Si elles l’étaient, vous pensez qu’il y aurait eu autant de saisies et d’arrestations au jour le jour ? Ou n’est-ce pas parce que justement ces personnes impliquées dans le trafic savent que les lois en vigueur à Maurice ne sont pas sévères qu’elles se permettent d’envoyer autant de mules et de drogues ?
Les trafiquants, je l’ai archi dit et répété, sont extrêmement rusés. Pour les mater, il faut être en avance sur eux et non pas venir avec des solutions panadol !

Venons-en au traitement et l’aspect médical des addictions, car nous n’avons plus seulement affaire au Brown Sugar, désormais, il y a aussi les drogues synthétiques et d’autres substances encore : MDMA, Ecstasy, LSD… Où en sommes-nous ?

Le problème est énorme ! Parce que ce gouvernement n’offre pas assez d’options de traitements aux malades. Qu’est-ce qui explique la décision de donner de la méthadone aux jeunes accros de 15 ans à monter ? Est-ce que certaines personnes ont des Vested Interests dans le commerce de méthadone ? Il n’y a pas une solution miracle; c’est vrai. L’ensemble de la communauté des travailleurs sociaux est d’accord dessus. Mais prôner uniquement la méthadone, ce n’est pas une approche saine.

Oui, la méthadone est un traitement qui donne des résultats, je suis d’accord. Mais là où cela pose problème, c’est dans le suivi. Nous avons plein d’exemples où ceux qui prennent la méthadone continuent à se droguer. Il y a tout un ensemble de mesures, ce qu’on appelle l’encadrement psychosocial qui doit suivre les patients sur la méthadone. Et c’est là qu’il y a un manque cruel.

ela fait plus d’une année que j’ai lancé un défi au ministre de la Santé, Kailesh Jagutpal. Je l’attends toujours. J’ai plein de questions à lui poser. Par exemple, un haut fonctionnaire est venu avouer que le centre que le gouvernement a ouvert à Montagne-Longue, à l’intention des adolescents qui ont des problèmes avec les substances, enregistre un taux de rechute de 80 % ! Est-ce que la décision de donner de la méthadone aux jeunes est liée à cela ?
Pareillement, je lui demande pourquoi et au nom de quelles études, depuis maintenant plus de deux ans, les centres comme le Centre Idrice Goomany (CIG) qui traitait, médicalement, des patients avec des dépendances aux drogues avec des médicaments comme la Tricodéine Phosphate et d’autres médicaments obtenus sur prescription des médecins de l’état, n’ont plus accès à ces médicaments. Pourquoi ? Comment doivent procéder ces travailleurs sociaux ? Avec quels médicaments aider ces patients qui viennent chercher de l’aide et du soulagement ?

Votre mot de la fin

Certainement, ce serait utopique de ma part de croire, comme quand je me lançais dans ce combat, aux côtés des Cadress Rungen et autres pionniers de cette lutte, que nous débarrasserions notre pays de ces poisons. Mais tout au plus, l’État pourrait nous considérer comme de vrais partenaires ; et ensemble, nous ferions de sorte à faire diminuer le nombre de jeunes qui deviennent esclaves des drogues. Nous pouvons et nous devons nous battre pour faire que moins de Mauriciens ne soient piégés.

 

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