Affronter notre humanité : une autre manière de lire « Toufann »

  • Prospero : Li finn fer nou konpran nou erer, li finn donn nesans nouvo desten. Aster bato kapav lev lank.

DANIELLE TRANQUILLE

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En 1977, quand Virahsawmy publiait Li en créole, il mettait en place les prémices d’une carrière de dramaturge, d’essayiste, de romancier, de poète qui allait être saluée tant à Maurice que sur les places littéraires à l’étranger. Li dans sa traduction anglaise, The Prisoner of Conscience, obtint le prix du Concours Théâtral Inter-Africain de Radio France Internationale en 1981. Quelques dix ans après, Virahsawmy récidivait avec un autre grand succès théâtral en créole, Toufann, qui bien vite trouva des échos loin de l’ile et se fit accepté dans le berceau de la littérature postcoloniale des années 80 du siècle dernier pour sa réécriture provocatrice des œuvres de Shakespeare, notamment, La Tempête,  Hamlet et le Roi Lear. 

Dans un ensemble habile de procédés théâtraux de réécriture-traduction, Virahsawmy fait s’entrechoquer sur des registres nouveaux visiblement transgressifs les points de concomitance entre ces œuvres shakespeariennes, n’hésitant pas ainsi à faire se rencontrer Prospéro et Lear, faire remplacer la douce Miranda par la plus volontaire Kordelia, et de donner à Ferdinan le prince dans la Tempête comme conseiller un certain Polonious, et le tout savamment orchestré avec des personnages hautement flamboyants aux noms créoles sonnants et trébuchants, Danmarro et Kaspalto. Toufann, enn fantezi antrwa ak traduit en anglais par Nisha et Michael Walling fut produit sur la scène du Africa Centre en décembre 1999. 

Toufann attira non seulement les amateurs de théâtre mais aussi les critiques littéraires qui voulaient en souligner l’apport certain à la littérature postcoloniale de par son appropriation du théâtre shakespearien, quintessence du théâtre anglais par excellence pour dire une autre réalité, celle des temps d’après l’empire britannique dans une langue de décolonisé. Mais Virahsawmy ne voulait pas que traduire Shakespeare en créole, loin de lui l’idée, il ne voulait pas en faire qu’une adaptation pour un public mauricien ni une réécriture bon marché du théâtre shakespearien. Virahsawmy voulait démontrer plutôt la complexité d’une société pluriculturelle, des jeux et enjeux politiques mais aussi et avant tout la complexité de ce qui constitue notre être profond, notre humanité et le tout en s’appropriant Shakespeare. Oui ! et comme Shakespeare, Virahsawmy pouvait nommer la diversité de comportements et tempéraments humains pris dans des relations tendues, fratricides parfois, ou d’autres, hiérarchisées au point où les subordonnés font tomber les quilles du jeu, mais aussi, la fluidité de l’âme confrontée à des attirances sexuelles hors les normes établies. En somme, en dramaturge accompli, il nous livre tout un maelström de notre ressenti à peine explicable, voire irrationnel à bien des égards.  

En 2004, Virahsawmy accepta une traduction en français sous le même titre que l’original de sa pièce Toufann (1) qui fut présentée au cours d’une journée de réflexion pour marquer la Francophonie à l’université de Maurice. Virahsawmy prit la parole pour rappeler que la Francophonie n’est pas un commerce de camembert. Propos pas très bien reçu par certains qui y virent l’empreinte du plus âpre défenseur du créole mauricien et qui s’étonnaient de sa prise de parole un jour comme celui-là. Mais n’était-ce pas là le but de cette journée offerte aux étudiants de l’université et aux élèves du secondaire invités à réfléchir et à laisser se rencontrer dans un télescopage de langues des pensées qui fondent notre humanité loin des considérations linguistiques qui viseraient la ségrégation. On ne refait pas l’histoire, ni la grande et encore moins la petite mais quel moment de partage ce fut !

Au téléphone, avec Roxanne, après la défaite de Harris aux élections américaines, on se demandait toutes les deux ce qui importait le plus en ces temps de questionnement et je ne sais pourquoi m’est revenu en tête la pièce de Virahsawmy, Toufann. Et je me suis souvenue avoir lu un jour que ce mot, toufann, pouvait cacher la signification latente de tou fane (tout est détruit, cassé, rompu). Même si ce jour-là c’est bien ainsi que j’entrevoyais les choses, je me refusais à une telle interprétation. Après avoir raccroché avec la certitude que nous allions toutes les deux nous astreindre à l’essentiel qui cet après-midi-là voulait dire avant tout pour Roxanne de faire le repas du soir pour sa petite famille et pour moi de retrouver mes copies à corriger.


Les examens n’allaient pas attendre que je finisse mes cogitations philosophiques, certes non ! Et pourtant elles eurent le meilleur de mes intentions très pédagogiques et sans vraiment comprendre pourquoi je me suis retrouvée sur la page de Boukie Banane, ce site d’une importance capitale pour notre patrimoine littéraire mauricien si généreusement mis à la disposition de tous par Virahsawmy. Empreinte virtuelle fragile qui mériterait d’être protégée pour que survive l’œuvre gigantesque d’un des grands de notre littérature.

Toufann. On devrait imaginer une tempête non pas conjurée comme chez Shakespeare par des pouvoirs magiques mais par une forme technologique nouvelle au service de Prospéro. Virahsawmy aurait-il quelque 30 ans plus tôt entrevu la montée en puissance de la technologie qui, aujourd’hui, a envahi nos espaces quotidiens dans ses moindres recoins pour en redéfinir les contours et rendre notre réalité plus virtuelle que vraie parfois. Sur son ile métavers, Prospéro se fait aider par Aryel « enn kolos blon ar lizie ble » et Kalibann le « batar », y vit aussi Kordelia, sa fille qu’il voudrait voir épouser Ferdinan le fils de Lir, celui-là même qui lui a subtilisé son royaume. Coup de maitre d’une revanche finement préparée pendant plusieurs années, mais vite renversé par une force autre, celle qui vient du plus profond de l’être, celle qui n’a de loi que la défiance de tout raisonnement établi et qui seule n’apparait qu’au moment de la réalisation de soi. Et à Prospero de clamer :

Li finn fer nou konpran nou erer, li finn donn nesans nouvo desten. Aster bato kapav lev lank.

Parlant de son ile, Prospéro explique que ce subterfuge aura fait comprendre le vrai sens de leur destin, à Prospéro, lui-même pour qu’il ne se tourne plus vers son passé pour définir son avenir, à Kordelia et Kalibann qui s’apprêtent désormais à assumer le pouvoir dans une alliance politique/amoureuse d’un ordre nouveau et à Ferdinan et Aryel qui auront découvert l’amour autrement (for what love means comme dirait Charles III à d’autres moments de l’histoire de la blonde Albion). Certes, il reste aussi à écrire l’histoire de Kaspalto et Danmarro qui réclament leurs droits. Toufann est riche d’enseignement sur les droits et les devoirs de tout un chacun dans une société plurielle traversée par des secousses de diverses natures et formes mais aussi par une relecture de l’identité sexuelle autre et cela, dans le but de faire émerger ‘a brave new world’. Mais Virahsawmy ne semble pas seulement vouloir faire la leçon sur la construction de ce monde dit meilleur mais il invite aussi à une autre lecture, celle qui conduit à une descente au plus profond de soi avant de larguer les amarres pour ce que demain sera.

On pourrait alors se rappeler Montaigne pour son incessant besoin dans ses Essais de définir dans les moindres détails la fluidité de l’être, sa complexité, car explique-t-il à la suite de Socrate que c’est la seule science possible. Montaigne s’est montré, d’ailleurs, sceptique devant toute possibilité d’une connaissance totale du très proche comme celle d’un impossible ou mystérieux lointain. Ne restait pour lui alors que ce voyage vers ce continent intérieur qui recèle nos espoirs, nos sentiments, nos peurs, nos joies, nos désespérances, autant de mystère que ce qui nous entoure de l’extérieur.

Chemin intérieur

« Connais-toi toi-même », comme un impératif nécessaire avant d’entreprendre la folle aventure de notre existence, avant de lever l’ancre, mais, pas forcément suffisant pour abolir toute confusion, tout questionnement. Virahsawmy nous rappelle que ce chemin intérieur aussi imparfait et difficile soit-il, aussi effrayant qu’il puisse être, quand nous sommes confrontés à nos a priori, mérite d’être entrepris même si la connaissance ne sera que partielle, insaisissable, inatteignable trop souvent.

Reste malgré tout ce besoin de continuer la quête du savoir intérieur et Prospéro finit par le comprendre, malgré lui. Car s’il sait que lors de cette quête on peut être confronté à des circonstances longtemps réprouvées mais qui s’avèrent plus justes, quand contre toute attente, tout plan savamment concocté, Kordelia n’épousera pas Ferdinan mais bien Kaliban. On pourrait même dire qu’à la fin des fins, il y a encore et toujours d’autres recommencements pas forcément annoncés, des obstacles imprévus comme la révolte de Danmarro et de Kaspalto.

PROSPERO : Drol! Depi ventan mo’nn prepar enn senaryo … Li pa ti koumsa ditou.

POLONIOUS : Nanye pa revinn parey. Kapav parey, me si get bien, seki nouvo finn vinn pli for, pli zoli ki seki ansien.

Prospéro sait ou plutôt choisit délibérément de savoir avec toute la force du verbe que tout précepte de vie utile part de soi vers l’autre, pour mieux habiter la place que l’on occupe dans le Tout et dans ce qu’on a en commun avec l’autre, les autres. Prospéro forcé d’abandonner tout projet de vengeance est invité à reprendre sa place dans la communauté, dans son royaume. Ce savoir entrevu n’est pas une contemplation nombrilique béate de qui nous sommes ou pensons être mais serait plutôt un regard objectif qui nous propulse hors de nous pour mieux intégrer la communauté, toute communauté à laquelle nous appartenons.

1) Tranquille, Danielle, Toufann : une fantaisie en trois actes, Port-Louis (Maurice) : 

Educational Production Limited, 2004.  

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