Une ville anglaise. Tôt le matin. Des policiers armés jusqu’aux dents s’introduisent de force dans une maison. À l’intérieur, un couple marié et leurs deux enfants, un garçon et une fille. La panique règne. La mère et la fille sont contraintes de s’allonger sur le sol tandis que le père tente en vain de s’interposer. Les policiers se rendent dans la chambre du garçon, Jamie Miller, treize ans, et l’arrêtent. Les événements s’enchaînent rapidement. Ils conduisent l’enfant au poste de police. On apprend ensuite que Jamie est accusé d’un crime grave : avoir tué une fille, Katie Leonard.
Un scénario a priori banal, à la limite du cliché, mais cette série est techniquement parfaite, une masterclass dans l’art cinématographique, un quasi-chef-d’œuvre. Et, qui plus est, elle ouvre des perspectives de réflexion intéressantes sur nos mondes contemporains.
La série est structurée de façon originale, composée de quatre parties, comparables à des pièces d’un puzzle, apparemment dissemblables, mais qui s’agencent parfaitement. Chaque partie, finement ciselée, entre en résonance avec les autres parties afin de créer une architecture subtile et cohérente, un tout harmonieux.
La partie la plus réussie est la troisième, un huis clos, qui oppose Jamie à une psychologue, Briony Ariston, chargée de l’évaluer. Dans une atmosphère étouffante, elle tente de cerner la personnalité de Jamie, de comprendre ses motivations. Ce dialogue aurait pu nous lasser, mais la construction scénaristique, la force des mots et le talent des comédiens nous tiennent en haleine. L’écriture, tout en nuances, fait ressortir des personnages complexes et profonds, aux prises avec des émotions contradictoires.
Le regard, les interrogations de Briony deviennent les nôtres : on tente tant bien que mal de percer l’opacité d’un être. Qui est donc Jamie ? Une victime de l’emprise des images, un incompris ou une brève incarnation du mal ? Il y a dans ce personnage une dualité, l’enfance avec ses rites innocents et la perversité d’un adulte aux prises avec des pulsions destructrices.
Le jeu des acteurs est remarquable. Ils incarnent d’ailleurs les personnages avec une telle justesse qu’on a du mal à les imaginer hors de ces rôles. Eddie Miller, joué par Stephen Graham, est, par certains aspects, un homme rugueux, mais un bon père et un bon époux, profondément humain. Il n’a pas le verbe facile, il parle d’ailleurs peu, et c’est son visage qui est le théâtre de ses émotions. Ce visage convulsé par le doute quand on arrête son fils, par l’effroi quand il découvre que Jamie est un criminel, dévasté quand il fait le deuil d’une enfance volée. Ce visage qui dit la pluralité d’un être face à l’innommable. On sent le poids, à chaque instant, de son humanité, qui est finalement la nôtre.
Chaque épisode de la série est réalisé en un seul plan-séquence, ce qui requiert une grande virtuosité technique : personne n’a le droit à la moindre erreur. La force de cette technique réside dans le mouvement de la caméra, qui nous fait penser à une danse, qui accompagne les personnages, qui ne les lâche pas. Cela instaure un rythme particulier, fluide, semblable à des vagues incessantes, nous faisant ressentir les pulsations d’une violence contenue et pénétrer dans les labyrinthes du psyché des personnages.
Cette série, étant donné son caractère ambigu, se prête à plusieurs lectures : un état des lieux des failles de la masculinité, une critique de la culture incel ou une analyse de la violence juvénile. Mais nous y voyons avant tout une allégorie de la crise de la modernité. Derrière l’utopie d’une liberté sans limites, de l’affranchissement d’un ordre ancien qu’il faut abolir, se déploient le désarroi et le vide. Tous les personnages sont, à divers degrés, écrasés sous le poids d’un système dont le sens leur échappe. Ils s’efforcent de préserver leur humanité, mais ils sont, au bout du compte, des automates. On est frappé par la vacuité de leurs vies, par le sens absent, par l’absence d’ancrage spirituel.
Ainsi, Jamie, qui est apparemment un enfant comme les autres, est un drogué des réseaux sociaux, et c’est par l’entremise de ces univers du paraître et de la compétition qu’il se métamorphose en meurtrier. Cette métamorphose n’est-elle pas finalement la condition de l’homme contemporain, désormais prisonnier de technologies prétendument émancipatrices mais qui ne le sont pas ? N’est-elle pas un prélude à notre devenir, à la fusion de l’homme avec la machine, non dans une perspective de liberté, mais dans de nouvelles formes d’asservissement ?
Nous sommes au seuil d’un nouveau monde, celui où le génocide est normalisé, où le mal se mue en spectacle sur nos écrans, ou on assiste à la brutalisation de la nature, de l’homme, à son atomisation, ou l’individu vacille sous le poids d’un dispositif qui en fait l’objet de nombreuses violences, économique, politique ou militaire. ‘Adolescence’ nous renvoie à une question essentielle : qu’est devenu l’humain ?
Il faut être lucide concernant ces films et séries produits par des conglomérats de l’image. Ce sont des entreprises capitalistes dont l’objectif principal est la rentabilité. On ne peut donc s’attendre à un contenu véritablement subversif, qui remette en question l’idéologie dominante.
La subversion est hors du système. Et il est clair qu’Adolescence est du divertissement et qu’elle n’échappe pas à un discours qui est dans l’air du temps : identity politics. Elle se distingue cependant de la logorrhée des images convenues et insipides sur Netflix et d’autres plateformes.
Elle nous enseigne qu’à l’ère des urgences existentielles, l’art est possible, ce qui signifie que l’humain est possible.
UMAR TIMOL