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Géopolitique : les arcanes de l’indépendance

Quand le quadricolore remplace l’Union Jack au Champ de Mars, ce 12 mars 1968, Maurice vit dans une ambiance particulière. Les blessures des bagarres raciales sont encore vives, alors que le monde passe par de grands bouleversements. Les historiens Vijaya Teelock et Jocelyn Chan Low reviennent sur cette période où la jeune Shirin Aumeeruddy s’installait déjà dans les premières loges pour contribuer à l’émancipation d’une nation où tout est hautement politisé.

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12 mars 1968, Champ de Mars. L’Union Jack descend du mât; le drapeau quadricolore flotte dans le ciel comme dans les cœurs mauriciens, libérés du joug colonial. Un moment hautement symbolique, alors que grondent les échos de violents conflits dans des quartiers de Port-Louis. Plus d’une vingtaine de morts dont certains sauvagement assassinés, des centaines de blessés et des gens qui préfèrent s’exiler.

Cinquante ans plus tard ressurgissent des vérités pas toujours bonnes à dire. Occultées pour des raisons politiques et géopolitiques insoupçonnées, motivées par des considérations financières et stratégiques en vue de prévenir un éventuel rapprochement avec l’ex-URSSS. Des hommes du PCR (Parti Communiste Réunionnais) ont pris position, à un moment, sur l’estrade du Parti Travailliste (PTr). Le rapprochement avec le Parti Mauricien Social Démocrate (PMSD) de Duval n’est en effet pas le fruit du hasard…

Ramgoolam ou Duval.
La gestion du pays à l’époque revenait cher à l’administration britannique. Elle se désengageait de ses colonies. Maurice s’émancipe sous l’impulsion initiée par Seewoosagur Ramgoolam, entre autres. Le général de Gaulle a joué un rôle important dans l’accession à l’indépendance et au niveau du développement économique du pays. La géopolitique tiendra en effet une place cruciale, révèle l’historien Jocelyn Chan Low.
Les mythes et les stéréotypes sont légion, souligne l’historienne Vijaya Teelock. L’histoire de Maurice à cette époque ne permet pas de se prononcer clairement sur un positionnement populaire affirmé. Les élections d’août 1967 ne constituent pas un référendum enjoignant les Mauriciens à voter pour ou contre l’indépendance. Il s’agit davantage de voter pour Gaëtan Duval ou pour Seewoosagur Ramgoolam, pour un Premier ministre hindou ou pour un PM créole.

Le communalisme poussé à son paroxysme.
Il est erroné d’affirmer que 44% des Mauriciens étaient contre l’indépendance, en raison du vote favorable au PMSD lors des élections de 1967, nuance Vijaya Teelock. Car aucune étude scientifique à ce propos ne fut menée à l’époque. “Je crois que Duval a induit beaucoup de gens en erreur. On fustige par ailleurs les créoles d’alors d’avoir voté contre l’indépendance. Or, ce n’est pas vrai du tout. Seulement une élite créole était contre, mais pas la masse.” Un vote pour Duval n’équivalait donc pas à un vote contre l’indépendance, dans ce climat social tendu et sous-tendu par la peur.

Présence militaire britannique.
Une certaine élite choisira l’exode, après l’accession de Maurice à l’indépendance. Une élite jusque-là en position de pouvoir public, et disposant de moyens pour émigrer, notamment en Afrique du Sud, en Europe et en Australie. Ceci dit, en l’absence d’études scientifiques, l’on ne peut rien affirmer avec une absolue certitude, met en garde Vijaya Teelock au sujet des vagues de départs survenus au lendemain de l’indépendance. Essentiellement des “gens de couleurs”, à l’époque, employés dans la fonction publique sous administration britannique.
Shirin Aumeeruddy a 19 ans lorsque l’île devient indépendante. Elle vient de terminer ses études secondaires et participe directement aux fêtes données dans le cadre de l’indépendance. Elle est alors parmi les quatre filles, outre les garçons, chargées d’accompagner les personnalités étrangères invitées pour assister à la cérémonie officielle. La jeune Shirin accompagne dans ses déplacements une députée indienne, issue de Bombay, et se retrouve en première loge des célébrations.

Elle se souvient des soldats anglais dans les rues, venus endiguer les tensions ethniques des échauffourées survenues en région portlouisienne. “Mon père a beaucoup hésité avant de me permettre d’accompagner cette députée, mais le gouvernement a assuré qu’un policier serait avec nous dans la voiture à chaque sortie. Mais mon père m’attendait chaque soir jusqu’à fort tard.” Les échos des émeutes raciales et des barricades se font entendre au loin. Beau Bassin est calme, comme ailleurs. Rien à signaler dans le secteur, hormis la rassurante présence militaire britannique.

 

État d’urgence.
Dire que 44% des Mauriciens étaient contre l’indépendance n’est pas une évidence, si l’on en croit Shirin Aumeeruddy-Cziffra. Il importe de ne pas confondre positionnement politique et désir d’émancipation. Notre interlocutrice a choisi de rester à Maurice lorsque la proposition de s’expatrier s’est présentée. “C’était pour moi un choix très fort que de rester à Maurice. J’avais la possibilité de vivre en France, comme mes frères et sœurs. J’ai choisi de rester dans mon pays car, au fond de moi, j’ai toujours pensé que je devais faire quelque chose pour ce pays.” Elle s’engagera donc pour la cause féminine et en politique et prend position sur plusieurs sujets sociaux depuis un demi-siècle.
Un optimisme affiché malgré les difficultés économiques et le chômage d’un pays condamné à l’échec par James Meade, éminent économiste anglais. Celui-là s’est trompé sur la bonne étoile du pays. Maurice fera des progrès énormes grâce au quota sur le sucre, le textile et à l’hôtellerie.

24 janvier 1968. Un détachement d’environ 200 soldats britanniques débarque, suivi de 293 marins chargés de rétablir l’ordre. État d’urgence décrété par le gouverneur général, Sir John Shaw Rennie. Un meurtre à Cité Martial, suivi de répliques sanglantes, est monté en escalade par des gangs rivaux (proches des politiques) jusqu’au point de non-retour. Port-Louis n’est plus sûr; le pays doute. Un couvre-feu est instauré, des maisons sont incendiées. Ces événements auront durablement entaché le tissu social.

Les tensions communales sont ressenties à la veille du 12 mars. La princesse Alexandra ne viendra pas. Selon le protocole, aucun membre de la famille royale ne peut effectuer de déplacement lorsque l’armée est on operation. Seewoosagur Ramgoolam a les larmes à l’œil lorsqu’on lui annonce ce désistement. Il a voulu tout renvoyer. Jocelyn Chan Low cite le défunt réalisateur, Sylvio Hécube, chargé de couvrir les événements pour la télévision locale. “Il m’a dit que tout le staff avait peur, et craignait des affrontements à la cérémonie du drapeau au Champ de Mars.”

“Tout le monde avait peur”.
Le PMSD boycotte la cérémonie. Gaëtan Duval avait auparavant effectué un walk-out à l’Assemblée pour signifier son désaccord. Il laissera comprendre sur l’estrade d’un meeting que si c’était possible, il ferait une révolution. Le leader des bleus est traîné en cour (fin 1967) pour avoir proféré ces propos en public, rappelle Jocelyn Chan Low. Duval argumentera plus tard qu’on ne peut célébrer lorsqu’autant de victimes sont dénombrées.
La bagarre raciale a en effet occasionné plus de 29 morts et des centaines de blessés dans les camps rivaux. Tout un arsenal d’armes artisanales circulait à l’époque, notamment auprès des gangs de Port-Louis (Mafia, Texas, Istanboul), spécialisés dans le trafic de drogues, le racket et la prostitution, selon les rapports de police.

Ce climat explique pourquoi la cérémonie d’indépendance s’est tenue à midi, au lieu de minuit, comme c’est le cas d’ordinaire. La tension dans les rues suscite une division dans des sphères plus feutrées. Le pouvoir politique d’un côté; de l’autre, un pouvoir économique incarné par la communauté blanche. “Tout le monde avait peur”, s’exclame notre interlocuteur à propos des répercussions des bagarres raciales. Se voulant rassurant, la première sortie de Ramgoolam dans le costume du Premier ministre de l’île Maurice indépendante est une visite officielle au Mauritius Turf Club (MTC).
Or, soutient Chan Low, si une personne est à la base du succès mauricien, cette personne est le général de Gaulle, qui a imposé la coalition PTr-PMSD.

Le général a eu comme Premier ministre à un moment Michel Debré, député de La Réunion. Un autre député, Paul Vergès, du Parti Communiste Réunionnais (PCR), fera le déplacement et prendra la parole à un meeting du Parti Travailliste pour réclamer l’indépendance.

De nouveaux défis.
Dans un contexte de Guerre Froide, Charles de Gaulle craignait que notre indépendance ait un effet de contagion sur La Réunion. Le général redoutait un rapprochement entre Maurice et l’Union soviétique en cas d’appauvrissement sévère après l’indépendance. La France aidera donc financièrement Maurice – sous condition d’une coalition PTr-PMSD, gage de stabilité – à travers le marché commun, garantissant le prix du sucre et du textile à un taux préférentiel pendant trente ans. Un investissement sinon une manœuvre stratégique favorable au “miracle économique”.

Cinquante ans après l’indépendance, de nouveaux défis attendent l’île Maurice. Notre pays étant un petit État insulaire, soumis à des vulnérabilités et des dérèglements sur le plan climatique et environnemental, doit trouver des réponses efficaces à cette problématique. Le développement en cours ne doit pas être seulement urbain, mais aussi tenir compte de l’humain, car le pays n’est toujours pas venu à bout de la pauvreté et des détresses humaines dans la société.

Réduire l’écart entre riches et pauvres constitue un des grands chantiers à mettre en œuvre, souligne Shirin Aumeeruddy-Cziffra.

Entre-temps, une autre puissance étrangère lorgne les territoires stratégiques et potentiellement militaires qu’offre le territoire outre-mer mauricien. Sera-ce le prix du développement dans les années à venir ? L’Histoire le dira un jour aux générations suivantes de Mauriciens libres et, souhaitons-le, réellement indépendants…

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