Ce rappel des principaux événements de février 1999 avait initialement été publié dans l’édition 629 de Scope, en 2001. Il y a eu l’annonce de la mort de Kaya, suivi par une explosion de colère contre la police, l’État, les symboles du système. Sont ensuite venus les scènes de pillages, les attaques à caractère communal et d’autres troubles. Ces événements avaient plongé le pays dans un traumatisme profond. La rumeur l’y avait davantage enfoncé. Une autre facette de Maurice avait été révélée. Elle avait surpris, interpellé, démontré des lacunes, fait peur. Personne n’avait pu rester indifférent. Certaines blessures ne se sont jamais refermées, des cicatrices sont toujours visibles.
Ce “février noir” a marqué un tournant dans l’histoire du pays. D’où notre choix de revenir sur cet épisode à travers les témoignages recueillis à l’époque. Quelques précisions ont été ajoutées pour permettre de mieux situer certains événements et leur contexte.
Dimanche 21 février 1999
Cette journée dominicale, Véronique Topize choisit de la passer avec ses enfants. Les jours précédents, elle avait eu peu de temps pour eux. Elle avait eu à faire des démarches dans l’espoir de faire libérer son époux sous caution. Joseph Réginald Topize, dit Kaya, avait été interpellé à son domicile à Beaux Songes, le jeudi 18 février. Emmené aux Casernes centrales, il avait admis avoir fumé du gandia le 16 février. Ce mardi-là, en fin d’après-midi, il était monté sur l’estrade à la rue Edward VII à Rose-Hill avec une cigarette artisanale aux lèvres. C’était dans le cadre d’un meeting en faveur de la dépénalisation du gandia organisé par le Mouvement Républicain de Rama Valayden. En ce jour de congé public, une grande foule avait fait le déplacement pour le concert-meeting animé par des artistes et des personnalités. Dont des trafiquants et des militants. Le lendemain, la presse mentionnait que du gandia avait été fumé en public dans l’indifférence de la police lors du meeting. L’affaire avait fait polémique, la police avait réagi et arrêté dix personnes pour interrogation. Niant les accusations, neuf des suspects avaient été libérés. Un autre, dicté par ses convictions, avait décidé d’assumer. Kaya se retrouvait ainsi au Line Baracks Detention Centre, dit Alcatraz. La caution avait été fixée à Rs 10,000. Sa famille et des amis artistes ont aussi tenté de s’organiser pour réunir la somme. Mais il était déjà vendredi après-midi. Les guichets de la Cour avaient été fermés pour le week-end. Lundi, Kaya devrait être libre.
Nouvelles. Ce dimanche matin, Lalida et les enfants de Kaya, Lumia et Azaria, quittent la maisonnée en bois et tôle à Beaux Songes, tôt. Ils prennent l’autobus pour Flic en Flac. Le temps est clément. Les enfants passent un bon moment. Vers 12h, alors que la famille déjeune, un des neveux de Véronique Topize vient l’informer d’un problème : “Il me dit que Kaya est malade et se trouve à l’hôpital.” Comme il lui est demandé, elle prend aussitôt ses enfants et se rend chez sa belle-sœur à Beaux Songes. Là, elle voit les uns en larmes, les autres affairés à recouvrir l’argentier – ce qui est généralement fait en cas de deuil : “Je commence à comprendre, mais je me refuse d’admettre.” Dans son entourage, personne n’ose lui annoncer la nouvelle. Quittant ses enfants avec la famille, elle se rend à l’hôpital Candos. C’est là que se trouve Kaya.
Rumeurs ? À Baie du Tombeau, c’est à peu près au même moment que Lindsay Morvan reçoit le premier d’une longue série d’appels téléphoniques. On lui dit que Kaya est mort. “Je croyais que ce n’était qu’une fausse rumeur.” Travailleur social actif de Roche Bois, Lindsay Morvan était un ami de Kaya. Ils avaient grandi dans la même région et avaient développé la même passion pour la musique. Quelques jours auparavant (le 12 février), Lindsay Morvan était, lui, dans la marche organisée contre la dépénalisation du gandia tenue à Port-Louis. La nouvelle de la mort du chanteur arrive aux oreilles de Pierre Cangy, qui habite cité Ste-Claire à Goodlands. À cette époque, pas de radios privées pour diffuser l’information, que tait la MBC. Néanmoins, au gré des coups de téléphone et du bouche à oreille, la nouvelle se répand à travers l’île rapidement. Chacun a ses déductions, sa compréhension du drame, ses commentaires… Maurice tranche.
Lindsay Morvan et Pierre Cangy obtiennent confirmation du drame. “J’ai ressenti un grand frisson. C’était avant tout un ami. En même temps, je me suis dit ki sa kapav provok enn grand dife”, dit Pierre Cangy. C’est un autre sentiment qui anime Lindsay Morvan : “J’étais révolté contre les organisateurs du concert en faveur de la dépénalisation qui avaient la responsabilité de le faire sortir de prison. J’étais aussi révolté parce qu’il s’agissait d’une autre personne qui trouvait la mort en cellule. La situation était telle que dans la perception, un jour en cellule symbolisait une condamnation à mort.”
Ce matin-là, c’est en effectuant une ronde de routine qu’un des trois policiers de garde à Alacatraz avait découvert le corps sans vie d’un détenu dans la cellule No 6. Kaya était mort dans la nuit. Plus tard, en cour, un témoin affirmera qu’il avait été battu par un policier. Il racontera aussi que Kaya avait souffert de diarrhée, de vomissements et de malaise durant son incarcération. Ce dont on est sûr, c’est que le chanteur est mort lorsqu’il était sous protection policière.
Morgue. Il est presque 15h quand Véronique Topize arrive à l’hôpital de Candos. Elle ne va pas vers les services habituels. Mais tout au fond de la cour. À la morgue. Véronique Topize ne peut plus nier l’évidence. Face à elle, sur une civière en métal, le corps de son mari qui vient d’être autopsié. Kaya n’est plus. “J’ai crié. J’ai eu un grand choc. Je lui ai dit : “Ki zot inn fer twa papi ?” La femme est effondrée. Rien ne l’avait préparée à ce drame. Dehors, une petite foule attend. Parmi, des policiers, des proches de Kaya, des artistes et des membres du MR. Ces derniers se montrent quelque peu hostiles envers les rares membres de la presse présents.
Rose-Hill. Véronique Topize quitte les lieux et se rend à Beaux Songes pour récupérer les documents nécessaires aux démarches administratives. Une tâche encore plus rude l’attend : elle doit annoncer aux enfants que “Papi” n’est plus. Un petit cortège de véhicules quitte l’hôpital et traverse La Louise et Quatre-Bornes où cet après-midi dominical continue encore normalement. Enveloppée dans des draps blancs, la dépouille de Kaya est transportée jusqu’au QG du MR à Rose-Hill. Des banderoles et des affiches ont déjà été placées. Ailleurs, des slogans appelant le public à réagir sont enregistrés dans un studio pour être diffusés par des voitures équipées de haut-parleurs. Dans le centre, des chaises ont été disposées dans la cour, la foule commence à arriver. Un costume marron est enfilé sur le chanteur, qui est préparé à être exposé dans une salle. Aux fenêtres, des yeux observent. Ils sont rouges de tristesse et de colère. Rama Valayden revient, lui, de Rodrigues. Après son meeting, il s’y était rendu pour des vacances.
Lorsque Véronique Topize arrive au centre, le Dr Modun analyse le corps de son époux. “J’étais dans un état où je ne pouvais prendre aucune décision. Ti pe pran mwa, ti pe amenn mwa isi, laba. Je ne réalisais pas ce qui m’arrivait. En même temps, je me reprochais de n’avoir pu faire libérer Kaya.” À Rose-Hill, la colère monte.
Roche Bois. Quand Véronique Topize arrive à Roche Bois, les premiers troubles ont déjà commencé. “Cela a été un nouveau choc pour moi, il y avait du désordre dans la rue.” Ici comme ailleurs, l’opinion publique a conclu que Kaya a été victime de brutalité policière. La colère de ceux qui sont dans la rue est dirigée contre la police et les symboles de l’État. Le poste de police de Roche Bois, des lampadaires et d’autres infrastructures commencent à être lapidés. Averti des troubles vers 18h, Lindsay Morvan remarque une forte présence de gens n’habitant pas la région. “J’ai parlé à l’un d’entre eux, il m’a dit venir de Malherbes et qu’il était ici en signe de solidarité.” Des émeutes ont aussi commencé dans le centre de Rose-Hill. “Pour moi, c’était l’explosion d’une frustration accumulée. C’était une révolte contre l’exclusion et contre le traitement des détenus en cellule.” Il y avait aussi la réputation de l’auteur de Mo pep to rasinn pe brile et de l’aura qui l’entourait. Kaya était un artiste aimé et respecté.
Espoir. À Port-Louis, la nuit est tombée. Allongée sur un établi dans le garage de son beau-frère, Véronique Topize n’arrête plus de pleurer. “C’est à ce moment que j’ai réalisé que Kaya n’était plus.” Des images lui reviennent en tête. Elle se souvient qu’en 1994, son mari lui avait dit qu’il mourrait jeune. “Il m’avait parlé des vœux qu’il voulait que je réalise à sa mort. J’avais donc un devoir envers lui. Il fallait que je respecte ses désirs. C’est ce que j’ai fait. Une autre fois, il m’avait aussi prédit qu’à sa mort, “get beze ki pou arive, tou dimounn pou plis revolte.” Peu de policiers sont présents dans les rues à ce moment. Lindsay Morvan juge déjà la situation incontrôlable. Il garde cependant espoir que les autorités parviendront à maîtriser les choses quand il rentre chez lui vers 21h.
À Vacoas, une alarme résonne. Ce n’est pas un exercice cette fois. De faction, la Compagnie C de la SMF est sommée de s’organiser. Les hommes prennent le matériel, embarquent dans les jeeps, direction Port-Louis. D’autres unités de la police sont présentes quand les soldats mettent pied à terre non loin du rond-point de Roche Bois. Pour leur faire face, des manifestants ont ouvert les portes de la quarantaine et des bœufs ont été dirigés contre les membres des forces de l’ordre. Une pluie de pierre s’abat sur eux. À côté, des cocktails Molotov sont lancés vers le poste de police de Roche Bois. Le bâtiment de même que les véhicules et des motos appartenant aux policiers en service sont incendiés. Personne n’y peut rien. Un des membres de la Compagnie C est blessé. L’unité riposte en faisant usage de gaz lacrymogène. Elle garde sa position, les soldats passent la nuit sur les lieux.
Lundi 22 février
Peu après 7h, Lindsay Morvan ne peut que constater les dégâts sur l’autoroute au niveau de Roche Bois. Les forces vives de la région s’organisent. Le nombre d’émeutiers n’aura fait que s’accroître pendant la soirée et les esprits sont surchauffés. Munies d’un porte-voix, les forces vives tentent de leur faire entendre raison. “Nous leur avons dit que nous comptions obtenir des autorités qu’une enquête soit lancée pour faire la lumière sur les circonstances de la mort de Kaya.” Mais aucun argument ne tient. Vers 9h, une deuxième équipe de la Compagnie C est dépêchée vers Roche Bois pour la relève. Les hommes avancent. Des pierres leur sont lancées par les émeutiers, qui bloquent la route de l’autre côté. Derrières leurs boucliers, les soldats ripostent avec du gaz lacrymogène. Mais personne ne cède. “C’était presque un tug of war entre les soldats et les émeutiers”, dit Lindsay Morvan. Le gaz lacrymogène envahit l’air, qui devient irrespirable.
Tirs. Quelques pas plus loin, sur le rond-point vers le Port Franc, la situation est tendue. En sus de gaz lacrymogène, l’unité de la SSU présente fait usage d’armes à feu. Trois des officiers sont armés de fusils antiémeutes à chevrotines. Plusieurs personnes sont touchées par des pellets. Parmi les émeutiers, des hommes, des femmes, des adolescents et des enfants. Ceux de la première rangée sont protégés derrière des feuilles de tôle. Alors que l’un des officiers en charge lit son journal dans l’une des jeeps, les hommes agissent à leur guise. Il sera plus tard dit en cour qu’un nombre excessif de cartouches de gaz et de balles avait été utilisé par cette unité à ce moment. Le tout, sans contrôle. Aussi sur les lieux, Lindsay Morvan se souvient : “Cela se faisait n’importe comment. Vers 10h, alors que nous tentions de parlementer avec les responsables, un policier a même levé son fusil en ma direction pour me tirer dessus. Heureusement que Georges Christophe et Philippe Fanchette l’ont arrêté à temps.”
Berger. Le chanteur Berger Agathe avait, lui, tout tenté pour noyer son chagrin. Kaya, cet ami qu’il chantait dans l’une de ses chansons, était mort. Vers 11h, torse nu, les bras levés vers le ciel, il sort d’une ruelle, criant vers les policiers d’arrêter de tirer et de s’en aller. Berger Agathe est alors derrière la rambarde de sécurité, à plusieurs mètres de la route et ne peut représenter un danger. Sur l’autoroute, en le voyant, l’un des policiers met un genou à terre, épaule son arme, vise et tire. Un témoin raconta avoir vu Berger Agathe décoller du sol pour retomber plus loin en arrière. Selon les Standing Orders de la police, en cas d’émeutes, c’est vers le sol que doivent être tirées les chevrotines. De manière à ce que les billes de plomb ricochent pour ne causer que des blessures légères, mais dissuasives, au niveau des jambes principalement. C’est à bout portant que le policier – dont l’identité ne sera jamais dévoilée – a tiré sur Berger Agathe. Il est touché de 62 billes (sur 100) dans la partie supérieure du corps. Le chanteur compte d’innombrables blessures à la gorge, jusqu’aux parties génitales. Saignant abondamment, Agathe est transporté au Centre Communautaire de Roche Bois.
Le calme. Alors que Lindsay Morvan arpente la rue, à la recherche d’un véhicule pour faire transporter Berger Agathe à l’hôpital, Véronique Topize répond aux témoignages de sympathie. Plusieurs appels proviennent aussi de l’étranger. “J’étais comme dans un état second. Je n’entendais pas ce qu’on me disait.” Plus tard, raconte-t-elle, Rama Valayden lui aurait expliqué qu’il était nécessaire qu’elle lance un appel au calme à la radio. “Sans qu’on me demande mon avis, je me suis retrouvée dans une voiture en direction des Plaines Wilhems.” Quand elle traverse les portières de Clarisse House, Véronique Topize ne réalise toujours pas que le Premier ministre l’attend au bout de l’allée. Ce dernier lui présente ses sympathies et lui promet que la lumière sera faite sur cette affaire. Dehors, une équipe de la MBC l’attend pour son message. Quand Véronique Topize regagne Roche Bois, la voiture à bord de laquelle elle se trouve est stoppée. Les émeutiers s’en prennent à Rama Valayden, qui s’y trouve aussi. L’épouse de Kaya quitte le véhicule pour être ramenée chez son beau-frère sur une moto que pilote le chanteur Cololo Lemaître. “Ti kouma dir enn siklonn sek qui finn pase. Partout, ce n’était que ruines. Même le ciel était noir.” Des pneus brûlent un peu partout. La nouvelle des émeutes arrive jusqu’à Goodlands. Mais Pierre Cangy ne s’inquiète pas pour son village. Dans la matinée, son épouse range des bouteilles de boissons et des confiseries sur les étagères de la tabagie familiale.
Blessures. Une autre triste nouvelle attend Véronique Topize quand elle apprend l’état dans lequel se trouve Berger Agathe. Lindsay Morvan et d’autres membres des forces vives sont présents aux côtés de ce dernier au centre communautaire. Les démarches pour une ambulance sont vaines. Plusieurs blessés hésitent aussi à se rendre à l’hôpital, de peur d’être arrêtés, même quand la garantie formelle est obtenue du Premier ministre. Finalement, Berger Agathe sera transporté dans une voiture vers l’hôpital de Candos. Le médecin de service constate qu’il a déjà rendu l’âme. Cette confirmation, Lindsay Morvan l’obtient de la police vers 19 h. “J’ai aussi entendu dire que Rama Valayden était venu annoncer la nouvelle sur le terrain de football de Roche Bois.” Jusqu’alors, la situation, bien que tendue, était calme. Vers 18h, les hommes de la Compagnie C se rendent à tour de rôle dans les jeeps pour dîner. Plus tôt, ils avaient reçu la visite des hauts gradés. “Ils sont venus et sont repartis aussitôt”, confie l’un des hommes.
Molotov. À Roche Bois, la nouvelle se propage. Un homme sort d’une ruelle et lance aux passants : “Prepar ros, koktel Molotov, frer Berger inn mor.” En quelques minutes, une troupe décidée et armée le suit. Vers 20h, les hommes de la Compagnie C sont alertés par des coups répétés contre les lampadaires. C’est le signal d’attaque des émeutiers. Cette fois, la compagnie se retrouve en situation délicate. Elle subit des attaques de face et sur le flanc droit. Plusieurs hommes sont touchés par des pierres. Les émeutiers, nettement mieux organisés, s’abritent derrière des feuilles de tôle improvisées en boucliers. Des gonis trempés sont jetés sur les cartouches de gaz. Du renfort est demandé auprès de la division blindée de la Mobile Wing. Mais la compagnie est contrainte de patienter. Une trentaine de cartouches de gaz sont utilisées et le stock commence à s’épuiser. L’unité bat en retraite une première fois avant de reprendre position. La région de Roche Bois est méconnaissable. Les émeutiers tiennent la route de l’autre côté du rond-point. Des feux ont été allumés sur la passerelle. À la route Nicolay, l’image est surréaliste. Dans un épais brouillard de fumée noire, des pneus sont roulés des ruelles pour être brûlés aux intersections. L’hélicoptère de la police, le Fenec, survole les lieux, le faisceau de son puissant projeteur balayant la rue. Au loin, un gyrophare tourne en rond. Il s’agit d’un véhicule de la police qui tente de sortir d’un barrage.
Retraite. Des responsables de la police, de l’armée et les conseillers du PM en matière de sécurité sont présents. S’ils restent loin des affrontements, ils se disputent sans cesse. Des blindés sont emmenés. Parmi, un canon à eau. On insiste auprès du conseiller Nandy que l’usage de l’eau est peu approprié, elle rend le gaz inutile. Il persiste, envoyant le char au-devant des émeutiers. Le jet d’eau qui s’échappe ne dure que quelques secondes. Le canon est défectueux. Encouragés, les émeutiers renforcent l’attaque. Tous les effectifs battent en retraite. Auprès des hommes de la Compagnie C, c’est la débandade, les émeutiers sont sur eux. L’un des soldats est agrippé à la cheville et un cocktail Molotov l’atteint en plein visage. Heureusement, l’engin n’explose pas. Ce n’est qu’au niveau de la station d’essence que la troupe se réorganise et fait le décompte. Tous sont présents. En sus des nombreuses blessures, le moral de la troupe est à zéro. Vers 23h30, Shattock, conseiller spécial auprès du PM, est aussi là. Alors que les chefs se disputent, l’unité de la SSU, postée devant le poste de police, envoie des fusées de détresse. “Tini tini, ranfor pe vini”, leur répond-on au téléphone. L’un des deux blindés au cœur du combat est à ce moment pris d’assaut, les émeutiers tentant de l’incendier. Ses occupants s’abritent en arrachant les sièges du véhicule, qu’ils placent contre les vitres. Exténués, les hommes de la Compagnie C s’accordent une pause. Ils se partagent un paquet de Cream Crackers et deux bouteilles d’Eski. Quand les hommes se réorganisent, les émeutiers se sont déjà dispersés.
Des émeutes ont aussi éclaté dans les autres villes et dans plusieurs villages. Les manifestants s’en sont pris aux bâtiments du gouvernement, à des stations-service, à des commerces. Une autre frustration commence à prendre forme.
Mardi 23 février 1999
À la demande des proches, Lindsay Morvan prend contact avec Jean-Marie Richard, qui a demandé au Dr Rey d’assister à l’autopsie. Habitant non loin de là, comme tous les matins, le sergent Deven Sunnassee accompagne son épouse à l’arrêt d’autobus pour qu’elle se rende sur son lieu de travail. Ses enfants ne vont pas à l’école à cause des émeutes. Il reprend du service au poste de Quatre Bornes et fait plus tard un saut chez lui pour déjeuner.
Véronique Topize se rend pour sa part à l’hôpital du Nord et insiste pour avoir accès à la morgue où se trouve alors le corps de Kaya. Appelé de La Réunion, le Dr Ramstein vient de terminer la contre-autopsie de Kaya et un infirmier recoud le corps. Ce dernier l’aide à revêtir Kaya de son dernier costume. “Avant d’être arrêté, Kaya avait réchauffé son petit-déjeuner. Pour moi, cela signifiait qu’il allait revenir. C’est pourquoi j’ai insisté qu’on emmène son corps chez nous, avant d’aller à Roche Bois.” Le cortège passe par Calebasses pour se rendre au village.
Présidence. La tension est vive à Roche Bois. Contre tous les avis, Cassam Uteem, alors Président, décide d’aller à la rencontre des forces vives à l’église de Roche Bois. La discussion est sincère. Dans des régions comme celle-ci, il y a des priorités qui n’ont pas été prises en considération. La frustration venait d’exploser. Des engagements sont pris, un espoir apparaît, alors que le Premier ministre reste, lui, silencieux. Cette réunion terminée, Cassam Uteem se rend chez Reynald Collet, le frère de Kaya, pour rencontrer ses proches et ses enfants. “Eski zot ousi zot zwe lamizik ? Zot zwe lagitar ?”, demande-t-il à Azaria et à Lulia, tout en leur souhaitant du courage. Ici, comme plus tard à Candos et ailleurs, en intervenant directement sur le terrain, Cassam Uteem contribuera grandement à faire baisser la tension. “Si ena enn landrwa dan pei kot mo pa kapav met lipie, vomie mo nepli Prezidan”, répond-il à ceux qui tentent de le dissuader de se rendre dans les zones de troubles pour des raisons de sécurité.
C’est à 13h que la Compagnie C reprend du service ce jour-là. Elle se rend directement à Curepipe où les locaux de la CWA et des magasins sont en flammes. À Grande Rivière, les émeutiers attaquent la prison à coups de cocktails Molotov et en faisant exploser des bonbonnes de gaz. La porte de la prison est enfoncée à l’aide d’un fork lift. Plus de 200 prisonniers sont libérés, les gardes-chiourmes prennent la fuite, déguisés en prisonniers.
Après une halte d’une heure à Beaux Songes, le cortège funèbre de Kaya reprend la route vers Port-Louis. Des motocyclistes sont envoyés à l’avant pour déblayer la route. “Nous avancions pouce par pouce. Il y avait un nombre impressionnant de personnes qui venaient voir. Certaines déposaient des fleurs sur le corbillard”, raconte Véronique Topize. À Bambous, trois jeunes en sang sont transportés vers le cortège. Ils sont embarqués dans deux véhicules. Michel Laurent, 22 ans, et Leemaul Goustia, 18 ans, touchés par des balles policières, rendent l’âme avant d’arriver à l’hôpital de Candos.
Vers 16h, le sergent Deven Sunnassee, qui se trouve devant le poste de police de Quatre-Bornes, est pris d’un malaise et s’effondre. Des centaines de personnes s’attaquent au même moment au poste. Des pierres sont lancées en direction des policiers. Selon l’un de ses collègues, le sergent Sunnassee se plaint de violentes douleurs à la poitrine. Ces derniers demandent au sergent d’aller se reposer à l’intérieur. Dans le poste, les douleurs de Deven Sunnassee s’accentuent. Il sort pour demander de l’aide, mais tombe sur les marches. Un groupe de policiers le place dans une voiture pour le conduire à l’hôpital de Candos. Mais les routes sont bloquées. Un détour est nécessaire, le sergent rend l’âme en voiture vers 17h30-18 h.
À Roche Bois, il est 19h quand arrive le cortège funèbre de Kaya. Pendant ce temps, à Goodlands, Pierre Cangy entend du bruit provenant de la route principale et sent une odeur de caoutchouc brûlé. “Pour moi, il ne s’agissait que de quelques jeunes qui faisaient du désordre.”
Cela fait alors plus d’une heure depuis que les émeutiers ont commencé à s’en prendre aux commerces situés au Colline Commercial Centre. Des magasins sont incendiés. Ici, comme à Camp Levieux, les murs des banques sont enfoncés et les ATM sortis. Vers 19h30, Mme Sunnassee reçoit à nouveau un coup de téléphone. Son frère, qui est à l’hôpital, lui annonce : “Deven is no more.” Elle ne comprend rien ou plutôt ne veut pas croire que son époux est mort. Le décès est attribué à une crise cardiaque, ce qui rend perplexe son épouse, qui demande une autopsie. Plus tard dans la soirée, tandis que Mme Sunnassee commence à recevoir proches et amis venus lui présenter leurs sympathies, Véronique Topize fait de même sur le terrain de foot de Roche Bois. De nombreuses personnes défilent devant le corps de Kaya, qui repose dans une boîte vitrée. Ailleurs, la tension persiste.
Appelée d’urgence au poste de police d’Eau Coulée, la Compagnie C est, à ce moment, une fois de plus sur le pied de guerre. Face à elle, des centaines de personnes particulièrement excitées qui tentent de détruire le poste de police. La Compagnie se place en travers de la route. Des pierres lui sont lancées, elle riposte avec du gaz lacrymogène. À un moment, deux 2×4 volés d’un entrepôt du voisinage sont incendiés et lancés sur les soldats. Ces derniers voient “deux boules de feu” venir sur eux. Ils n’ont que le temps de s’écarter avant de reprendre position. Ils restent jusqu’aux alentours de 2h. Partout, les membres des forces de l’ordre auront fort à faire.
Mercredi 24 février 1999
Tandis que la police quitte Roche Bois, des volontaires aident les employés de la municipalité à déblayer les rues et à nettoyer autant que possible la région. “On voulait donner une autre image que celle de scène d’affrontements”, explique Lindsay Morvan. Ce dernier aide la famille de Berger Agathe à compléter les démarches administratives. Les frères du défunt s’opposent aux membres du MR, qui voulaient que le corps soit exposé auprès de celui de Kaya. Le cortège arrive à l’église à 10h, avant de se rendre au cimetière en passant par le terrain de foot où se trouve le corps de Kaya.
Communal. Maurice est alors sous l’emprise des pires rumeurs qui enflent la tension. On parle de morts, de viols, de décapitations, de pires exactions commises sur une base communale. La MBC diffuse à peine l’information. Les choses se compliquent, la tension prend une autre forme. À Candos, elle est devenue communale. Cité Kennedy est en état de siège. Des personnes armées venant de différentes régions y convergent. La police retient les deux camps. À Goodlands, comme de nombreux autres habitants du village, Pierre Cangy constate les dégâts des émeutiers pendant la nuit. Des bâtiments ont été lapidés ou incendiés. “En tant que citoyen et enfant de ce village, je désapprouvais complètement cette situation.” Cependant, il note un malaise qui commence à prendre du terrain. Les forces vives s’organisent pour aider à rétablir le calme : “Au cas contraire, Goodlands connaîtrait des moments difficiles.” À 14h, Pierre Cangy rentre chez lui. “J’ai réuni quelques amis pour leur dire de rester chez eux afin d’éviter des problèmes éventuels.”
No Woman No Cry. À Roche Bois, des milliers de gens sont présents pour accompagner Kaya. Plusieurs prêtres sont présents pour la cérémonie, conduite par le Cardinal Jean Margéot. À l’église, au milieu de la foule, Véronique Topize se sent seule. Elle entend à peine ce qui est dit. L’émotion l’atteint au plus profond quand ceux présents reprennent une chanson de Kaya et No Woman No Cry. Après que le cercueil de Kaya est mis en terre au cimetière de Roche Bois, Véronique Topize enveloppe ses deux enfants dans un drapeau jamaïquain. “Ce drapeau était toujours avec Kaya. Mon geste symbolisait qu’il restait toujours là et que, pour nous, une nouvelle étape commençait. Cela voulait aussi dire qu’un de ses enfants prendrait un jour sa relève.”
Pogroms. Des scènes de pillage se poursuivent entre-temps ailleurs. Mammouth, TFP, Spar, Winners, plusieurs grands commerces sont pillés. Satisfait du calme durant les deux enterrements, Lindsay Morvan rentre chez lui. Dans la soirée, il reçoit des appels l’informant d’un problème à Goodlands et à Triolet. Depuis 16h, Pierre Cangy sait qu’un drame se prépare. Un ami qui se trouve près du poste de police l’informe d’un attroupement qui se forme. Il appelle ses contacts et ne peut qu’espérer. “L’ami en question m’explique que la foule est hostile. Plusieurs personnes sont armées et parlent de leur intention de marcher sur Cité Ste-Claire. Il me dit qu’il tentera de les calmer.” Malgré ses efforts, ce dernier ne peut leur faire entendre raison. Accroché à son téléphone, Pierre Cangy suit le mouvement des troupes. “C’était comme un couteau qu’on vous enfonce dans le corps lentement.” Vers 19h, l’ami lui annonce que plus rien ne peut être fait. Pierre Cangy réunit alors sa famille. Il s’attend au pire. “Nous savions qu’il n’y avait rien à faire… Nous nous sommes fait nos adieux.” Certains de ses fils montent la garde dans le salon. Lui-même reste derrière, tandis que son benjamin et sa femme trouvent refuge sur le toit de leur maison. Des détonations et des explosions se font entendre, suivies d’un vacarme qui se rapproche progressivement. Lindsay Morvan se souvient avoir appelé Pierre Cangy. “Je lui ai murmuré que je ne pouvais parler. Ils étaient devant chez moi”, explique ce dernier, qui était aussi en contact avec plusieurs personnalités du pays, dont le Président. “J’ai appelé les ministres Malherbe et Arouff-Parfait. En même temps, je suivais ce qui se passait à Cité Kennedy. J’étais là, chez moi, suivant ce drame. J’étais impuissant”, dit Lindsay Morvan.
Navin Ramgoolam sort enfin de son mutisme et lance un appel au calme à la télé. “Mo pa pou ezite pou pran bann mezir neseser”, dit-il. Cassam Uteem, Paul Bérenger, SAJ et des chefs religieux interviennent aussi.
Lance-flammes. Pierre Cangy voit passer devant chez lui une foule compacte et excitée. “Il y avait peut-être des centaines de personnes parce qu’elles ont pris plusieurs minutes pour passer devant chez moi.” Au vacarme se mélangent des cris de détresse de femmes et d’enfants. Des familles sont sorties de chez elles, placées dans la rue, où il leur est demandé d’assister à l’incendie de leurs maisons. Plus tard, des victimes diront qu’elles avaient fait appel à la police. Elle avait décidé de ne pas intervenir. Certains policiers avaient même répondu avec sarcasme : “Se korbiyar ki nou pou avoye.”
Ici, comme à Triolet, le ciel avait changé de couleur. Des flammes s’échappaient d’un peu partout. Les maisons brûlaient. “À un moment, j’ai vu un jet de flammes. C’était comme au cinéma, j’ai déduit qu’il s’agissait de lance-flammes.” Si sa maison est épargnée, la famille Cangy entend que l’on détruit sa tabagie. Cette situation dure jusqu’aux alentours de 22h. Pour Pierre Cangy, il s’agit de la plus longue nuit de sa vie. Pour Lindsay Morvan, elle reste la plus traumatisante. “Ce soir-là, j’ai pleuré.” Même si plus tard le gouvernement et le secteur privé s’organiseront pour reconstruire les maisons, le traumatisme ne quittera jamais ceux qui auront vécu cette nuit.
Plus tard, quand il sera interrogé sur le temps qu’il aura pris avant de réagir publiquement, Navin Ramgoolam aura la fameuse phrase à l’effet qu’il avait fait confiance à la sagesse des Mauriciens. Des sources informées parlent d’un manque à gagner de Rs 4 milliards pour l’économie et du coup porté à l’image de Maurice. Sagesse ?
Jeudi 25 février 1999
Tôt le matin, Pierre Cangy ne peut que constater les dégâts. Une vingtaine de maisons ont été incendiées à Goodlands. Une quinzaine d’autres à la cité EDC de Triolet. “Ce matin-là, il y avait des policiers présents, il y avait aussi des personnes qui marchaient, armées de sabres. Nous n’en pouvions plus de cette situation. Pour nous, tout était fini. Le pays était fini, il n’y avait plus rien à faire.” Sans tarder, les volontaires s’organisent pour venir en aide aux victimes. Après avoir participé à une réunion en faveur de la paix organisée par la MACOSS, Lindsay Morvan accompagne Cassam Uteem, entre autres, à Goodlands. “Même si les lieux avaient commencé à être nettoyés, le spectacle était plus que désolant. La peur qui régnait dans la région était frappante. Cette peur se lisait dans les yeux.” C’est cette peur, dit Lindsay Morvan, qui provoque le désir de paix.
À Sodnac, le cortège accompagnant le sergent Sunnassee vers le cimetière St-Martin se met en marche vers 14h après les cérémonies rituelles. Le flou entourant les circonstances de la mort du sergent Sunnassee ne se dissipera jamais auprès de sa famille. Deven Sunnassee laissait derrière une veuve, Vinanda, et trois enfants : Shalinee, Yashveen et le petit Krish, alors âgés de 16 ans, 15 ans et 8 ans respectivement.
Vendredi 26 février
Mêmes si les rumeurs persistent, le calme revient à travers le pays. L’heure est à la reconstruction. À Goodlands, le traumatisme et la peur sont encore fortement présents. Pendant longtemps après, explique Pierre Cangy, l’explosion d’un pétard suffira pour réveiller brusquement les souvenirs. Véronique Topize s’enferme dans la solitude et dans le silence à Roche Bois. Pendant un mois, elle reste loin de Beaux Songes, ne s’y rendant que pour pleurer. Plusieurs commerçants ont tout perdu. Certains grands commerces ne sont plus que ruines. Les hommes de la Compagnie C obtiennent une permission de quelques heures pour rentrer chez eux. Ils retrouvent les leurs après une semaine. L’unité compte onze blessés. Maurice commence à panser ses blessures. L’île a déjà changé.
C’était il y a vingt ans…