« Actuellement, nos villes ne contribuent qu’à environ 50% du PIB, soit bien en dessous des 80% observés à l’échelle mondiale. Cette réalité souligne un manque d’intégration et de vision stratégique. » Tel est le constat que dresse Zaheer Allam, consultant en Sustainable Futures and Urban Regeneration dans le sillage du rapport sur The State of the Economy, qui soulève la question de la durabilité de l’apport de la construction dans la croissance du PIB. L’auteur du Post-Covid-19 climate resilience & adaptation in Small Island Developing States (SIDS): the case of Mauritius, Comoros & Seychelles, publié pour le compte de l’Unesco en 2023, regrette que près de 70% des investissements directs étrangers dans le secteur immobilier aient été orientés vers des projets résidentiels haut de gamme, souvent inaccessibles à la majorité des Mauriciens.
Le rapport sur le State of the Economy met en lumière le rôle de l’industrie de la construction dans la croissance du PIB, mais soulève aussi des questions sur la durabilité de cette approche. Quelle est votre opinion sur cette dépendance, et comment pouvons-nous garantir que les développements futurs s’alignent sur des objectifs à long terme ?
Utiliser l’industrie de la construction pour booster le PIB est en fait une stratégie globale assez commune. En 2023, la superficie construite avait atteint un record de 1,8 million de m2, soit une augmentation de 30% par rapport à 2020. Cependant, près de 70% des investissements directs étrangers dans le secteur immobilier ont été orientés vers des projets résidentiels haut de gamme, souvent inaccessibles à la majorité des Mauriciens. Ce déséquilibre exacerbe les inégalités et crée des espaces sous-utilisés, laissant de côté les besoins réels en logements abordables et en infrastructures adaptées.
En même temps, Maurice subit chaque année des pertes économiques estimées à 2% du PIB en raison des inondations, sans que les nouveaux développements ne répondent efficacement à ces défis climatiques. Très peu de projets intègrent des infrastructures résilientes, démontrant une urgence de réorienter notre approche. Nous devons définir un vrai plan d’action où chaque projet doit être conçu avec une vision systémique qui intègre durabilité, résilience et inclusion. Une croissance axée uniquement sur le PIB ne suffit plus !
D’après le rapport, la majorité des investissements du secteur privé se concentrent sur l’immobilier, avec un impact limité sur les secteurs productifs. Comment l’urbanisme peut-il évoluer pour corriger ce déséquilibre ?
Le rapport souligne une dépendance excessive sur l’immobilier, qui accapare environ 60% des investissements privés, tandis que les secteurs productifs comme l’agriculture et l’industrie ne représentent ensemble que moins de 20% du PIB. Ce déséquilibre limite le potentiel de création de valeur à long terme et freine notre diversification économique. L’urbanisme est le plateau de nos systèmes fondamentaux, et peut devenir un véritable levier de transformation économique.
Nous avons besoin de projets qui intègrent des hubs d’innovation, favorisant les technologies vertes et les industries créatives, ainsi que des espaces pour l’agriculture urbaine afin de réduire notre dépendance aux importations alimentaires. Les incitations fiscales et les partenariats public-privé doivent rediriger les investissements vers des initiatives ayant un impact économique et social significatif, comme des parcs industriels modernes ou des quartiers mixtes combinant logements, espaces de travail et infrastructures de loisirs.
Avec les vulnérabilités climatiques, telles que l’élévation du niveau de la mer et la rareté de l’eau, comment l’aménagement urbain peut-il jouer un rôle plus proactif dans la création de résilience ?
L’aménagement urbain doit être totalement repensé pour faire face aux défis climatiques croissants. Nos méthodes actuelles, souvent réactives, ne suffisent plus. Je l’ai souvent dit, il est impératif de revoir nos documents de planification et nos lignes directrices pour y intégrer des principes de résilience et de durabilité. Par exemple, des normes plus strictes pour les développements côtiers, des exigences pour intégrer des systèmes de collecte d’eaux pluviales, ou encore l’aménagement d’espaces naturels en zones urbaines.
Ce travail demande des efforts considérables avec un soutien au plus haut niveau, mais il est primordial pour notre survie. Avec l’élévation du niveau de la mer, une approche proactive est la seule voie. Cela implique une planification à long terme, des simulations climatiques intégrées et une collaboration entre les différents secteurs. Repenser nos villes aujourd’hui, c’est assurer la sécurité et le bien-être des générations futures dans un environnement de plus en plus incertain.
Vous avez souvent souligné l’importance des villes intelligentes et durables. Comment garantir que ces projets profitent à tous, et pas seulement à une minorité privilégiée ?
Je pense qu’il est temps de repenser nos priorités. À Maurice, moins de 5% des terres urbaines sont dédiées aux espaces verts, soit bien en dessous des 15 à 20% recommandés par l’OMS. En parallèle, à Maurice, seulement 20% des déplacements quotidiens s’effectuent via les transports publics, contre 50% dans des villes comparables en Asie. Trop d’efforts se concentrent encore sur la construction de centres commerciaux, souvent au détriment d’espaces publics essentiels.
Nous devons recentrer nos projets urbains sur des éléments qui améliorent réellement la qualité de vie, comme la mobilité durable, les espaces verts et des infrastructures accessibles. Les parcs urbains, par exemple, doivent redevenir des lieux sûrs et vivants, propices au jeu, à la détente et à un mode de vie sain, tout en renforçant la résilience climatique grâce à l’absorption des eaux pluviales.
En intégrant une planification axée sur la proximité et des technologies intelligentes, nous pourrions optimiser les transports publics, mieux gérer les espaces verts et garantir l’accès numérique pour tous. Une ville inclusive et durable ne se construit pas uniquement avec des bâtiments modernes, mais avec des espaces équilibrés qui répondent aux besoins réels de chacun.
À l’échelle mondiale, les villes se tournent vers l’innovation et la durabilité. Quelles leçons Maurice peut-elle tirer de ces exemples pour rester compétitive tout en respectant son contexte unique ?
Au fil des années, des concepts urbains comme les villes intelligentes (Barcelone), durables (Copenhague) ou du quart d’heure (Paris) ont émergé, mais leurs principes fondamentaux restent constants : équité, proximité, inclusion et durabilité. À Maurice, où plus de 60% de la population vivent déjà en zones urbaines – un chiffre qui atteindra probablement 70% d’ici 2040 –, il est urgent d’adopter des principes directeurs clairs. Actuellement, nos villes ne contribuent qu’à environ 50% du PIB, bien en dessous des 80% observés à l’échelle mondiale. Cette réalité souligne un manque d’intégration et de vision stratégique.
Je sais que nous parlons trop souvent de Singapour, mais nous devons nous inspirer de son approche combinant densité urbaine, espaces verts et un écosystème intersectoriel cohérent. Le temps du travail en silos est révolu. Maurice doit mettre en place une planification intégrée, capable de relever les défis complexes de l’urbanisation tout en garantissant un développement inclusif et harmonieux.
Quel rôle pensez-vous que les autorités en charge de l’aménagement du territoire et du développement foncier devraient jouer pour relever les défis sociaux et économiques auxquels Maurice est confrontée ?
Nous avons besoin d’une approche structurée et d’une vision cohérente. Au niveau du ministère des Terres et du Logement, il est essentiel de revoir et d’actualiser nos lignes directrices et les documents de planification pour les aligner sur les principes de durabilité, d’équité et d’inclusion.
Au ministère des Finances, une vision cohérente et ambitieuse doit positionner nos villes comme des moteurs économiques primaires. À l’échelle mondiale, les villes génèrent environ 80% du PIB, et Maurice doit aspirer à une contribution similaire.
Nous devons également repenser la stratégie de nos institutions foncières. Landscope, par exemple, dispose de plus de 6 000 arpents de terres stratégiques. Cet immense potentiel doit être exploité tout en offrant des solutions pour tous, en redressant les erreurs d’Ébène, où l’aménagement manque de connectivité et d’inclusivité, et en revisitant le projet de Côte-d’Or pour garantir qu’il s’aligne sur des principes de durabilité et d’équité. Il ne s’agit pas uniquement de construire, mais de créer des espaces qui équilibrent accessibilité, inclusion sociale et dynamisme économique. Une vision intégrée, soutenue par toutes les institutions concernées, est essentielle pour transformer nos villes en moteurs de prospérité économique et de qualité de vie, plutôt que de les considérer comme des facteurs secondaires.
Si vous deviez définir une vision pour le développement urbain de Maurice pour la prochaine décennie, quelles seraient vos priorités principales ?
Nous avons besoin d’une approche à l’urbanisme qui améliore notre qualité de vie tout en soutenant notre économie. Cela signifie moderniser nos infrastructures pour lutter contre les inondations, tout en repensant la mobilité, en rendant les bus électriques et les pistes cyclables accessibles à tous.
Nous devons aussi mieux gérer nos déchets, comme le fait Copenhague, et construire des logements que tout le monde peut se permettre, pas seulement une minorité. Imaginez des quartiers où l’on peut vivre, travailler et profiter de la nature, tout en restant connecté à ce qui compte vraiment.
D’un point de vue économique, nos villes doivent être des moteurs de croissance. D’ici 2050, 68% de la population mondiale vivra en zones urbaines, et Maurice doit anticiper cette dynamique. Avec des zones économiques bien planifiées, nous pourrions attirer jusqu’à Rs 50 milliards sur dix ans.
Le parc industriel de Hawassa, en Éthiopie, qui a généré USD 1,3 milliard d’investissements, et le projet Green Innovation Hubs, à Kigali, sont des exemples inspirants. Investir dans des villes compactes et interconnectées, qui allient bonheur quotidien et dynamisme économique, transformera Maurice en un modèle régional, alliant prospérité et qualité de vie durable.
Propos recueillis par Sharone Leung Ah-Fat