Vijaya Teelock a coédité avec Steve Sénèque le livre Women in the making of Mauritian History, disponible en librairie. L’ouvrage bénéficie de la contribution d’une trentaine de personnalités, notamment d’universitaires, de chercheurs et d’avocats. Pour Vijaya Teelock, ce livre ne fait cependant qu’un survol de la situation de la femme durant la période de l’esclavage et de l’engagisme. « Women in the making of Mauritian History is a vast and varied topic that this book will have only scratched the surface. We are highly cognizant that so much more remains to be researched and documented. » Cette différente contribution ouvre la voie pour des recherches approfondies afin que les femmes retrouvent leur place dans les livres d’histoire qui seront écrits à l’avenir, estime-t-elle. Dans l’entretien à Le-Mauricien, elle souligne que sans les femmes, « il n’y aurait pas eu de peuplement de l’île Maurice ». Elle ajoute que, dès le début, Maurice a été marquée par le métissage.
Vous avez dirigé avec Steve Sénèque la préparation du livre “Women in the making of Mauritian History”… Pouvez-vous nous en parler ?
Ce livre est un bébé du Covid-19. Nous étions tous à la maison et Internet était le seul moyen de communiquer. Je préparais ma retraite de l’université et me livrais à un survol du travail accompli et ce qu’il restait à faire. Malgré tout le travail que j’avais abattu, il manquait quelque chose sur la femme.
Visiblement, le rôle de femme a été marginalisé dans les documents, notamment dans les Archives. Il est très difficile d’avoir des documents sur des femmes du 18e siècle ainsi que durant la période française et le début de la période anglaise. La femme a toujours été à la maison avec un propriétaire ou un employeur. Elle avait des activités économiques mais cela n’entrait pas dans les statistiques officielles. Elle s’occupait des travaux domestiques, de la plantation, des vaches. Et tout cela n’était pas documenté. Par exemple, pendant la période de l’engagisme, ce sont les hommes qui avaient des contrats écrits comme laboureurs. Les femmes ont été utilisées sans qu’elles aient de contrat écrit. Elles avaient des contrats verbaux.
Par conséquent, même si nous n’avons pas effectué de recherches très approfondies, au moins nous avons lancé l’idée que les femmes doivent avoir une histoire. Elles devront apparaître dans les livres d’histoire dans le futur. Comme nous l’expliquons dans l’introduction de l’ouvrage : History is a vast and varied topic that this book will have only scratched the surface. We are highly cognizant that so much more remains to be researched and documented.
Il y avait pourtant beaucoup de femmes sur les navires qui transportaient les esclaves…
Oui. Cependant, pendant la période de l’esclavage, les femmes étaient toujours en minorité. Il y avait seulement un tiers de la population d’esclavés qui étaient des femmes. Cela a donné lieu à des complications sociales que nous n’avons pas vraiment étudiées. Nous avons pensé qu’il fallait initier une réflexion à ce sujet et nous avons créé un réseau par Internet, Women’s History Network.
Nous avons échangé par Zoom et avons décidé de commencer à écrire quelque chose, bien que ce ne soit pas bien documenté. Au moins, nous avons lancé l’idée et avons décidé d’écrire des textes très courts de 3 000 mots dans un langage très simple afin qu’ils soient accessibles à la population. Les contributions ont été faites en trois langues, l’anglais, le français et le kreol.
En discutant, nous nous sommes rendus compte que nous connaissions d’autres personnes qui réfléchissaient sur cette question. Ce qui fait que dans une première édition, nous avions ressemblé quelque 25 contributions. Nous avons publié un premier livre en 50 exemplaires grâce à l’Université de Maurice. Par la suite, nous avons ajouté d’autres chapitres dans le cadre d’un second volume. Toutefois, l’Université n’était pas très disposée à l’imprimer. Comme les auteurs ont voulu publier leurs contributions, il a fallu obtenir l’aval de l’Université. Ce que nous avons obtenu après de longues démarches, une année plus tard.
Nous avons contacté les Éditions de l’Océan Indien et nous sommes très heureux qu’elles aient accepté de le faire sans avoir à débourser quoique ce soit. Nous avons compilé les deux volumes et ajouté d’autres chapitres, ce qui a pris la forme du livre intitulé Women in the making of Mauritian History.
À la lumière de vos recherches, pouvons-nous dire que durant la période esclavagiste, le rôle de femmes était différent de celui des hommes ?
Bien sûr. En premier lieu, la femme a une fonction biologique. Elle a été utilisée pour la reproduction de la main-d’œuvre, surtout pendant la période anglaise. Cela n’était pas nécessairement le cas sous la colonisation française parce qu’on disposait d’esclaves facilement en grand nombre de Madagascar et de l’Afrique de l’Est et un peu de l’Inde.
Après l’abolition de la traite par les Anglais, les propriétaires ont décidé qu’il fallait encourager les femmes à avoir plus d’enfants pour satisfaire les besoins en main-d’œuvre. Nous avons remarqué que la période française était bien différente de la période anglaise. Durant la période française, les femmes travaillaient dans des petites entreprises et des petites habitations.
Avec l’arrivée des Anglais, le sucre a pris de l’importance et les femmes ont été transférées des petites entreprises et ont été vendues aux propriétés sucrières. Ce qui a chamboulé la vie des femmes qui étaient forcées à travailler dans les plantations de canne à sucre. Ce qui a changé considérablement leur vie personnelle et familiale. Certaines femmes qui ont été vendues à d’autres propriétaires ont été séparées de leurs enfants, forcées à rester chez leurs anciens propriétaires.
Je me souviens avoir abordé cette question dans Bitter Sugar. Nous pensons également aux femmes des colons qui sont arrivées durant la période française et qui ont joué un rôle dans le maintien de la culture et de la langue françaises. Elles étaient également des esclavagistes. Quel était leur rôle durant la période esclavagiste et dans la société coloniale et comment elles ont contribué à la colonisation de Maurice ? Nous avons également un chapitre consacré à la femme chinoise. Il n’a pas été facile toutefois d’avoir des témoignages. Même aujourd’hui, beaucoup de personnes hésitent à parler de leur histoire.
À la lumière des différents livres que nous avons lus et malgré le peu d’informations qui sont à notre disposition, il nous semble que les femmes – peu importe le statut, colon, esclave ou travailleuse engagée – sont arrivées à Maurice dans des conditions difficiles. Êtes-vous de cet avis ?
Tout à fait. Le rôle de la femme a toujours été le même dans n’importe quel pays du monde, dans n’importe quelle communauté. Elle est toujours la mère, la femme, la ménagère. Son rôle n’a pas beaucoup changé au fil des années. Bien sûr, aujourd’hui, il y a d’autres rôles, mais le Basic Universal Role reste le même à travers les siècles et les pays.
Les femmes étaient considérées comme des génitrices également ?
Oui. Elles étaient là pour faire des enfants et il y avait des règles très sévères contre l’avortement par exemple. Dans la loi française, elles pouvaient être exécutées. À Maurice, on a rappelé aux administrateurs qu’il fallait republier la loi contre l’avortement. Beaucoup de femmes ne voulaient pas garder leurs enfants durant la période esclavagiste, avaient essayé par tous les moyens d’éviter leur grossesse.
Nous relevons également que toutes ces femmes sont arrivées par bateau et que beaucoup n’ont pas survécu à la traversée…
Les femmes sont toujours plus vulnérables. Certaines ont été vendues alors qu’elles étaient enceintes ou avaient un bébé. Comment on s’occupait d’elles dans les cales où il y avait des centaines d’autres esclaves ? Les conditions sanitaires étaient mauvaises et les épidémies ont fait des ravages dans la population des esclaves.
Comment est-ce qu’elles étaient traitées à leur arrivée dans l’île ?
Pour les propriétaires et ceux qui étaient libres, la femme était un bien meuble et une personne très facile à exploiter sexuellement. Cela fait toute la différence avec l’homme esclavé. Bien sûr, son rôle comme père était entravé puisqu’elle devait s’occuper des enfants d’autres personnes. Dans le Code Noir, même le mari n’a pas de rôle puisque l’enfant appartenait aux propriétaires, même pas à la famille.
L’esclavage a joué un rôle destructeur de la famille. Ce qui nous avait amenés à parler du rôle de la femme noire à Maurice. Dans le cadre de nos discussions, nous avons observé certaines similarités avec les attitudes envers la femme créole aujourd’hui. Les stéréotypes au sujet de la femme noire ont continué même, s’il est vrai, il y a eu beaucoup de changements. Le Glass Ceiling est aussi épais que ce qu’il était à l’époque. Il y a des attitudes, traditions et mœurs qui perdurent.
Est-ce que les femmes des colons sont venues à Maurice de leur plein gré ?
En fait, je ne pense pas que beaucoup de femmes aient choisi de se rendre dans une colonie lointaine qu’elles ne connaissaient pas. Aussi bien les Français que les Anglais ont dû encourager les femmes à s’embarquer en premier lieu. À Maurice, Mahé de La Bourdonnais avait réalisé que les hommes vivaient principalement dans la capitale à Port-Louis et n’étaient pas motivés pour aller vivre à l’intérieur du pays qui était encore couvert de forêts. Il avait voulu les encourager à fonder des habitations partout dans l’île.
C’est là où les femmes avaient joué un rôle important. On les avait encouragées à venir à Maurice. Elles avaient obtenu une dot avec promesse d’un soutien financier. C’est à ce moment que les femmes seules et celles qui vivaient dans les couvents et les jeunes filles avaient commencé à venir à Maurice. En fait, sans les femmes il n’y aurait pas eu de peuplement de Maurice. De la même manière que sans les femmes, il n’y aurait pas eu de colonies. Si les hommes étaient restés à Port-Louis, il n’y aurait pas eu des habitations à travers Maurice.
Le Code Noir interdisait les mariages interraciaux. Est-ce que c’était respecté ?
Les mariages étaient interdits mais c’était apparemment la clause la moins respectée du Code Noir. Il y a eu des connexions tout le temps, que ce soit entre la femme enclavée et le propriétaire ou entre esclaves. Je n’ai pas encore vu le cas d’une femme propriétaire qui épouse un esclave. Mais l’inverse a toujours existé. C’est ainsi que nous avons obtenu la population de couleur. Là encore les femmes jouent un rôle prépondérant.
Il se trouve qu’aux 18e et 19e siècles, la population de couleur était le seul groupe où il y avait plus de femmes que d’hommes. C’étaient des personnes qui étaient économiquement très actives. C’étaient des entrepreneurs dont beaucoup habitaient Port-Louis et elles opéraient comme couturières, etc. Nous n’avons pas encore étudié cette situation en profondeur. Cela viendra après.
Est-ce qu’elles étaient affranchies plus facilement ?
Oui. Comme je vous disais c’était le résultat des liaisons entre les femmes esclaves et les propriétaires. Prenons les membres de la famille Sénèque. Ils sont les descendants de l’esclave Laverdure avec M. Sénèque. Les enfants ont gardé le nom de leur père et ont hérité de centaines d’arpents de terrains. Elles étaient à l’avant-plan. Il faudra poursuivre les recherches.
Malheureusement, aux Archives nous avons tous rencontré les mêmes problèmes. Les Archives n’autorisent pas l’étude des actes notariés. Et pourtant l’histoire de la situation de femme se trouve dans ces actes notariés. Ils contiennent des informations sur des mariages, les contrats de mariage, les inventaires après le décès d’une femme ainsi que la liste de tous ses effets personnels.
Pourquoi cette interdiction ?
Les personnes doivent montrer leurs liens avec les personnes concernées pour avoir accès à ces actes notariés. Ce qui est ridicule, parce que dans les autres pays, tous les actes notariés de plus de 100 ans sont ouverts aux chercheurs. C’est une lacune dans notre législation. Steve Sénèque, avec qui j’ai travaillé en collaboration pour la préparation du Women in the making of Mauritian history, a dû bien lutter pour avoir accès aux actes notariés de sa famille. L’accès à ces documents est également interdit au bureau de l’état civil. Il y a d’autres batailles à mener.
En quoi les femmes à l’époque des travailleurs engagés étaient différentes des esclavées ?
Les femmes de cette période sont venues pour être les compagnes des hommes.
Est-ce qu’ils sont arrivés ensemble ?
Pas nécessairement. Une partie est arrivée ensemble. Lorsque les Anglais ont constaté qu’il n’y avait pas suffisamment de femmes, ils ont introduit une législation stipulant que tous les bateaux devaient contenir un tiers de femmes. C’était très difficile. Il avait un tabou dans certaines castes par le fait que lorsqu’on traversait l’eau (la mer ou la rivière), on perdait sa caste. D’où une certaine réticence.
Beaucoup de femmes qui sont arrivées provenaient de la région du port de Calcutta ou de Madras. À l’époque, des milliers de travailleurs engagés étaient classés comme Tribal et n’appartenaient pas aux religions officielles. Dans ce groupe, il était plus facile de faire venir des femmes puisqu’il n’y avait pas de tabous religieux concernant les voyages.
En fin de compte, il y a eu toujours une minorité de femmes, que ce soit à l’époque de l’esclavage ou des travailleurs engagés. Ce n’est que lorsque l’immigration s’est arrêtée qu’il y a eu métissage. Il y a eu plus d’enfants et le ratio homme/femme s’est amélioré.
Il faut aussi savoir qu’à l’époque de la colonisation française, les Français vivant à Maurice faisaient venir des Indiennes de Pondichéry, de Madras, etc. Il y a eu beaucoup de mélanges entre les Français et les femmes indiennes.
À l’inverse, les hommes indiens qui sont venus travailler à Maurice comme artisans, et pas comme esclaves, ont également épousé des femmes françaises et des femmes de couleur. Le métissage était très important à Port-Louis à l’époque française.
Beaucoup de familles, dans leurs recherches généalogiques, ont découvert que leurs ancêtres étaient constitués d’un mélange composé d’Indiens, d’Africains, de Malgache et d’Européens. C’est cela la population de Maurice. Même à l’époque de l’engagisme, les hommes de différentes castes avaient épousé des femmes également de différentes castes. Il y a eu aussi un métissage entre les esclaves et les travailleurs engagés indiens.
Lorsque les premiers travailleurs engagés indiens sont arrivés, il n’y avait pas suffisamment de femmes, et bien sûr, il y a eu des relations entre les anciens esclaves et les nouveaux immigrants. Ce qui explique que beaucoup de familles de la population créole ont des grands-pères et des grands-mères indiens. Malheureusement, les conséquences psychologiques de l’esclavage ont élevé la culture européenne comme référence. Beaucoup reconnaissent la partie européenne ou africaine, et n’osent pas reconnaître qu’ils sont également d’origine indienne.
À l’issue des travaux ayant mené à la publication du livre, avez-vous une autre vision de Maurice ?
Bien sûr. Nathan Marvin, qui a écrit sur la femme esclave au sein de l’Église, a constaté une tendance pour européaniser les esclaves. Elles avaient à oublier leurs traditions indiennes, africaines ou malgaches, et adopter une culture européenne. Il y a aussi l’histoire de Constance Couronne, déjà très connue, et qui était la plus jeune esclave déportée de Maurice.
Que comptez-vous faire à partir de cette publication ?
J’aurais souhaité poursuivre des recherches avec les mêmes collègues et avec de nouveaux qui sont intéressés. Je pense que la dimension psychologique est très importante. Il y a ce qu’on appelle la Transgenerational Trauma sur laquelle travaille l’Unesco. À Maurice, nous n’avons aucune étude dans ce sens.
Propos recueillis par Jean Marc Poché