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SOCIAL : La vraie histoire du 13e mois

Si les employeurs respectent tous la loi, l’ensemble des salariés du pays, tant dans le service civil que dans le secteur privé, doit avoir perçu un boni de fin d’année équivalant à un treizième mois de salaire. Ce boni représentant les deux tiers, est payable au plus tard le 22 décembre de chaque année et le reste doit, impérativement, être réglé d’ici le 31 courant. La vieille histoire, comme la racontent surtout des partisans zélés de sir Gaëtan Duval en période électorale, attribue à ce dernier tout le mérite d’avoir été « le Père du 13e mois », bien que, faut-il le faire remarquer, très honnêtement, jamais le leader défunt du PMSD lui-même n’avait revendiqué pareille exclusivité… Dans la réalité, dans notre pays, les grands combats n’ont jamais été gagnés par un homme seul. Voici comment réellement les salariés du pays — gros, moyens et petits (ces derniers se démenant toujours au bas de l’échelle) — avaient pu arracher ce fameux 13e mois, ou boni, sans quoi ils n’auraient pu se permettent certaines dépenses excédentaires incontournables qu’occasionnent les festivités de fin d’année…
Le paiement du 13e mois est entré dans les moeurs mauriciennes en décembre 1975. Toutefois, il a fallu de longues batailles menées solidairement par presque toutes les centrales et fédérations syndicales qui existaient à l’époque avec, incontestablement, la Fédération des Syndicats du service civil (FSSC) à l’avant-garde. Ces batailles, ponctuées par des actions de rues dures et des arrêts de travail rondement menés, doivent être replacées dans le contexte politique et social troublé de l’époque, en fait, débutèrent l’année précédente.
Au départ, toute la revendication syndicale pour le 13e mois eut pour toile de fond l’explosion du prix du sucre sur le marché international en 1973. Dans un modeste livret autobiographique que feront paraître ses proches sous peu comme un hommage posthume,  Cyril Canabady, ancien syndicaliste de la Fonction publique qui est décédé en avril dernier, fait la gènese de cette revendication mémorable. Cyril Canabady, qui avait la réputation d’un technicien hors pair, avait également contribué précédemment à autre combat enclenché  dans le cadre du rapport salarial Sedgwick. Toujours avec ses compagnons d’armes syndicalistes, il avait obtenu de ce commissaire britannique une augmentation de gages se situant entre 33% et 10% pour les fonctionnaires. Y fut associé, l’avocat Piat. En sus, sur cette augmentation substantielle vint se greffer la compensation salariale annuelle du coût de la vie (le Cost of living allawance ou COLA ).
Le « Boom » ou « Bonanza » sucrier
Selon Cyril Canabady — et les archives de presse tendent à le confirmer —, c’est de la manière suivante que les choses se sont réellement déroulées pour le 13e mois. Jusqu’au début des années 1970, uniquement quelques gros conglomérats privés et les compagnies filiales de l’industrie sucrière qui payaient à tous leurs employés ce que, de nos jours, est appelée le boni de productivité. Ce boni variait entre deux et six mois chaque année. Certaines compagnies plus florissantes que d’autres se permettaient aussi de payer deux bonis par an, soit le premier en décembre et le deuxième à la fin de l’année financière en juin. D’autres entreprises qui, tout en étant tout aussi prospères, mais qui se prétendaient toujours en difficultés financières, furent loin d’imaginer qu’ils allaient également devoir suivre l’exemple et accorder, ne serait-ce qu’un modeste mois supplémentaire, à leur employés à la fin de l’année. Le gouvernement (le plus gros employeur du pays) avait aussi la main lourde. Cela ne pouvait plus durer.
Les relations industrielles dans l’industrie sucrière à partir de 1973 allaient contribuer au changement. En premier lieu, sous la pression de la Sugar Industry Staff Employees Association (SISEA), un regroupement de hauts cadres, les magnats de l’industrie sucrière furent contraints de signer un accord dans lequel ils prirent l’engagement que, dorénavant, le boni (ou gratification) payé à l’état-major de l’industrie, incluant les Chief Executive Officers (CEO), sera calculé sur la base de l’ensemble des profits réalisés de l’année tous types d’activités confondues.
L’association des cadres de l’industrie avait eu un sacré flair, car la récolte sucrière pour l’année 1973 allait effectivement s’avérer un record sans précédent. Les conditions climatiques étaient tellement bonnes que les travailleurs au champ disaient qu’on pouvait littéralement « entendre pousser la canne »… Un bonheur ne venant jamais seul, le prix du sucre sur le marché international atteignit également des sommets. Les termes de « Boom » et de « Bonanza » fleurirent sur toutes les lèvres, y compris chez certains patrons généralement connus pour leur pingrerie.
Jusqu’à trois années additionnelles de salaires !
En conséquence, boni et gratification durent être réajustés à la hausse avec pour résultats que certains employés de l’industrie sucrière encaissèrent jusqu’à … 24 mois de salaires additionnels ! Bien entendu, puisque les Docks appartenaient également aux mêmes barons sucriers, les employés du Port, mobilisés par la Port Louis Harbour Docks Workers Union de Paul Bérenger et un petit syndicat minoritaire d’Elièzer François réclamèrent et arrachèrent aussi leur part du gâteau. Tout cela donna lieu à un effet domino et, très rapidement, les syndicats de laboureurs et d’artisans de l’industrie sucrière (MLC, Silu et Uasi) se mirent de la partie. Curieusement — sans doute afin de ne pas laisser le champ libre à l’opposition MMM et PMSD auprès de l’électorat rural, le gouvernement de coalition travailliste-Comité d’action musulman (CAM) — dont la majorité à l’Assemblée législative ne tenait que grâce à des députés transfuges — fut bien obligé de soutenir leurs demandes. C’est ainsi que nombre d’employés d’entreprises du secteur privé ayant un lien direct ou indirect avec l’industrie sucrière perçurent eux aussi des bonis mirobolants. Dans certains cas, jusqu’à trois années de salaire pour douze mois de travail fournis ! Lorsque, par la suite, après quelques années, l’industrie sucrière piquera du nez et que le pays sombrera dans la récession, des voix s’élevèrent pour reprocher au ministre des Finances d’alors, sir Veerasamy Ringadoo, d’avoir permis que tout l’argent du boom sucrier soit « dilapidé ». Ringadoo répliqua de manière cinglante que « la redistribution de l’argent aux travailleurs avait eu au moins le mérite de permettre à beaucoup d’entre eux d’en profiter pour améliorer leurs conditions de vie, leur logement, sinon de financer les études de leurs enfants à l’étranger ! »
Il était écrit que l’histoire du 13e mois n’allait pas s’arrêter aux portes de l’industrie sucrière en décembre 1973. Bien au contraire, 1974 allait sonner la révolte…
En fait, par rapport à l’énorme masse d’employés que comptait le service civil (à l’époque presque 100,000), les employés de l’industrie sucrière étaient minoritaires. Donc, la grande majorité subissait de plein fouet l’inflation doublée, sinon triplée, découlant de la redistribution du boom sucrier. S’ensuivirent des tensions sociales ponctuées par des manifestations de rues quasi hebdomadaires.
La Fédération des Syndicats du Service Civil (FSSC) alluma la mèche en janvier 1974 et trouva « très injuste qu’une seule section de la population bénéficie de la manne sucrière ». Très soutenue par ses affiliés de l’enseignement primaire publique (Government Teacher’s Union, par les enseignants des écoles catholiques subventionnées de l’Union of Primary School Teacher’s Union et les travailleurs de département des télécoms, la Telecommunications Workers Union, entre autres, la FSSC argua que « la production du sucre étant l’épine dorsale de l’économie, donc l’unique source de revenus externe de la Nation, d’une façon ou d’une autre, tous les travailleurs du pays y ont contribué et que ces biens acquis doivent êtres équitablement répartis ».
Sir Veerasamy Ringadoo repoussa platement cet argument parce que, pour lui, un gouvernement n’était pas une entreprise à profit (« profit making concern ») comme l’industrie sucrière. L’austère ministre des Finances travailliste regrettera plus tard cet entêtement. Il ne put, d’autant plus, empêcher que les banques privées, les gros commerces et les compagnies d’assurance qui récoltaient eux aussi de gros dividendes accordassent des gratifications conséquentes.
L’agitation policière qui bouleversa les données
Initialement, le gouvernement travailliste-CAM crut pouvoir jouer sur la peur classique des fonctionnaires d’entamer des actions de grèves afin de maintenir sa position. Un dernier mouvement syndical efficace dans le service civil remontait effectivement à 1962 sous le gouvernement colonial britannique et, en 1975, Maurice était toujours sous le coup de l’état d’urgence ! Mais il s’était lourdement trompé. Les employés des General Services descendirent à une cadence fréquente dans les rues à leur heure de déjeuner et les forces de l’ordre (Police, Riot Unit et services de renseignement) eurent beaucoup de mal à réprimer des émeutes. Il va sans dire que de non-fonctionnaires (euphémisme pour supporters de l’opposition MMM et PMSD), sentant le gouvernement aux abois, y apportèrent volontiers également leur soutien !
Vers la fin de 1974, survint un évènement dans un secteur public où sir Veerasamy Ringadoo et le gouvernement de sir Seewoosagur Ramgoolam s’y attendaient le moins. Alors que, conformément aux ordres du régime que leurs supérieurs relayaient, les policiers (dont les redoutables gardes bâtons) n’avaient cessé de bastonner les manifestants dans la rue, leur fédération commença, à son tour, à s’agiter. Les dirigeants de la Fédération de la Police — traditionnellement disciplinés, voire conservateurs — firent des sorties publiques surprenantes pour exprimer leur mécontentement devant l’appauvrissement des policiers. Le même ministre des Finances craqua et concéda au paiement à la force policière d’un boni de fin d’année représentant un quart de mois. Dès lors, sir Veerasamy Ringadoo avait détruit son propre argument que le gouvernement n’était pas « entreprise à profits ! »
La concession — certains parlèrent de capitulation — de SVR face aux policiers et autres corps disciplinaires ouvrit un boulevard devant la FSSC qui s’y s’engouffra. Elle fut suivie par d’autres organisations. D’après la version de feu Cyril Canabady, c’est à partir de ce moment-là que Gaëtan Duval se vit impliquer dans le combat pour le 13e mois. Pas en tant que politicien, mais surtout comme avocat.
Certes, ancien ministre des Affaires étrangères éjecté de la coalition gouvernementale depuis décembre 1973, Gaëtan Duval avait également fait une formidable percée dans le terrain syndical avec sa Fédération des Syndicats Populaires (FSP), active principalement auprès des ouvrières des usines de la Zone Franche (les fameuses Amazones !). Mais encadré de jeunes leaders de la FSSC qui furent des bêtes syndicales, dont Clément Mootoo, Rashik Jalabhay, Jack Bizlall, Mauree et Cyril Canabady lui-même, Duval n’eut pas grande peine à plaider et gagner devant Tribunal du service civil. Dans son autobiographie, Cyril Canabady n’a pas manqué d’inclure Lélio Colomière dans la liste de ces lutteurs. Celui-ci, tout modeste ouvrier qu’il fut, était à l’époque un des plus redoutables syndicalistes de la Fonction publique. D’une insolente popularité auprès de ses adhérents à cause de son côté radical, à lui seul il pouvait, d’un claquement des doigts, paralyser tout le secteur vital des télécommunications.
Le tribunal trancha d’abord en faveur d’un demi-mois de boni à la fin de 1975. Mais il suggéra également que « normalement, le taux aurait dû être d’un mois de salaire ».
Bon perdant, le gouvernement PTr-CAM décréta que, dorénavant, tous les employeurs seront tenus d’accorder un 13e mois. La mesure fut étendue aux bénéficiaires des pensions, y compris de la pension de vieillesse. Il y eut une seule exception quand, en 1983, suite à une économie nationale en détresse et soumise au contrôle du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, le gouvernement MSM-PTr-PMSD de sir Anerood Jugnauth refusa de payer. Mais, avec le redressement économique qui s’ensuivit et pour lequel le pays entier fit des sacrifices, le paiement obligatoire du 13e mois a fini par être incorporé dans la loi du Travail.
Ce fut la récompense de syndicalistes qui n’avaient pas froid aux yeux, solidairement suivis par leurs membres et qui avaient su retenir les services d’un avocat brillant.

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