Shyam Reedha : « Gérer la famille avec intelligence émotionnelle, sociale et spirituelle »

Shyam Reedha, professionnel de la petite enfance, mène son engagement sur plusieurs fronts auprès de l’ATD Quart Monde, de Terre de Paix et de l’Observatoire de la Parentalité de l’océan Indien, entre autres. Il estime que face aux nombreux défis de la société moderne, il y a urgence d’accompagner et de soutenir les parents. Il plaide pour un nouveau modèle de la formation basé sur le partage. Shyam Reedha attire également l’attention sur les nouveaux enjeux que représentent le changement climatique et la révolution digitale.

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Vous faites partie de l’Observatoire de la Parentalité de l’océan Indien. Quel est le rôle de cette structure?

L’Observatoire de la Parentalité de l’océan Indien (OPOI) a été fondé en 2015 à La-Réunion, avec le soutien de la Caisse d’Allocation Familiale. J’en suis le président du comité scientifique. L’OPOI fédère les gouvernements, ONG et chercheurs des îles de l’océan Indien, mais aussi de la Tanzanie, de l’Afrique du Sud et du Mozambique, sur la question de la famille. Notre but est de suivre l’évolution sociologique, de proposer des politiques visant à consolider et soutenir la famille et de partager les expériences des pays membres, en matière de soutien à la famille.
La structure familiale a changé ces 20 dernières années par rapport à la situation économique, écologique, numérique, ainsi que la dimension sociale du pays. Par exemple, aujourd’hui, les enfants ne grandissent pas dans des Extended Families, mais plus dans des familles nucléaires, monoparentales et recomposées. C’est une tendance mondiale. Nous avons même aujourd’hui, des parents du même sexe. Nous n’avons pas perçu des changements. Nous sommes partis dans les mêmes rhétoriques, mêmes discours, mêmes formations… C’est lors d’un colloque à La-Réunion, que nous avons commencé à réfléchir à tout cela.
Il y a eu un décloisonnement des pensées au sein de la famille. La maman n’est plus cette maman, économiquement et culturellement dépendante de l’époux. La maman d’aujourd’hui est une maman qui travaille, qui a une autre culture, qui a une haute responsabilité professionnelle et aussi, une femme financièrement autonome et culturellement éveillée. Donc, tout cela apporte forcément des changements au sein de la famille.
À Maurice, à partir de 1983, beaucoup de femmes sont parties travailler dans des usines. Il n’y a pas eu de préparation à cela. Une étude menée en collaboration avec le PNUD et Jean-Claude Lau a démontré qu’à cette période, 21% des enfants qui sont nés, étaient Below Weight. La raison étant qu’elles travaillaient de longues heures et ne se nourrissaient pas bien. Je ne sais pas comment ce chiffre a évolué par la suite, mais un enfant Below Weight, cela veut dire qu’il y a déjà un retard au départ.
La question se pose : est-ce que ces enfants ont eu tout le suivi médical nécessaire ? Car retard à la naissance impacte aussi le développement du cerveau. Sans compter qu’ils vont entrer dans le Mainstream, à l’école, avec ce retard. D’autre part, les hommes ont-ils accepté les changements survenus dans la famille, avec les femmes qui travaillent? L’indépendance économique de la femme n’a pas toujours fait plaisir au mari. Ce qui a généré beaucoup de violences conjugales.

Que fait l’OPOI concrètement, pour soutenir les parents ?

Nous nous réunissons régulièrement pour discuter sur différentes thématiques et nous faisons des recommandations. Par exemple, nous avions notre colloque, cette année, à Maurice, qui a réuni nos membres, des représentants d’ONG, de services du gouvernement, entre autres. Suite à cela, nous avons élaboré notre déclaration commune que nous avons remise aux différentes parties. Nous demandons entre autres, que les parents soient soutenus dans toutes leurs diversités de formes et de structures dans le cadre du respect des droits humains. En premier lieu par les États et leurs organisations, qui doivent impérativement assumer leurs fonctions régaliennes et sociales.
Pour notre premier colloque en 2015, trois ministres mauriciens étaient présents. Aurore Perraud était ministre quand il fallait lancer l’antenne à Maurice, puis elle est partie. Roubina Jadoo est venue. Elle a lancé l’Observatoire et le lendemain elle n’était plus ministre… Finalement, nous avons préféré en confier la responsabilité à Terre de Paix, qui assure également le secrétariat de l’Observatoire.

Faut-il aujourd’hui relancer l’école des parents?

J’ai été formateur du préscolaire au MIE. Pendant des années, j’ai formé des éducateurs des écoles maternelles. Après les émeutes, en 1999, je me suis posé la question : mais qui sont les premiers éducateurs ? Les enseignants de la maternelle ou les parents? J’en avais discuté avec Yvan Lagesse, de la MCB, que j’avais rencontré dans l’avion, un jour. Il m’a demandé ce que nous pouvions faire pour le pays. Je lui ai dit, investissez votre argent dans les pauvres. Après deux semaines, il m’a appelé à son bureau et m’a proposé de lancer l’académie des parents. Avec Lindsay Morvan, du Mouvement pour le Progrès de Roche-Bois et la MCB, nous avons commencé à former les parents.
Nous avons pris les parents dans un bus, pour les emmener au centre des Young Farmers, à Belle-Mare, pour une formation résidentielle. Ils recevaient un certificat à la fin du cours. Cassam Uteem était président de la République à l’époque. Je lui ai dit de venir remettre les certificats. Les parents ont pleuré. Ils ne s’attendaient pas à recevoir un certificat du président de la République, un jour. Je dois préciser que la MCB n’était pas qu’un bailleur de fonds. Des membres du Staff sont venus servir à manger aux parents. C’est une manière de reconstruire leur estime de soi. Dites-vous bien qu’un des parents de Roche-Bois qui était dans la formation, a eu un fils lauréat, il y a quelque temps.
Nous sommes partis dans plusieurs régions de l’île, en passant par Bambous, Pointe-aux-Sables, Mahébourg, St-Hilaire, Poste-de-Flacq, Rivière-Noire… Après dix ans j’ai pris un recul. C’est là que je me suis engagé avec l’Observatoire de l’océan Indien. Tout ceci, grâce à mon gourou, feu Dr Cyril Dalais. C’est lui qui m’avait encouragé à faire l’école des parents et il venait même dispenser des cours. Avant de mourir, il m’avait demandé de mettre en place cet observatoire. C’est un peu à sa mémoire que nous l’avons fait.
Les parents sont, eux-mêmes, victimes de leur propre enfance. Ils ont des séquelles, des blessures émotionnelles dans leurs vies. C’est pour cela que nous faisions beaucoup d’art thérapie dans les formations. Cela fait remonter les troubles émotionnels de leur enfance. Cela fait surgir des émotions qu’ils ont bloquées pendant 30, 40, 50 ans… Ensuite, ils sont soulagés.
Pour répondre à la question, oui, il faut réintroduire la formation des parents aujourd’hui, mais sous un autre modèle. Il ne faut pas une formation formelle. Je pense plus, à des moments d’échange, des petits cafés, où l’on discute. Nous ne pouvons mettre les parents dans des situations d’apprenant. Il ne faut surtout pas culpabiliser ou être donneur de leçon. Il faut entrer dans le dialogue constructif avec les parents, sur des thématiques qui les intéressent.

Avez-vous proposé ce modèle?

J’ai commencé une formation dans le Sud, il y a quelque temps, avec une association. Je pense renouveler l’expérience ailleurs. Au lieu de se retrouver dans une grande salle, je préfère un dialogue avec trois-quatre parents. Très souvent, il y a des petits problèmes personnels dont ils ne veulent pas parler dans une grande foule. Mais pour pouvoir faire ce type d’accompagnement, il faut former 100 formateurs. Il faut les entraîner sur le plan de la psychologie, de la communication, l’intelligence émotionnelle.
Aujourd’hui, il faut gérer la famille avec intelligence émotionnelle, sociale et spirituelle. Il faut être capable de choisir ce qui est permis ou pas permis en société. La plupart des conflits dans la famille, ce sont des conflits émotionnels. Il faut être capable de mettre des mots sur nos émotions. Ce sont des choses sur lesquelles je travaille en ce moment et je pense pouvoir le faire avec d’autres. Il faut une approche de Counselling, éducationnel et personnalisée. Les psychologues ne sont pas ancrés dans les familles, dans les quartiers pour comprendre. Je pratique la thérapie cognitive pour laquelle je suis licenciée. Cela implique une approche plus positive et développer la résilience émotionnelle.
Souvent, nous critiquons les gens qui sont dans la pauvreté, pour certains défauts. Mais il faut se mettre à leur place pour comprendre leur situation. Est-ce que nous aurions été plus résilients qu’eux? Toute formation doit impérativement reconstruire l’estime de soi des parents. Et que la femme retient son identité psychique ! Que nous lui donnons la chance de pouvoir vivre et plus tard, devenir cette maman résiliente !
À Terre de Paix, par exemple, nous avons enlevé tous les shelters. Nous avons mis en place un nouveau projet avec des familles. Au lieu d’accueillir les enfants retirés de leurs familles, nous prenons les familles, nous les plaçons dans une maison et nous les accompagnons. Nous avons cinq familles dans ce projet actuellement. Nous réhabilitons toute la famille. Par exemple, il y avait une maman qui dormait avec six enfants dans un parc à Saint-Martin.
J’ai présenté ce modèle au ministre des Finances, Renganaden Padayachy, lors des consultations budgétaires. J’ai dit qu’il faut arrêter avec ces dortoirs, où nous plaçons des enfants retirés de leurs familles. La réhabilitation doit se faire pour toute la famille. L’accompagnement est à la fois alimentaire, culturel et éducatif. Les enfants continuent à aller à l’école. L’accompagnement est pour une année. Si la famille est réhabilitée, elle retourne dans la communauté, tout en gardant un lien avec nous.

Quels sont les défis à relever pour renforcer la parentalité?

En 2023, il y avait la grande conférence internationale ECOPOSS, à l’Université de Lille, en France. Les grands chercheurs, anthropologues, sociologues, etc, étaient là pour réfléchir sur la famille. Nous avons présenté un papier sur les défis de la famille. Nous avons parlé de l’impact de l’écologie, la crise alimentaire et le changement climatique sur la famille. Beaucoup de familles dans le monde aujourd’hui, ont été déplacées à cause du changement climatique. Des familles n’auront pas à manger à cause du changement climatique. Les logements sont menacés dans certaines régions.
Un autre aspect est la révolution digitale. Est-ce que la famille a été préparée à cela? D’autre part, pouvons-nous exclure l’accès à l’informatique, au numérique aux familles qui vivent dans l’extrême pauvreté ? Comment vont-ils trouver un emploi demain ? Comment éduquer son enfant, s’il est exclu du monde digital ? Surtout dans un contexte où nous parlons de Online Learning. C’est un défi.
D’autre part, aujourd’hui, nous disons que nos enfants sont des Digital Natives. Est-ce que les parents ont été préparés à gérer cela ? Le dernier papier que j’ai présenté au colloque Internet Governance, c’est la cyberpsychologie. J’ai abordé justement cet aspect.
Un autre sujet préoccupant demeure la drogue et la famille. Nous avons consacré un webinaire à ce sujet et les autres pays membres de l’Observatoire sont dans la même situation que nous. Les familles sont impuissantes face à ce problème. Nous avons commencé à réfléchir comment nous pouvons aider les parents de manière proactive. Ce sera probablement une des thématiques de notre prochain colloque qui se tiendra à La-Réunion.
Avec Alain Muneean, le directeur de Terre de Paix et membre de l’Observatoire, nous abordons également l’aspect culturel. Est-ce que les familles se sont aujourd’hui éloignées de l’héritage culturel de nos aînés ? Quel est l’impact d’une aliénation culturelle sur les familles ? Ce sont autant d’aspects qui nous amènent à réfléchir et à agir. Nous constatons aujourd’hui que nos enfants et nos petits-enfants ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde que nous, en matière de valeurs culturelles. L’Observatoire va travailler sur la transition culturelle et la transmission de ce que l’UNESCO appelle l’héritage intangible à nos enfants.

Que pensez-vous de l’exposition aux écrans?

Nous vivons dans une ère digitale. Nous ne pouvons empêcher nos enfants d’avoir accès au numérique. Nous allons bloquer leur développement. Mais est-ce que nous avons appris à nos enfants comment utiliser l’outil numérique ? Est-ce que les parents eux-mêmes ont été formés ? Il faut développer un genre de Guideline, sur le cyberdanger vis-à-vis des enfants. Avec Internet Governance, j’ai commencé un travail sur la cyberpsychologie. Les parents doivent être formés à ce sujet.
Tout n’est pas négatif au sujet de l’internet, du digital. Tout est codé aujourd’hui. Les personnes qui travaillent dans les centres d’appels, par exemple, combien de codes doivent-ils mémoriser? Tout n’est pas noir concernant le numérique. Ce qu’il faut c’est exercer un certain contrôle. Les parents, les enfants, les enseignants doivent être éduqués sur la bonne utilisation du numérique, pour faire face aux abus.
En tant que président du Comité 17-Octobre, je peux vous dire qu’il y a aussi les exclus du numérique. Des enfants pauvres n’ont pas de tablettes ni de portables. Il y a un quart du monde où les enfants seront exclus du monde digital. Cela veut dire exclus de l’éducation, exclus de l’intégration sociale et économique, des 20 ans à venir. Comment soutenir ces familles ? C’est un défi.
Il y a des pays, y compris en Afrique, qui sont déjà entrés dans le Digital Learning et nous sommes toujours en train de faire Computer Studies.

Comment réagissez-vous à la violence dans les écoles ?

J’étais principal dans une école récemment et j’ai été choqué par le nombre de cas de violence. Violence entre enfants, mais aussi violence entre parents et enfants. Cela va au-delà du Bullying. Un parent qui a été victime de violence va reproduire la violence. Et l’enfant va reproduire aussi le même modèle. La famille est devenue un endroit où les droits des êtres humains sont violés. Combien de femmes ont été victimes de meurtre de leurs conjoints ? Il faut aussi s’interroger sur ce qui engendre toute cette violence. La pression professionnelle n’est-elle pas également porteuse de violence dans la famille ?
Comment les jeunes couples, qui ne vivent plus avec leurs parents, parviennent-ils à s’occuper des enfants, après une journée de travail ? Je peux dire que c’est très difficile pour eux. Est-ce que les grands-parents sont aussi toujours prêts à s’occuper des enfants ? Je dirai non. Il n’y a plus cette enveloppe protectrice comme par le passé. L’enfant passe sa journée à la garderie et quand il rentre l’après-midi, il se retrouve avec des parents qui ont bossé pendant une journée, qui doivent préparer la nourriture, nettoyer la maison, etc. Cette situation est souvent porteuse de conflits dans le couple et qui termine par la violence.
Et puis, n’oublions pas l’alcool, qui fait beaucoup de dégâts dans les familles. L’alcoolisme, la drogue, le Gambling, sont l’antithèse du bien-terre de la famille. Malheureusement, c’est omniprésent dans la famille mauricienne aujourd’hui.
Il y a aussi en notre société une perte de valeur morale et spirituelle. À Maurice, tout le monde se marie religieusement, mais après, que fait-on de cet engagement spirituel ? Cyril Dalais disait toujours qu’à Maurice, les familles se construisent autour des valeurs spirituelles. Mais est-ce que nos chefs spirituels ont pu soutenir dans le temps cet engagement spirituel? J’en ai souvent parlé avec des responsables religieux. Que se passe-t-il après les formations de préparation au mariage ? Que se passe-t-il après l’école des parents ? L’accompagnement par des valeurs spirituelles se perd. L’instabilité dans la famille déséquilibre le cerveau de l’enfant. Cela aura des répercussions sur son développement, basé sur la théorie de Freud, l’attachement.

Travaillez-vous également avec Rodrigues?

Avec l’Union européenne et la Croix Rouge, j’ai formé 20 formateurs, encadreurs de parents à Rodrigues. La particularité de Rodrigues est qu’il y a beaucoup de mères célibataires. Ces facilitateurs accompagnaient ces filles depuis la grossesse jusqu’à la naissance.
Depuis, nous avons été contactés par la commissaire de la Famille, Mme Agathe, qui était d’ailleurs présente à Maurice pour notre colloque, pour lancer l’observatoire de la parentalité de Rodrigues. Nous tenons à ce que Rodrigues garde son autonomie.

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