Serge Ng Tat Chung (éducateur) : « Pour une école inclusive et multipolaire »

Le-Mauricien a rencontré cette semaine Serge Ng Tat Chung, ancien recteur du Collège Saint-Joseph et ex-président de la PSEA et du conseil d’administration de la Higher Education Commission. Il plaide à cette occasion pour une école inclusive et multipolaire, et évoque également les Assises de l’éducation, qui ont eu lieu cette semaine. « Il y a une grande espérance placée dans ces Assises. Il ne faudrait pas non plus qu’elles déçoivent, parce que dans notre système éducatif, il y a aujourd’hui, avec de nouveaux besoins et de nouvelles attentes, une nécessité de faire évoluer un modèle inclusif. »

- Publicité -

À l’heure où nous parlons se tiennent les Assises de l’éducation. Qu’attendez-vous de cet exercice ?
Le nouveau ministre de l’Education a été bien inspiré d’organiser ces Assises, parce que le moment est venu de faire les états généraux du système éducatif, pour pouvoir identifier ses failles, ses insuffisances, et arriver à prendre des décisions pour faire bouger les lignes. Et je crois comprendre que les participants sont des personnes compétentes et d’expérience en la matière. Alors, il y a une grande espérance placée dans ces Assises. Il ne faudrait pas non plus qu’elles déçoivent, parce que dans notre système éducatif, il y a aujourd’hui, avec de nouveaux besoins et de nouvelles attentes, une nécessité de faire évoluer un modèle inclusif.
Posons-nous la question de savoir ce que l’école réserve, par exemple, à un enfant qui souffre de trisomie. Quel est son destin ? Il y a d’autres enfants qui souffrent de difficultés diverses. Et quand nous parlons aussi d’inclusivité, nous pouvons nous demander ce que sont devenus les élèves qui n’ont pu décrocher leur HSC, mais qui ont obtenu quand même, par la force de leur travail, deux C ou un C. Où vont-ils ? Qu’est-ce qu’ils font ? J’aurais aimé avoir des statistiques sur ceux qui sont en situation de décrochage scolaire, c’est-à-dire ces nombreux jeunes toxicomanes ainsi que beaucoup d’autres qu’on trouve sur la place publique ou à la gare, à l’heure des cours.
Un autre problème est que notre système est trop unipolaire. En dehors du HSC, il n’y a pas de prérequis. Il n’y a pas de visibilité pour cette catégorie d’élèves. Le moment est venu de mettre en place un système qui serait multipolaire, c’est-à-dire qui non seulement débouche sur le HSC, mais aussi sur d’autres avenues possibles.

Quelles sont les avenues que vous avez à l’esprit ?
Je pense à ceux qui sont très doués pour le sport. Ils devraient pouvoir suivre une filière sport-études digne de ce nom, avec un parcours bien balisé, et qui mène vers des objectifs de métiers très précis et valorisants, par exemple dans le paramédical, dans la formation sportive.
Il pourrait y avoir une filière qui serait consacrée à la culture et à l’art, à l’intention de nos jeunes qui sont doués pour le chant, pour le théâtre, pour la musique, la créativité… Nous pourrions permettre à tous nos jeunes créatifs, dans de multiples domaines, de former des professionnels hautement qualifiés, y compris dans les arts et métiers. Donc, il nous faut multipolariser notre système. Le temps est venu de prendre le taureau par les cornes.

Vous qui avez consacré votre vie à l’éducation, que ce soit au niveau pratique, comme enseignant, comme directeur, ou au niveau de l’institution, est-ce que vous pouvez dire que l’éducation a évolué dans le bon sens ?
Il y a une évolution, mais il faut l’ajuster en fonction du développement et des attentes actuelles du pays. Le développement du pays, les attentes des familles, les difficultés sociales que l’on rencontre requièrent qu’il y ait un système qui puisse tenir compte de tout cela ainsi que des talents multiples des élèves. Il y a beaucoup de jeunes qui sont dans des milieux défavorisés, qui sont exclus de ce système. Nous nous attendons à ce qu’ils soient hautement performants dans le cadre des études théoriques et académiques.
Notre système est actuellement hyperthéorique, hyperacadémique. Il faudrait arriver à trouver des filières qui permettent une méthodologie différente, qui serait basée non pas sur les rédactions extrêmement théoriques, mais sur une méthode faite de sondages, d’enquêtes, de rapports, de stages en entreprise. Arriver à trouver des méthodes qui permettraient à ceux qui ne sont pas nécessairement doués académiquement et théoriquement de trouver leur place.
Espérons que ces assises vont nous permettre de trouver ces voies, ces méthodologies pour donner à chacun sa chance, que notre système d’éducation soit vraiment inclusif. Mais je voudrais dire aussi autre chose, c’est que nous sommes encore, en tant que système éducatif, dans une gaine coloniale assez étroite.

Que voulez-vous dire ?
Il est vrai qu’à une certaine époque, le système colonial a formé des individus qui ont ensuite joué un rôle clé dans l’accession de l’île à l’indépendance et son développement en une nation, produisant des professionnels et des cadres compétents. Cependant, la situation actuelle est différente. Il est problématique qu’un élève ayant d’excellentes notes dans l’ensemble des matières puisse se voir refuser son diplôme uniquement en raison d’un échec en anglais.
L’importance excessive accordée à la langue anglaise, au point d’en faire une condition absolue de réussite malgré de solides performances en physique, chimie ou biologie, soulève des questions. Il serait judicieux d’envisager des approches qui reconnaissent la globalité des acquis d’un élève. Une modernisation du système éducatif s’impose, et si l’anglais doit y figurer, son caractère obligatoire mériterait d’être reconsidéré, par exemple en le proposant comme option.
Parallèlement, il serait pertinent d’envisager un système de bourses d’études qui prenne également en compte les résultats obtenus au baccalauréat international. En effet, proposer un éventail de matières qui valorise un large spectre de compétences chez les jeunes pourrait correspondre davantage aux besoins du pays. Il faudrait s’éloigner d’un système qui freine, qui exclut et qui impose des barrières. L’idéal serait un système qui ouvre des perspectives, qui encourage et qui privilégie une approche positive plutôt que restrictive. Je suis convaincu que chaque enfant mauricien mérite une opportunité, aussi modeste soit-elle.

La question d’avoir trois ou quatre Credits aux examens du SC afin d’être admis en classe de HSC a donné lieu à des débats. Qu’en pensez-vous ?
Le débat a été intense, mais il s’est principalement focalisé sur le caractère potentiellement limitant du système actuel, plutôt que sur les possibilités d’un système de bourses et d’encouragement et de motivation dans le cadre d’une perspective plus large. Cet aspect inhibant, je crois, est ce qui empêcherait chacun de réaliser son potentiel.
Prenez l’exemple du nouveau HSC Pro. Observez attentivement ses résultats. Sa méthodologie diffère sensiblement de celle du HSC académique. Le HSC Pro, à vocation professionnelle, repose sur des stages en entreprise, des enquêtes, des sondages. Il est frappant de constater que les établissements ayant obtenu d’excellents résultats en HSC Pro sont majoritairement ce que l’on appelle les petits collèges. Certains ont même enregistré des lauréats. Donc, il y a là une ouverture aussi dans une modification des méthodes et dans une ouverture des ordres d’examen.

Ce que vous proposez notamment en ce qui concerne les filières sportives existe à Maurice dans des institutions privées payantes, mais nous n’en disposons pas dans les établissements gouvernementaux ou subventionnés. Ne pouvons-nous pas dire qu’à Maurice il existe un système éducatif à plusieurs vitesses ?
Il incombe aux Assises de l’éducation de fournir une plateforme où l’ensemble des parties prenantes pourra procéder à un inventaire de la situation et formuler de nouvelles perspectives. L’exercice d’un discernement éclairé dans la sélection et la validation des propositions s’avèrent indispensables pour instaurer une égalité des opportunités éducatives pour l’ensemble des enfants mauriciens, au sein des institutions publiques comme privées.
Espérons que les assises vont nous permettre d’identifier ces zones qui doivent être exploitées. Dans le tourisme, nous parlons de secteur de niche. Allons voir où se nichent ces secteurs qui pourraient caser nos jeunes et les former en conséquence. Espérons que les assises vont nous permettre de déboucher sur un système nouveau. La meilleure des innovations serait l’innovation de notre système scolaire.

Est-ce que nous pouvons dire qu’actuellement l’école publique est malade ?
Il ne faut pas généraliser, car l’école publique a fait ses preuves et continue de le faire. Depuis toujours, même implicitement, elle a contribué significativement à la qualité des cadres mis au service du pays, que ce soit dans la fonction publique ou le secteur privé. Il faudrait maintenant l’adapter et l’ajuster, sans vouloir aucunement pointer du doigt qui que ce soit. Nous tous – au sein des écoles publiques, privées subventionnées et non subventionnées – avons besoin d’initiatives d’adaptation aux besoins du pays, au respect des qualités et du mérite des enfants, ainsi qu’aux attentes de la population. En effet, la population attend également que nos écoles soient des lieux rassurants, qui ne soient pas source de préoccupations et de soucis face aux violences.
Nous avons souligné l’importance d’un système inclusif et multipolaire, par opposition à un modèle unipolaire. Après avoir abordé la structure et la méthode, il est essentiel d’évoquer la qualité de l’enseignement et le profil des individus que nous souhaitons former dans nos établissements. Il ne faut en aucun cas minimiser, dans le parcours de nos enfants, des aspects fondamentaux tels que la conscience citoyenne. Celle-ci ne doit pas rester une simple formule rhétorique, mais se traduire par un programme concret, des actions tangibles sur le terrain et des témoignages vivants d’hommes et de femmes ayant pleinement exercé leur citoyenneté. Il faut aller trouver, chercher et dire pourquoi. Il y a la conscience citoyenne et après, bien entendu, les vertus morales.
Il ne faut pas oublier l’éveil à l’environnement. Des collèges ont commencé à créer des mini-forêts en utilisant une concentration de plantes endémiques et de tisanes locales.

Peut-on dire que le collège La-Confiance, sous la houlette du cardinal Jean Margéot, a été un pionnier dans ce domaine ?
Le cardinal Margéot a rendu possible la fondation du collège La Confiance avec le frère Rémy Carosin et le frère Anthony, selon la vision de ces deux frères lassalliens. Il s’agissait de faire de cet établissement un grand lycée agricole du pays avec une implantation régionale. Mais des contraintes bureaucratiques et des difficultés financières ont coupé court à l’idée initiale.
Le collège de La-Confiance a rejoint le courant unipolaire dominant, avec cependant l’enseignement de quelques matières de science agricole. La volonté initiale de multipolarité avait avorté. Il est souhaitable qu’à Rodrigues, nous fassions de l’école du Camp-du-Roi, fondée par le frère Rémy Carosin, l’un des plus grands lycées agricoles de l’océan Indien. Ce genre d’initiative montre non seulement le respect des plantes et leurs valeurs, mais également comment et de quelle façon cela se fait.
En vérité, le cardinal Margéot a été plus qu’un pionnier, il était un acteur et un innovateur. Il a toujours insisté sur le fait que l’école et la famille sont les deux mamelles de l’Église. Il n’avait pas arrêté de défendre la famille. Pour lui, la liberté de l’éducation et la liberté de choix des écoles étaient essentielles parce qu’il savait que dans le pays, les familles souhaitent un projet éducatif qui corresponde à leurs espérances.

Il a aussi décentralisé les grands collèges comme le ceux du Saint-Esprit, les Lorette…
À ce propos, il faut rendre hommage au cardinal Maurice E. Piat qui a fondé quatre établissements, à savoir les collèges Saint-Mary’s West, Saint-Esprit Case-Noyale, BPS Fatima et le Lorette de Bambous-Virieux, dans des quartiers défavorisés, avec pour objectif de lutter contre l’exclusion scolaire. L’Église catholique a même créé un collège privé.

Pensez-vous que les parents doivent s’impliquer davantage dans l’éducation de leurs enfants ?
Bien sûr. Nous souhaiterions qu’ils le soient davantage. J’étais chef d’établissement et ce sont toujours les parents que nous souhaiterions rencontrer, que nous n’arrivions pas à le faire. Il fallait les appeler et les faire venir. Ce sont ces parents-là qu’il faut pouvoir toucher.
De manière générale, les familles mauriciennes sont très conscientes que l’éducation est un enjeu capital pour les enfants. Mais hélas, il y a aussi une catégorie de gens dont on aimerait savoir pourquoi elles ne sont pas encore entrées dans cette prise de conscience que l’éducation est importante pour elles et que ce que la vie leur a refusé, leurs enfants vont pouvoir l’apporter. Ils vont trouver dans leurs enfants ce que la vie leur a refusé. Il faudrait que les parents puissent prendre conscience de cela.
Et je crois que dans un établissement scolaire, la rencontre avec les parents doit être systémique. Elle doit être fondamentale, régulière, sérieuse, préparée, annoncée, convoquée, retracée. Et ceux qui ne viennent pas doivent être interpellés. J’espère que les assises servent de réflexion sur une plus large intégration des familles dans la vie de l’école. Car c’est peut-être là que les étoiles naissent.

Un mot concernant les enseignants qui sont parfois critiqués…
Les enseignants ont beaucoup de mérite parce que c’est un métier très ingrat. Bien souvent, au regard de beaucoup de parents, quand l’enfant réussit, l’enfant est un génie. Quand l’enfant échoue, c’est l’enseignant qui est un imbécile. C’est un métier à risque aussi, et c’est un métier qui demande à être valorisé aux yeux de tous. Il y a des enseignants qui ont consacré toute leur vie à leur travail dans des conditions salariales extrêmement difficiles, allons dire avec un salaire modeste, mais qui voient, non sans fierté, les élèves qu’ils ont formés venir leur serrer la main et qui évoluent dans des conditions de réussite sociale et professionnelle qui les laissent quelquefois admiratifs.
C’est un métier qui a besoin d’être valorisé à tous points de vue, que ce soit au niveau des conditions de service, dans le cadre de la transmission de leurs connaissances ou des salaires.

Est-ce que l’entrée de drogues dans les écoles vous interpelle ?
Beaucoup. Ce qui m’interpelle le plus, c’est que la drogue est en train de faire des ravages auprès de catégories d’élèves de plus en plus jeunes et dans des milieux de plus en plus défavorisés. Ce n’est pas acceptable. Si nous pouvons cibler sur le plan social les catégories de personnes affectées, je crois qu’il y a une manière d’encadrer avec les moyens, avec les règlements et les lois nécessaires, pour pouvoir arriver à ce que ça ne se passe plus comme ça.
J’ai également été frappé par une criminalité et une délinquance de plus en plus jeune. Il y a un problème social et national qui se pose.

Vous avez publié récemment une autobiographie intitulée « Le temps d’un regard ». Pouvez-vous nous en parler ?
C’est un livre qui témoigne des grands mouvements et des soubresauts de la société mauricienne que j’ai vécus. J’ai aussi donné du relief à des personnalités mauriciennes que j’ai rencontrées dans mon parcours. Par exemple, Daniel Koenig, qui a été pour moi un éminent enseignant et un directeur d’établissement, et un grand Mauricien. J’ai eu l’occasion de travailler avec le Dr Philippe Forget. J’ai connu le cardinal Margéot.
À travers eux, je parle des institutions que j’ai connues de l’intérieur, à savoir l’Église, la presse et l’école. Je parle également de l’institution que j’ai servie pendant 20 ans, le collège Saint-Joseph, sans compter les années que j’ai passées comme élève et comme enseignant. J’ai là l’échantillon d’un établissement qui est le miroir des écoles à Maurice. La gestion d’un établissement comme Saint-Joseph n’est pas de tout repos. Je me souviens de la mort de Kaya. À cette époque, j’ai reçu une note pour me demander de relâcher les élèves sans donner d’instructions sur les moyens de transport, etc. Heureusement, au collège, nous avions une équipe solidaire et unie qui a permis de gérer ces moments de forte tension.
Et bien entendu, je parle du parcours qui a été le mien, moi qui suis issu d’un milieu extrêmement pauvre. Mon père était cordonnier et avait fait faillite, ma mère était femme au foyer, et j’ai tenu à leur rendre hommage et à encourager tous ceux qui sont dans la misère et la pauvreté pour leur demander d’être résilients et de croire dans l’éducation et de poursuivre ce chemin jusqu’au bout, quels que soient les aléas.

Un dernier mot…
Je souhaite bon vent aux Assises. La plus grande attente portera sur l’inclusivité du système et la multipolarité. L’école doit être multipolaire pour permettre aux talents multiples de nos enfants de s’épanouir.

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques