La solitude est déjà un mot lourd de sens, mais une solitude chevillée au corps par le grand âge est encore plus lourde à porter. Que se passe-t-il lorsqu’on est âgé, qu’on n’a plus personne pour s’occuper de soi et qu’on n’a pour dernier recours que de poser ses bagages dans une maison de retraite ? Chez Grand-Père & Grand-Mère, un nom évocateur, on organise des repas et des activités pour faire de Noël un moment unique et un lieu de vie chaleureux.
Ils sont 31 pensionnaires à la résidence Grand-Père & Grand-Mère, chacun avec ses traits de caractère particuliers. Et occupent des chambres simples mais qui assurent un confort à ceux ne pouvant plus à leur âge être autonomes. On est happé par le lieu qui donne face à la mer de Baie-du-Tombeau. Sur place, on côtoie des résidents gaillards, d’autres avec un handicap physique, mais avec la joie de vivre. Il y a encore cet esprit de Noël qui les anime.
Roseta Chan Chu, 71 ans, est la plus fringante de la troupe. Elle parle avec aisance et raconte qu’un « méchant AVC » l’a conduite à la résidence de retraite Grand-Père & Grand-Mère depuis six mois. Elle y a trouvé ses repères. Du secrétariat à la sécurité, Roseta, mère de deux enfants et de cinq petits-enfants, a une pensée pour son petit-fils Ethan dont l’anniversaire approche à grands pas : « J’ai dit à mon fils de lui donner Rs 1 000 de ma pension et des poissons pour son aquarium. »
Avec un ton chaleureux, Roseta partage ses souvenirs d’un passé lointain certes, mais encore vivaces dans sa mémoire : « Je suis née derrière le dos de la cathédrale Saint-Louis dans la cour de Blanche Birger avant d’être relogée à trois ans au Champ-de-Mars. Ma mère était femme au foyer et mon père, un petit filou. » Elle se remémore aussi cette tante couturière dont elle se serait bien occupée si elle n’était pas partie au ciel. Elle ne mâche pas ses mots, Roseta, avec ce franc-parler qui la caractérise et insiste pour dire que la maison de retraite, c’est elle qui l’a voulue.
« On ne m’a pas forcée. J’ai un fils et une fille adorable mais qui ont leur vie. Et après mon AVC, il a fallu que je reprenne des forces. Mon intervention chirurgicale s’est bien passée. Après, quand j’ai vu le médecin tamponner ma cicatrice avec de l’alcool, j’ai pris peur. Heureusement que je n’ai rien ressenti. Avant ma maladie, j’étais active dans un club pour personnes âgées, je faisais mon shopping. J’aime manger du biryani. Puis, on m’a dit de voir un psy après mon opération de la tête. Imaginez-vous, Rs 1 000 pour que je lui raconte ma vie, c’est cher payer ! » Ses éclats de rire font résonner sa chambre et l’écho en rejaillit comme une bouffée de bonheur. Roseta n’a pas la langue de bois. Avec elle, ça passe ou ça casse, pas de compromis.
Comment compte-t-elle fêter Noël ? « Mon fils veut que je passe Noël chez lui, mais je ne veux pas louper la fête chez Grand-Père & Grand-Mère. C’est mon choix d’être ici, personne ne m’a forcée. Ma fille est en France, mon fils à Maurice, ils sont adorables », confie-t-elle. Roseta a ses petites habitudes, avec ses voisines de palier de la résidence de retraite, celles de se raconter leurs petites confidences. Ses petits yeux s’animent : « Vous savez ce que j’ai envie de demander au Père Noël : de retourner chez moi mais avant, je rêve de faire une grande croisière dans les îles de l’océan Indien. » Elle se précipite sur le petit bonnet du Père Noël et s’imagine déjà le vœu formulé exaucé.
Roseta se fait une joie de participer à l’organisation des fêtes de Noël. Sous le sapin, décoré de boules et de guirlandes, elle rappelle aux résidents : « Pour la photo, on met les cadeaux sous le sapin qu’on aura le jour de Noël. On ne touche pas aux cadeaux qui seront distribués le soir de Noël. » La mère Noël donne le ton du chant de Noël en lançant à tue-tête Petit Papa Noël. Quelle joie de vivre, cette Roseta, au point d’oublier qu’elle est en maison de retraite. Pour elle, chaque résident se doit de créer dans sa tête cet esprit de Noël dans une ambiance familiale.
« Je veux rentrer à la maison »
Clément, lui, ne compte plus son âge. « Dans la tranche de 69 à 71 ans », lance-t-il peu convaincu. Pourtant, il a décidé à sa manière de nous accueillir avec une mélodie de Beethoven au piano, Lettre à Élise. Ses doigts fébriles glissent le long du piano et sa musique sans fausse note lui vaut bien des applaudissements. Clément sait battre la mesure. Pourtant, il se sent abandonné avec en leitmotiv des mots qui résonnent à chaque détour de phrase : « Je veux rentrer à la maison. » Non pas qu’il se sente malheureux, mais, dit-il, par habitude.
« J’ai travaillé dans le département de l’agriculture, j’ai appris à jouer du piano dans une école de musique. J’ai fait carrière comme on dit et aujourd’hui à mon âge, il faut bien arrêter et laisser la place aux autres. » Et quand on demande à Clément quel cadeau lui ferait le plus plaisir, il rétorque : « Il est où ce cadeau de Noël ? Je n’ai rien reçu. » On lui rappelle que Noël n’est pas encore arrivé et qu’il faudrait de la patience. « Étant dans une maison de retraite, je ressens la solitude. Mon épouse est décédée, une de mes sœurs aussi. L’autre vivait ici chez Grand-Père & Grand-Mère avant sa mort. » Clément retient son souffle, son chien aussi est mort âgé.
Et Clément supporte-t-il la solitude ? Son visage se fait tout doux, presque triste. « C’est d’être incompris quand je dis que je veux rentrer à la maison. » Avec une mémoire qui flanche cause de la maladie d’Alzheimer, il assure qu’il est en pleine forme et nourrit ses rêves de recomposer avec son passé. « La vie m’a tout donné, mais je souffre aussi d’une injustice », dit-il.
Clément a pourtant appris à savoir reconstruire un chez-soi dans la maison de retraite. Ces doigts qui se promènent tout le long du piano apportent un air de gaieté dans sa chambre. Et les échos provenant des notes de Beethoven, de Chopin qu’il maîtrise à la perfection, le réconfortent dans son rêve de se retrouver son chez lui. Avec un petit clin d’œil, il nous rassure attendre ce repas festif de Noël avec toutefois une précision : « Je ne mange pas de riz. Au Père Noël de s’en accommoder. Il trouvera la bonne recette. »
« Je ne t’abandonnerai pas »
Laissant Clément à sa musique, nos pas nous mènent à la chambre de Francine, 84 ans, clouée au lit. Son visage qui rayonne et son sourire accueillant invitent à une petite causerie. Atteinte de polio, Francine a eu une vie de femme, de mère et d’infirmière. Un côté de sa jambe ne pouvant plus soutenir son corps frêle, à force de faire des chutes, elle s’est fracturé le fémur et depuis, elle s’est résolue à être en maison de retraite. Cette belle énergie qui l’anime est contagieuse.
Avec Francine, aucune période n’est douloureuse ni d’événement compliqué à passer, elle veut aussi participer à l’ambiance de Noël, en étant proche de Dieu. « Quand Jésus est venu dans nos cœurs, nous avions gardé la porte fermée. Noël est le moment de se rapprocher de Dieu. Je ne ressens aucune solitude, et j’ai toujours cette parole de Jésus en tête : Ne crains pas, je ne t’abandonnerai pas. Je dis toujours que c’est le Seigneur qui décide de notre destin et le fait de me plier à sa volonté rend mes jours heureux. Mes enfants sont venus me voir, m’ont apporté un gâteau d’anniversaire en novembre et ont décoré ma chambre de guirlandes pour la Noël. »
Francine apporte un regard nouveau sur la vie et déconstruit ce mythe que pour être heureux, il faut une belle maison, une voiture, de l’argent. Sa vie est faite de gestes simples, comme regarder autour de lui, se lever et admirer un coucher de soleil, selon ses prédispositions. Cette joie de vivre couplée à une attitude positive nous arrache une larme à l’œil.
La magie de Noël, elle a su la retranscrire à travers son sourire et ne s’offusque pas de ne pas pouvoir courir. Pas un seul soupçon de colère, tout est limpide. « J’apprécie chaque moment que je transforme en conversation avec Dieu. J’ai le temps de lui confier mes prières et de voir l’amour que me portent mes enfants. Si je suis dans une maison de retraite, c’est pour mon bien. Seule, dans mon état, je ne m’en sortirai pas. Ici, j’ai le bain à l’heure et les repas aussi comprenant le petit-déjeuner, déjeuner, goûter et dîner. Le fait d’avoir 84 ans est une bénédiction et je rends grâce au Seigneur pour cela. » Francine a su recréer cette magie de Noël, elle attend de voir ses enfants pour partager ce moment avec eux.
James, ancien employé de Telecom, est âgé de 78 ans et trouve que vieillir n’est pas un handicap, mais juste un prolongement de la vie. Pour lui, le temps est passé et les souvenirs se sont envolés. Mais du moment qu’il se retrouve avec d’autres résidents, cela lui permet de s’accrocher à la vie. « Noël, ce n’est pas que pour les enfants, mais aussi pour les personnes âgées. » S’il se sent dans la catégorie des oubliés, James peut se consoler d’avoir des amis qui sont comme lui.
Roseta, avec sa joie de vivre, a vite fait de convier les résidents autour du sapin de Noël, coiffée de son bonnet rouge et blanc. Tous attendent la venue du Père Noël et de découvrir sous le sapin leurs cadeaux avec leurs noms. « Une croisière serait le plus beau cadeau, mettez cela dans l’article. » Avec sa verve coutumière, elle entraîne les papis et mamies de la bande pour un chant de Noël en chœur avec pour notes « Petit Papa Noël, n’oublie pas mes petits souliers… »
Difficile de passer Noël en solitaire chez Grand-Père & Grand-Mère. Et fort heureusement, les maisons de retraite comme cette dernière sont présentes pour maintenir le lien social et faire oublier le sentiment d’abandon. Il y a aussi cette mémoire émotionnelle qui reste présente et ces chansons de Noël, en hommage aux souvenirs d’enfance ou aux petits-enfants. Aujourd’hui, ce sont les regards des personnes âgées qui s’émerveillent avec ce regret d’être passé dans la case des oubliés. Heureusement que la magie de Noël opère à tous les coups en attendant des jours meilleurs !
Percy Benyett : « C’est beau de vieillir »
C’est à Baie-du-Tombeau, face à la mer, que Percy Benyett, le directeur de la résidence de retraite Grand-Père & Grand-Mère, accueille ses résidents, pour la plupart des personnes âgées. Son objectif est d’encadrer les aînés à vieillir ensemble dans le respect, la dignité et le confort. Pour lui, il est important aussi que chaque résident arrive à créer des liens de solidarité entre eux et avec le personnel qui les accueille au quotidien.
Créée 1996, la résidence de retraite Grand-Père & Grand-Mère accueille 31 personnes, chacune ayant sa propre chambre. Autrefois à la tête de l’hôtel Capri comprenant une quinzaine de chambres, suite à une visite en Europe, Percy Benyet a décidé de convertir son espace hôtelier pour touristes en maison de repos.
« On va tous vieillir un jour et l’idée d’offrir un cadre idéal à ces personnes âgées était ma priorité. Je me suis toujours senti proche des personnes âgées et je réfute ces mots de “vieux” ou “petits vieux”. En 1996, pas beaucoup n’avaient cette vision des maisons de retraite », concède-t-il.
Percy Benyet note que la solitude et l’indifférence sont les problèmes majeurs des personnes âgées. « Je considère que c’est beau de vieillir. Une de mes pensionnées de la maison de retraite a trouvé l’amour à 73 ans, lui était plus jeune, 68 ans. Ils se sont mariés et sont partis. » Il se souvient aussi d’un autre résident mort d’un cancer et dont la passion était de cultiver des plantes. « Tous ses pots ont été conservés. Il y a aussi Jeannette, une autre résidente qui ne voyait jamais ses lunettes. Sa nièce lui faisait parvenir à chaque fois une nouvelle paire de chez Farook Hossen. À sa mort, j’en ai trouvé d’autres dans la cour, dans des pots de fleurs et même dans des endroits où on ne pouvait avoir accès. Il y a une photo de Jeannette qui trône au salon. Cette femme était exceptionnelle, je crois que même dans la mort, ces autres paires de lunettes retrouvées sont des indices de farce qu’elle nous faisait de son vivant. »
Pour le 25 décembre, Percy prévoit grand au menu pour les résidents : croquette de poisson, poulet croustillant, samoussas, soupe de maïs au poulet et œuf, riz safrané, salmis de canard, poulet tandoori, salade de crudités, sans oublier la bûche de Noël et les cadeaux.
Le menu du réveillon sera différent mais tout aussi alléchant, conclut-il, sans oublier de faire appel au Père Noël pour faire jaillir dans les yeux de ces personnes âgées la magie de leur enfance retrouvée, le temps d’un 24 décembre après la messe de Noël.