Me José Moirt participera à la 35e session du Comité des droits humains des Nations unies, à New York, du 2 au 6 décembre. Il y présentera un rapport sur la réparation aux descendants d’esclaves à Maurice. En tant qu’avocat spécialisé dans les droits humains, il a répondu à l’appel des Nations unies pour soumettre ce rapport au nom de la société civile. Car l’État mauricien n’a pas soumis de rapport en ce sens contrairement à d’autres pays où la traite négrière a été pratiquée. Pour Me Moirt, au-delà de la réparation, il faut aussi en finir avec le système hérité de l’esclavage et de la colonisation, qui continue à favoriser la discrimination envers les descendants d’esclaves.
Vous avez présenté deux rapports sur la discrimination raciale à l’ONU avec Affirmative Action et cette fois-ci, vous présentez un rapport pour la réparation aux descendants d’esclaves. Pourquoi une telle démarche ?
Je tiens avant tout à préciser que contrairement aux deux rapports sur la discrimination raciale avec Affirmative Action, cette fois-ci, je présente le rapport au nom de la société civile. La raison étant que la date limite était le 7 octobre dernier et qu’à cette période, j’étais engagé dans les élections générales. Affirmative Action étant apolitique, j’avais donc pris mes distances de l’organisation. J’ai tout de même le soutien d’Affirmative Action et de nombreux Mauriciens, d’ici et d’ailleurs, dans ma démarche.
Après les deux rapports sur la discrimination raciale, j’ai poursuivi mes recherches. Ce qui m’a amené à comprendre que toutes les discriminations à Maurice découlent du système de l’esclavage et du système électoral. Ce qui explique qu’aujourd’hui, ce sont toujours les mêmes que nous retrouvons en prison, exclus du service public, en train de pousser des chariots de vieille ferraille ou en train de faire la queue devant le bureau de la Sécurité sociale après les inondations ou les cyclones. Le système de l’esclavage a des effets qui persistent encore aujourd’hui.
C’est pour cela que lorsqu’il y a eu l’appel des Nations unies pour la réparation aux descendants d’esclaves je me suis obligé à faire ce rapport. Je me suis dit que si l’État ne présentait rien, au moins la société civile fera entendre sa voix. À ce moment-là, je ne savais pas encore que l’État mauricien, ni nos institutions censées défendre les droits humains, n’allaient soumettre aucun rapport. Je pense avoir fait mon devoir.
Pourquoi est-il important que Maurice présente un rapport aux Nations unies concernant la réparation aux descendants d’esclaves ?
Il y a eu un comité des Nations unies qui a travaillé sur la question et recommandé des réparations aux victimes de la traite négrière. À ce jour, ce sont leurs descendants qui sont concernés. Présenter le rapport permettra de présenter le cas mauricien et le projeter sur la scène internationale. Après la session qui aura lieu à New York, du 2 au 6 décembre, des recommandations seront faites pour l’Assemblée Générale de l’ONU l’année prochaine.
Des pays comme le Brésil, la Colombie ou le Mexique ont présenté leurs cas. Si Maurice ne présente pas de rapport, notre cas ne sera pas pris en considération. De plus, nous sommes un cas particulier, car il y a trois pays colonisateurs qui sont concernés par la traite négrière, soit la Hollande, la France et l’Angleterre. Si nous ne présentons pas ce rapport, le monde va croire qu’il n’y a pas de problème chez nous. D’autant que dans ses rapports à l’ONU, l’État vante généralement la nation arc-en-ciel, fait croire que tout le monde est sur un pied d’égalité et ainsi de suite.
Le rapport de la société civile a-t-il le même poids que celui de l’État ?
C’est un rapport qui présente des faits. Il y a eu des recherches qui ont été faites avant de rédiger ce rapport. Il y a des faits historiques, des statistiques, je n’invente rien. La seule différence entre mon rapport et celui de l’État est qu’avec moi, il n’y a pas de cover up. J’ajouterai que c’est la première fois que la société civile est engagée à ce niveau.
Nous ne pouvons parler d’unité nationale s’il n’y a pas de réparation. Il n’y a pas de méritocratie s’il n’y a pas de réparation. Depuis l’adoption de la Résolution 60/147, la réparation est devenue un droit pour les descendants des victimes. Ce n’est pas parce qu’il y a quelques éléments qui s’échappent du filet que les problèmes n’existent pas. La majorité sont encore prisonniers du filet.
La Résolution parle des voies vers la Justice Réparatrice et la restitution des biens volés, comme les objets d’art ou les terres. La réparation, envers les descendants d’esclaves, c’est aussi réparer un crime contre l’humanité. Nous ne pouvons plus nous cacher la face.
En quoi consiste la réparation exactement ?
Il y a cinq éléments de réparation. Il y a d’abord la compensation financière. Nous avons proposé d’utiliser la taxe comme outil de réparation. À Maurice, les entreprises multinationales – constituées et opérant à Maurice – sont exemptées du paiement de la taxe sur la responsabilité sociale des entreprises. Nous estimons que la taxation des entreprises mondiales devrait être utilisée comme un outil de réparation et de justice sociale.
Un autre aspect est la réadaptation, soit la valorisation des acquis de l’expérience. La Commission Vérité et Justice avait déjà parlé de la réadaptation comme un aspect crucial pour traiter efficacement le « syndrome post-traumatique de l’esclavage ». Par exemple, les artisans comme les plombiers, les maçons, les tailleurs, entre autres, n’ont pas de qualifications sur papier, mais ils ont la connaissance. Or, dans le monde actuel, sans un bout de papier, vous ne valez rien. Donc, ces compétences doivent être reconnues sur papier.
Un autre élément est la satisfaction, axée sur les excuses réparatrices. La résolution dit qu’une « reconnaissance des faits est une acceptation de responsabilité, des sanctions judiciaires et administratives contre les auteurs, ainsi que des commémorations et des hommages aux victimes ». À Maurice, des experts soutiennent que des excuses publiques, accompagnées d’une demande de pardon, de la part de ceux qui ont profité de l’esclavage, sont des conditions préalables à la guérison des Créoles.
Il y a ensuite la restitution. Dans notre cas, nous demandons le rapatriement numérique des documents d’archives. Cela se révèle très important pour les cas de dépossession de terre, notamment. La Commission Vérité et Justice a reçu 340 plaintes pour dépossession de terres. Aujourd’hui, il y a plusieurs cas qui sont bloqués en Cour et qui n’avancent pas. Avec les documents, nous pourrons faire bouger les choses.
Finalement, il y a la garantie de non-répétition, qui inclut l’immigration comme réparation. Ceux qui ont exploité l’humain pour leur bien en violation de ses droits et qui ont continué le système après l’abolition, ont l’obligation de réparation. Sous le thème de l’immigration, cela peut se traduire par des bourses d’études, des permis de travail ou des stages pour valoriser les compétences.
Dans le contexte mauricien, il y a aussi eu des esclaves qui n’étaient pas africains. Comment gérer cela ?
Il y avait effectivement des esclaves malgaches, africains, indiens et des créoles, nés ici. J’ai toutes les statistiques à ce sujet. C’est un fait, cependant que la majorité était des Africains et surtout des hommes. Ça c’est la partie visible. Il y a aussi une partie invisible, que nous retrouvons dans le registre social.
Il y a un travail de longue haleine qui nous attend. C’est pour cela que j’ai proposé à Affirmative Action de mettre en place une structure permanente pour faire en sorte que ce travail continue. Car je ne suis pas éternel. Il faut former des jeunes pour continuer la lutte.
Il y a beaucoup de jeunes Mauriciens ici et à l’étranger qui sont intéressés à donner un coup de main. Pour ma part, si je pouvais ne faire que ça jusqu’à ma mort, j’aurais été très heureux. Mais ce n’est pas possible.
À quoi vont servir les recommandations du Comité des droits humains des Nations unies, concrètement ?
Les recommandations seront utilisées pour l’Assemblée générale des Nations unies l’année prochaine. Les pays membres seront appelés à les adopter et ainsi s’engager à réparer. Comme je l’ai dit, dans le cas de Maurice, trois pays qui sont concernés, les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne. C’est une action globale qui se met en place.
C’est pour cela que c’est aussi important pour moi d’aller à New York, afin de pouvoir être en contact avec d’autres mouvements comme Black Lives Matter et la National African American Reparation Commission. Il y a aussi un collectif réunionnais qui a soumis un rapport. Les Malgaches sont très concernés aussi. Nous devons donc travailler en réseau.
Que peut faire le gouvernement mauricien à son niveau ?
Déjà, le gouvernement doit reconnaître l’esclavage comme un crime contre l’humanité, dans la Constitution. Car même si l’esclavage a été aboli, le système est toujours en place. Nous importons toujours de la main-d’œuvre malgache via un système d’exploitation, n’est-ce pas ? Il n’y a plus de chaînes aujourd’hui, mais le système d’exploitation est toujours là.
Ensuite, il y a les archives de la Banque d’Angleterre qui ont été publiées et nous avons désormais les noms des maîtres qui ont reçu des compensations financières après l’abolition de l’esclavage. J’espère qu’au moment venu, leurs descendants s’engageront pour la réparation et que les autorités y veilleront.
Il y a aussi ce système électoral de 36-16-9-1, qui est la source de nombreuses discriminations et qui a été scrupuleusement respecté lors des dernières élections. J’avais axé dessus mon deuxième rapport sur les discriminations raciales. Il y a aussi toute la question d’identité de la communauté créole.
Ce que nous pouvons surtout attendre du gouvernement, c’est que le rapport de la Commission Vérité et Justice soit rendu public. D’autant que c’est le gouvernement travailliste qui avait mis sur pied cette Commission. Il est temps aussi de reconnaître la contribution des esclaves dans le développement de l’économie. Sans esclaves, il n’y aurait pas eu de champs de cannes, par exemple, à Maurice.
Propos recueillis par Géraldine Legrand