De mi-juillet à fin août dernier, Krishna Luchoomun a renoué avec l’exposition en solo de ses œuvres. Autour d’un thème révélateur, Enn ti dialog avec Malcolm, il a exposé ses œuvres à The Hybrid, à Moka. L’artiste plasticien, cofondateur du collectif pARTage, revient sur quelques thématiques spécifiques aux artistes, de toutes les disciplines confondues, en cette année électorale, mettant l’accent sur les attentes et besoins cruciaux. Dans la même veine, le citoyen en lui évoque ses craintes et exprime ses sentiments sur le climat social qui prévaut dans le pays.
Krishna Luchoomun, fidèle à son tempérament fortement imprégné de philosophies universelles, et au parler-franc qui le caractérisent, ne mâche pas ses mots. Il explique sa déception de n’avoir pu exposer ses œuvres autour de Malcolm de Chazal au MGI, où il est chargé de cours depuis plus de deux décennies, malgré l’existence, récente, d’une galerie destinée à abriter les œuvres des artistes locaux. Jetant un regard sans fard sur l’actualité, Krishna Luchoomun livre ses commentaires sur des raisons pour lesquelles notre société s’enlise… Rencontre.
Vous avez récemment tenu une expo solo après un long hiatus. Parlez-nous de cette aventure…
Krishna Luchoomun : Mon dernier solo remonte à 2015. « Enn Ti Dialog Avec Malcolm », qui s’est déroulée du 19 juillet au 30 août, a été une très belle aventure. Mais cela a demandé beaucoup de travail qui n’aurait pas été possible sans le précieux soutien de la Fondation Malcolm de Chazal, de Moka Smart City, d’Officéa et de l’hôtel Paradis Beachcomber. Je leur suis profondément reconnaissant de leur aide, sans laquelle il aurait été difficile d’orchestrer un tel projet, avec des activités hebdomadaires telles que des ateliers pour enfants, atelier pour adultes et une table ronde.
Un grand merci également à Nooreen Lallmamode, talentueuse professionnelle du design et des médias qui a développé la communication visuelle, ce qui a grandement dynamisé le projet. Je n’ai entendu que des commentaires positifs sur cette exposition. Plusieurs personnes sont très reconnaissantes d’avoir découvert Malcolm de Chazal ou des facettes de lui qu’elles ne connaissaient pas ! Je suis très heureux d’avoir pu contribuer à ce partage de connaissances par le biais de l’art.
Chaque œuvre de l’exposition était accompagnée d’une note conceptuelle. Pourquoi pensez-vous que c’est important d’expliquer l’œuvre ?
La note n’explique pas le travail, mais elle sert, avant tout, de point d’entrée dans le travail et laisse une grande place à l’interprétation personnelle. L’art contemporain nécessite une connaissance de base de la culture et du contexte pour être compris. C’est là que cette note d’accompagnement devient importante, sinon indispensable. Partager des connaissances par l’art nécessite des notes explicatives qui aident à améliorer la lecture visuelle, à renforcer l’intelligence émotionnelle et à stimuler la réflexion. La connaissance ne doit pas être considérée comme un produit de consommation, mais plutôt comme un catalyseur pour générer de nouvelles connaissances par la réflexion.
Vous êtes chargé de cours à l’École des Beaux-Arts au MGI et la recherche fait partie intégrante de votre travail. Êtes-vous satisfait des résultats de votre projet de recherche sur Malcolm de Chazal ?
Oui, au MGI, comme dans tous les établissements d’enseignement supérieur, la recherche est une composante très importante de notre travail. Nous sommes l’un des rares établissements où la recherche basée sur la pratique est encouragée. Je suis satisfait des résultats, même si, avec davantage de moyens, j’aurais pu aller plus loin.
L’École des Beaux-Arts du MGI dispose d’une très belle salle d’exposition. Pourquoi avoir choisi d’exposer à The Hybrid, et non là-bas ?
Les œuvres ont été conçues en fonction de l’espace de la galerie MGI, mais malheureusement, je n’ai pas pu trouver de sponsors pour la location. Je voulais exposer au MGI, une institution à laquelle je suis attaché émotionnellement, y ayant enseigné pendant plus de 20 ans et il me reste encore trois ans. Avec un loyer journalier de Rs 5 000, la galerie MGI m’aurait coûté environ Rs 225 000 pour cette exposition de six semaines. Je suis reconnaissant envers la direction qui m’a offert une remise de 50%, mais c’était quand même hors de mon budget. Heureusement, Moka m’a offert un espace d’exposition gratuitement avec, en plus, un budget pour l’exposition !
Je suis surprise d’apprendre que le MGI vous a demandé de payer pour exposer dans l’institution où vous travaillez ! Et de surcroît, vous présentez les résultats de vos recherches en tant qu’artiste plasticien académique. N’est-ce pas le rôle du MGI de promouvoir la culture ? La culture dans toute sa grandeur, dont la culture indienne, mais tout aussi bien la culture mauricienne, non ?
J’ai également été surpris et, je dois dire, assez déçu de devoir payer pour présenter mes résultats de recherche dans l’institution où je travaille depuis plus de 20 ans. Mais je pense que c’est parce qu’ils ont des frais à couvrir… De toute façon, c’est la politique de l’institution, on ne peut pas aller contre.
Personnellement, je suis d’avis que la galerie de l’École des Beaux-Arts du MGI devrait être mise gratuitement à la disposition de nos artistes. Cela contribuerait à démocratiser et revitaliser davantage l’art dans le pays tout en donnant plus de visibilité au MGI en tant qu’espace ouvert à tous les Mauriciens. L’art visuel est probablement la forme d’art la plus inclusive.
Bon, oublions le MGI. Comment a été l’accueil du public ? Avez-vous vendu des tableaux ? Un artiste peut-il vivre de son art en 2024 à Maurice ?
Nous avons eu un très bon public, des gens qui ont pris la peine de se déplacer pour voir cette exposition dans un endroit peu connu et, chose intéressante, les visiteurs ont passé beaucoup de temps dans la galerie pour dialoguer avec les œuvres ! C’est très réjouissant.
J’ai vendu quelques œuvres, en effet, et c’est déjà pas mal. Les œuvres sont de taille lémurienne et nécessitent beaucoup d’espace. Si je peux me permettre un commentaire, je trouve que ce sont les institutions et les corporates qui devraient soutenir l’art contemporain Mauricien, de manière plus significative. Mais malheureusement, cela ne fait pas partie de leur culture : la plupart n’achètent que par connexion.
Pour revenir à votre question si un artiste peut vivre de son art en 2024 à Maurice, je dirai catégoriquement non ! L’artiste dépense beaucoup plus qu’il ne gagne. Et je parle là de presque toutes les formes d’art, la danse, la musique, le théâtre, l’écriture… Dans les arts visuels, si vous produisez uniquement pour vendre, vous pouvez éventuellement gagner votre vie, mais si vous faites de l’art pour l’art et n’avez aucune autre source de revenus, vous allez sûrement mourir de faim ! L’arrivée du National Arts Fund a apporté un certain soulagement et a aidé de nombreux artistes à réaliser des projets. Mais ce n’est toujours pas suffisant; c’est compliqué et on ne peut le recevoir qu’une fois chaque deux ans.
Nous sommes dans une année électorale. Quelle est votre lecture de la scène politique actuelle ?
De belles promesses, promotions et avalanches de cadeaux ! On fait tout pour séduire et “kouyone” le peuple. Il y a une utilisation excessive des centres culturels et de leurs dirigeants à des fins politiques. Tout cela semble parfaitement légal, mais demandons-nous est-ce que c’est moral ? An tou ka nou konn bien ki moralite na pa ranpli vant nou bann politisien !
Je trouve aussi cela très dommage que les Mauriciens ne puissent trouver une équipe propre, intègre et éclairée qu’ils souhaitent…
Parlons des associations socioculturelles. Que pensez-vous de l’incident survenu lors d’une manifestation d’un petit groupe de citoyens concernant le terrain attribué au Centre culturel tamoul ?
D’après ce que j’ai pu voir via des images relayées par les réseaux sociaux, il y a eu de la brutalité policière qui n’était pas nécessaire puisqu’il s’agissait d’une manifestation pacifique. Cela témoigne, pour moi, d’un déclin de la démocratie dans le pays. Les gens doivent pouvoir exprimer leurs inquiétudes sans crainte aucune lorsqu’ils ressentent une injustice, mais bien sûr de manière pacifique. Notre Premier ministre aurait dû être le premier à condamner l’action brutale de la police, mais il a choisi de rester tranquille.
Ne pensez-vous pas qu’il y a un amalgame malsain entre la culture, la religion et la politique dans notre pays ?
Oui, totalement ! C’est vrai et il est malsain de confondre culture et religion. La religion doit être pratiquée dans des lieux de culte dédiés, comme les églises, les mosquées, les temples et les pagodes ainsi qu’à la maison. Dans une société multiculturelle comme la nôtre, toutes les cultures différentes doivent pouvoir s’épanouir par la pratique, la préservation et l’évolution. Pour la diversité culturelle, il n’y a rien de mal à ce que l’État fournisse des terrains pour la construction de centres culturels. Cependant, il est essentiel que les politiciens n’exploitent pas ces centres à des fins politiques, comme cela a souvent été le cas, jusqu’ici. Malheureusement, c’est un two-way trafic : certains dirigeants socioculturels essayant également de tirer profit de cette situation.
Votre avis sur un centre culturel mauricien unifié, qui serait plus bénéfique que des centres culturels séparés pour différents groupes religieux…
Pour moi, l’île entière est notre centre culturel Mauricien ! De même, le ministère des Arts et de la Culture devrait servir de centre culturel principal de toute l’île Maurice. Cette institution devrait être le point de convergence de toutes les parties prenantes et fournir les installations nécessaires à l’épanouissement de l’art et de la culture mauriciens. Il faut arrêter d’encourager les divisions de toutes sortes. Ce n’est pas cela notre identité !
Il est très important de construire des ponts entre les différentes cultures qui existent sur notre île. Nous devons aller au-delà du multiculturalisme et adopter l’interculturalisme. Les centres culturels, en tant que pôles d’art et de culture, devraient être ouverts à tous les Mauriciens, quelle que soit leur origine culturelle.
Imaginons un Mauricien d’origine chinoise exécutant du bharatnatyam ou jouant du djembé, ou apprenant la langue tamoule. Un hindou maîtrisant la ravanne ou la calligraphie islamique. C’est la beauté de l’interculturalisme, un concept qui va au-delà de la simple coexistence et qui favorise des liens et une compréhension plus profonds entre différentes cultures. Il s’agit de créer un dialogue dynamique où les cultures peuvent interagir, apprendre les unes des autres et grandir ensemble, enrichissant ainsi notre paysage culturel collectif.
Nous apprécions tous notre halim, biryani, dholl puri, sept carrys, grillade, rougaille, panakon, boulette, mine… C’est déjà ça le mauricianisme. Pour rester dans la cuisine, je dirais que le mauricianisme ne doit pas être un biryani ou une soupe de cultures, mais plutôt une salade vibrante dans laquelle chaque culture ajoute sa saveur unique sans perdre sa propre essence.
Quelles sont vos attentes d’un nouveau gouvernement en tant qu’artiste, d’une part, et de citoyen de l’autre ?
J’attends encore et toujours davantage de considération pour les artistes, notamment ceux qui vivent de leur passion, et qui, beaucoup ne le comprennent pas, est en fait leur métier. J’attends davantage de soutien à la création dans toutes les disciplines et, bien sûr, dans le domaine des arts visuels, j’attends la création d’un musée d’art, comme promis par tous nos gouvernements successifs ! Chacun a son centre culturel clé en main. Mais le musée d’art pour tous les Mauriciens reste toujours une promesse, presque un mensonge, dirais-je.
Le citoyen en moi attend plus de méritocratie, de droits à la nature, à la liberté d’expression, au respect de la démocratie et d’indépendance de nos institutions, et un meilleur vivre-ensemble. Nos politiciens doivent faire preuve d’intégrité pour inspirer droiture et honnêteté à la population. Sur ce plan, je salue l’initiative de l’agence Immedia qui vient de lancer sa deuxième édition du concours de discours sur l’intégrité. Et j’irais plus loin car l’intégrité ne doit pas se limiter aux discours, comme c’est souvent le cas en politique. Elle doit se refléter dans toutes nos actions, notre manière de penser, notre quotidien.
Que pensez-vous des récentes pénuries d’oeufs et de poulet ?
Cette situation est hilarante, et je ne sais pas si nous devons en rire ou pleurer ! En même temps, nous avons eu cette histoire d’un coq et d’un petit coq, suivis d’œufs et de poules. Cela nous a appris deux choses : l’énigme de ce qui est venu en premier, l’œuf ou la poule, est résolue ; maintenant, il est confirmé que l’œuf est venu en premier. Comme l’œuf a disparu, la poule a également disparu. Quant au coq et au petit coq, il est confirmé que c’est “Piti first” et non pas le pays, ou mieux encore, le citoyen “first” !
Cela dit, nous parlons souvent et beaucoup de sécurité alimentaire. Mais que faisons-nous pour parvenir à l’autosuffisance ? Nous détruisons l’environnement, la canne à sucre est remplacée par du béton au lieu de plantes alimentaires. Notre île est entourée par l’océan et nous nous vantons d’avoir une zone marine plus grande que la France et l’Espagne réunies, mais nous importons du poisson d’Islande, du Brésil et d’autres pays ! N’est-ce pas un peu absurde, tout ça ? Comment expliquer tout cela, d’ailleurs ?
Comment se porte notre société, selon vous ?
Notre société est dans un état lamentable ! La criminalité, la violence et la corruption sont devenues monnaie courante. La drogue fait des ravages dans les familles. Le niveau d’éducation a considérablement baissé et l’esprit critique n’existe plus. Combien de nos jeunes et d’universitaires se posent des questions sur ce qui se passe dans le monde ? Combien ont pris l’initiative de dénoncer ce qui se passe à Gaza ? Notre système éducatif les a enfermés dans une boîte et les a formés à devenir des travailleurs automates.
De plus, l’apprentissage en ligne prend de l’ampleur au niveau universitaire, ce que je trouve complètement absurde. Pour moi, l’université n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, mais aussi un espace social où les futurs intellectuels de différentes classes sociales, communautés et religions se rencontrent, se mélangent, discutent, travaillent, jouent et mangent ensemble et forgent des liens qui dureront toute une vie. Les enfermer devant un écran à la maison pour suivre des cours avec des amis virtuels et des professeurs IA, dénués d’expériences émotionnelles, ne fera que produire des individus robotiques. Est-ce là l’avenir que nous voulons créer ? Un monde rempli de robots ?
Et les universitaires, ils ne dénoncent pas ?
Je ne vois malheureusement qu’une liberté d’expression rétrécie. Il y a toutes sortes de règles pour les empêcher de parler, et une fois que vous ouvrez la bouche, vous êtes surveillé de près, et tout sera fait pour vous briser. Dire la vérité est presque un péché, aucun droit de critiquer… Pour beaucoup, c’est la loi du “If you are not with us, you are against us” qui prévaut…
Comment en sommes-nous arrivés à un tel degré de corruption, de violences et de crimes banalisés ?
Notre système éducatif y est certainement pour quelque chose, sans parler de la malhonnêteté généralisée des hommes politiques, de l’argent facile et du sentiment d’impunité. L’infiltration de la politique dans nos institutions et dans toute la sphère de la vie.
Qu’attendez-vous de ceux qui brigueront les suffrages et deviendront les nouveaux députés, ministres et dirigeants de notre pays ?
Pas grand-chose. Mais j’espère que la nouvelle équipe apportera des changements profonds. Il est inacceptable qu’une seule et même personne détienne tant de pouvoir. Il faut permettre aux institutions de fonctionner de manière indépendante pour qu’une démocratie soit vivante. Prenons le simple exemple de la date des élections. Comment est-il possible qu’une seule personne ait le droit de prendre en otage toute une population, de maintenir les gens dans l’ignorance et de rendre difficile la fixation d’une date de mariage, le lancement d’un événement ou d’une entreprise, d’un voyage ou de n’importe quel événement social ?
Retournons à l’artiste pour terminer. Des projets en perspective ?
J’aimerais recréer ma pièce « Earth Cry », mais cette fois-ci en kreol morisien, afin de toucher un public plus large. J’envisage également une exposition présentant uniquement mes œuvres réalisées avec des vêtements pour parler de nos liens en tant qu’humains et de notre lien avec la nature. De plus, je travaille sur un projet secret, mais sa réalisation est incertaine en raison de potentielles contraintes de ressources. Raison pour laquelle ça reste un secret !