«La situation reste préoccupante et semble peu susceptible de s’améliorer dans les années à venir. » C’est ce qu’avance Ivor Tan Yan, négociateur syndical et juriste, autour de la traite d’êtres humains à Maurice. Il dit craindre que « l’institution d’une Task Force au bureau du DPP ne soit un gaspillage de fonds publics. »
l La Journée mondiale de la lutte contre la traite d’êtres humains a lieu chaque année le 30 juillet. Esclavage, exploitation sexuelle, travaux forcés, adoption illégale… Ce fléau demeure-t-il alarmant à Maurice ?
La situation reste préoccupante et semble peu susceptible de s’améliorer dans les années à venir. Le clientélisme politique empêche la méritocratie de s’imposer et favorise l’émigration de la main-d’œuvre mauricienne. Une partie de la classe moyenne s’exile vers des pays comme le Canada, l’Australie, l’Afrique, l’Europe, ou même sur des bateaux de croisière, car il n’y a pas d’opportunités pour eux ici sans le parrainage du pouvoir en place. Avec une superficie limitée de 1,850 km² et une population qui approche bientôt les 1,3 million d’habitants, le favoritisme, la corruption et l’affairisme politique offrent peu de perspectives d’avenir aux Mauriciens dans leur grande majorité. Cette situation engendre un manque de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée sur le marché du travail mauricien. Si l’État interdisait l’emploi de main-d’œuvre étrangère, de nombreux commerces, notamment dans les PME, ne pourraient plus fonctionner. Cela s’applique aussi aux grands groupes mauriciens, au secteur du tourisme, de l’hôtellerie et au textile, qui dépendent de la main-d’œuvre étrangère. Le gouvernement est, donc, contraint d’autoriser l’importation de main-d’œuvre sans avoir mis en place les protections nécessaires pour les droits des travailleurs étrangers. Les conditions d’octroi et de retrait des permis de travail sont très favorables aux recruteurs, car il est crucial de répondre à la demande croissante du marché local. Cela concentre toutes les ressources du ministère des Ressources Humaines et de la Formation (HRDT) sur les aspects liés au recrutement, laissant peu de moyens pour garantir des conditions d’accueil et de travail adéquates pour les étrangers, dont la majorité ne parle pas notre langue. Il est important de saluer le travail remarquable effectué par le Migrant Unit du ministère du Travail, qui intervient rapidement pour compenser les abus, comme dans le cas récent des Sri-Lankais ou des Malgaches. Toutefois, il est regrettable que les responsables de trafic humain ne soient pas traduits en justice et que leur comportement ne puisse être signalé au HRDT, car il n’existe pas encore de mécanisme pour sanctionner ces employeurs indélicats autrement que par une action devant une instance criminelle.
l Le rapport du Département d’État américain sur le trafic humain, publié le 27 juin, souligne que le gouvernement mauricien n’a pas encore atteint les normes minimales pour l’élimination du trafic. Il note, cependant, que des efforts ont été faits, citant « des enquêtes dans plus de cas de trafic, la formation des agents dans divers organismes et l’identification des victimes, dont celles impliquées dans des travaux forcés, entre autres ».
C’est exact. Le rapport commence ainsi : « …Le Bureau du Directeur des Poursuites Publiques (DPP) n’a poursuivi aucun trafiquant présumé en vertu de la loi anti-traite de 2009, ni les tribunaux n’ont condamné de trafiquants. La police n’a pas signalé avoir ouvert d’enquêtes sur des cas potentiels de trafic de main-d’œuvre pour la 2ème année consécutive. Le gouvernement a fourni des services minimaux aux victimes identifiées et n’a pas officiellement identifié de victimes de trafic de main-d’œuvre pour la 3ème année consécutive. Les services de protection disponibles pour les victimes adultes de trafic demeurent insuffisants, et le gouvernement continue de manquer d’approches centrées sur les victimes dans la fourniture d’assistance. Les autorités ont continué à contraindre certaines victimes étrangères adultes à participer aux procédures criminelles en utilisant des menaces de déportation et d’arrestation. La police a régulièrement enquêté sur des cas de trafic potentiel comme d’autres crimes avec des charges de preuve plus faibles, et les procureurs ont souvent poursuivi des infractions mineures avec des peines réduites dans les affaires initialement enquêtées comme des cas de trafic. »
Cela rejoint ce que je disais précédemment. Pour qu’il y ait une prise de conscience concernant le trafic humain, il est nécessaire d’obtenir des condamnations, car actuellement, les employeurs mauriciens ayant recours à la main-d’œuvre étrangère ont l’impression de faire de l’humanitaire. Ils se défendent souvent en disant : « Vous ne savez pas dans quelles conditions ces personnes vivent dans leurs pays d’origine. » En ce qui concerne la formation, un contrôle minutieux du travail effectué par les officiers du passeport et de l’immigration est nécessaire, car ils sont en première ligne. Bien qu’ils aient eu une formation sur le Standard Operating Procedures and Tools for the Identification and Care of Victims of Trafficking in Persons in Mauritius, on peut se demander ce qu’ils en ont réellement retenu. Le problème reste l’absence de prévention et la non-condamnation des auteurs de trafic.
Prenons l’exemple des danseuses malgaches. L’individu accusé d’abus, M. Ahmad Nayamuth, est aujourd’hui en liberté après avoir payé une caution. Il continue son activité comme d’habitude. Les danseuses malgaches n’ont plus le droit de travailler et sont contraintes de rester à Maurice pour voir leur situation reconnue. Je profite de cet article pour demander au ministre du Travail d’accorder à ces danseuses un permis de travail, tel que le prévoit la loi dans de tels cas. (Non-Citizens [Employment Restriction] Act Section 4 para 8 a (iii). Cela montrerait l’engagement du gouvernement dans la lutte contre le trafic humain.
l La maltraitance et les injustices subies par les deux migrants malgaches Jean et Antoine sont-elles révélatrices d’un certain laxisme au niveau judiciaire ? Les présumés bourreaux semblent ne pas avoir été inquiétés ?
Je tiens encore à remercier la Migrant Unit du ministère, qui accomplit un travail remarquable avec une équipe réduite. Cependant, il n’existe pas de mesures pour sanctionner les employeurs indélicats autrement que par une condamnation devant les instances judiciaires criminelle. Actuellement, la loi comporte une anomalie en plaçant la détention d’un permis de travail comme condition pour travailler à Maurice, rendant le travailleur et l’employeur également responsables en l’absence de cette autorisation administrative. Ainsi, ceux qui se retrouvent sans permis parce que leur employeur n’a pas complété les démarches de régularisation sont dans une situation difficile. Ils ont besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille à l’étranger. Ils sont ainsi souvent incapables d’exiger de leur employeur qu’il termine les démarches de régularisation, dans un contexte où ils ne maîtrisent pas toujours notre langue et nos procédures administratives. Cela s’applique également aux étudiants étrangers qui subissent des situations similaires.
l Une Task Force a été mise sur pied au bureau du DPP pour assurer la liaison et une coopération entre les agences judiciaires, dont la police, afin de combattre le trafic humain. Que peut-on attendre concrètement de cette force d’intervention ?
Je crains que cela ne soit qu’un gaspillage de fonds publics. La méthode bureaucratique ne produira jamais de résultats concrets dans la lutte contre le trafic humain. Il est regrettable de constater que Maurice, malgré son progrès moderne, reproduit avec les travailleurs migrants ce que nos ancêtres ont vécu pendant la période post-esclavagiste jusqu’à notre Indépendance. Rappelons que le ministère du Travail s’appelait autrefois le Migrant Office. Les efforts entre hauts fonctionnaires et cadres des institutions ne permettent que de cocher les bonnes cases dans les rapports des organisations internationales qui encadrent et promeuvent la protection des droits des travailleurs migrants. Mais les « Task Force » ne débouchent sur rien de concret, si ce n’est des dépenses d’argent public ou l’absorption de fonds internationaux. Même si les formations sont de qualité, elles ne touchent pas toujours le bon public, notamment les recruteurs eux-mêmes, qui pourraient ainsi prétendre ne pas savoir que retenir le passeport de quelqu’un est illégal.
l Outre le cas des deux migrants malgaches, vous avez aussi mis en lumière le traitement potentiellement subi par des travailleurs étrangers employés par deux compagnies appartenant au magnat des paris Jean Michel Lee Shim.
Encore une fois, c’est un cas où les travailleurs ont fui leur lieu de résidence et de travail. Ils se sont rendus à la police avec un avocat, mais aucune plainte n’a été déposée. La police a indiqué qu’ils seraient placés dans un lieu par leurs soins, mais que les frais seraient à leur charge. Au final, grâce à l’intervention du ministre Callichurn, les employés ont récupérer une partie de l’argent réclamé à leur employeur. Cependant, l’argent dérobé lors de leur agression sur le lieu de travail n’a pu être réclamé car ils n’ont pu faire qu’une mesure préventive à la police et pas de complainte formelle. Cela témoigne de l’inefficacité de la Task Force.
l Au-delà du mauvais traitement des travailleurs étrangers venus de loin, nos voisins de Rodrigues ne sont pas épargnés. Le départ massif des Rodriguais vers Maurice en raison du chômage sur leur île natale est la principale raison qui les pousse à chercher un avenir meilleur ailleurs. Sauf que beaucoup se heurtent à une dure réalité, n’est-ce pas ?
C’est une très bonne question. Pour y répondre, il faut d’abord examiner l’historique de la migration des Rodriguais vers Maurice. Cela a commencé au milieu des années 1990 avec l’arrivée de Rodriguais venus travailler dans le secteur agricole, dans l’industrie du thé. Le déclin de cette industrie a laissé des centaines de Rodriguais sans emploi et, comme ils sont Mauriciens, il n’y avait pas de disposition pour leur retour vers leur île natale. Beaucoup se sont alors retrouvés dans les environs du port, squattant un peu partout, avant de finir à Ti-Rodrigues, maintenant connu sous le nom de « Paul et Virginie ». Ce manque de considération pour des citoyens mauriciens appartenant à une minorité est regrettable, surtout lorsque leurs droits de vote sont reconnus, mais que le droit de vivre dignement leur est toujours nié. Cela reflète des décisions et stratégies politiques d’un autre temps. Il est clair que les Rodriguais ne sont pas mieux traités que les Agaléens.
l Lors d’un live Facebook, mardi, vous avez évoqué la nécessité de créer un mouvement syndical dédié exclusivement aux travailleurs étrangers, tout en exprimant des critiques sévères envers certains syndicalistes qui, selon vous, seraient de mèche avec les patrons véreux. Pouvez-vous préciser vos propos ?
Il existe actuellement des syndicats qui représentent les travailleurs étrangers dans des secteurs tels que la construction et le textile. Pourtant, malgré les ressources financières importantes générées pour ces syndicats, nous découvrons régulièrement des cas de maltraitance et de violence sans que des condamnations pour trafic humain ne suivent. Les syndicats devraient offrir aux travailleurs étrangers des moyens de se défendre face à tout soupçon de trafic humain, qu’ils soient membres ou non. Il s’agit d’une question humanitaire. Les syndicats devraient également proposer des formations pour apprendre la langue créole et les droits aux travailleurs étrangers. Il y a aujourd’hui plus de 40,000 travailleurs étrangers à Maurice, représentant presque 10% de la main-d’œuvre, et les syndicats semblent très timides sur cette question, ce que je leur reproche.
l La General Workers Federation (GWF) a critiqué la décision du gouvernement d’autoriser le recrutement d’une main-d’œuvre 100% étrangère dans certaines entreprises. Selon son représentant Ashok Subron, cette loi ouvre la porte au trafic humain. Partagez-vous ce constat ?
Je ne pense pas que le problème soit le recrutement d’une main-d’œuvre 100% étrangère. Le problème réside dans les conditions de travail de ces travailleurs et le manque de contrôle sur leurs conditions d’hébergement, surtout dans les petites structures. Comme je l’ai dit plus tôt, nous manquons de main-d’œuvre à Maurice et il est inévitable que nous devions en importer. Cependant, nous devons garder en mémoire la souffrance de nos ancêtres et refuser de considérer comme une fatalité que le manque de main-d’œuvre conduira à une augmentation du trafic humain à Maurice.
Propos recueillis par
ANDY SERVIABLE